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FLORIDUM MARE................................

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13 avril 2024

SUPREMA MATRIX COATLICUE

 

Serpents miroirs aux double crocs
Regard de coquillage aux orbites creux
Croisillons d’écailles en jupe et ceinture
Les paumes ouvertes, les coeurs palpitants
Tonantzin o Ilamatecuhtli notre mère
Ton sang nourrit le soleil et la terre
Ton ventre est la grotte primordiale
Pour le colibri gaucher, faiseur de lune
Huitzilochtli le guerrier bleu.

 

 

Mexico.
Travail colossal en ce jour du 13 août 1790, un gros bloc de rocher empêche le terrassement de la nouvelle place voulue par le Vice roi d’Espagne.
 Les ouvriers n’en peuvent plus de remuer la terre chargée de cailloux, il faut maintenant détourer et accrocher au palan ce bloc énorme qui semble bien rugueux. Ils n’ont pas creusé profondément mais le nivellement de la place demande par endroit, là où il y a des canaux enterrés, de déblayer.
Ainsi à une faible profondeur, 1m 5o au plus, les pioches s’arrêtent sur cet énorme rocher. La dynamite minière n’existe pas encore …La terre est sèche et les blocs qui se désagrègent laissent apparaitre des mains et des croisillons …Une sculpture !  
Étonnement et consternation, les autorités sont prévenues.  Sans ralentir outre mesure les travaux, il est décidé de sortir ce rocher. Il n’est pas spécifié par une quelconque description si le bloc de 2 m 50 de long, d’1m 60 de large, d’1m 50 d’épaisseur fut sorti à la verticale ou à l’horizontale puis finalement posé ainsi.
Pesant 12  tonnes ( ou peut être 24 tonnes ? les fiches divergent), cette pierre volcanique du nom d' Andésite, magma calco-alcalin, très courante dans les Andes, fut hissée, tirée, tractée hors du chantier.
Débarrassée de la terre qui l’enserrait, la sculpture se montra en parfaite état.
Les indiens et métis présents lors de ces travaux reconnaissaient les premiers symboles visibles, les serpents entrelacés, les têtes avec dents crochues.
L’effet de ce mastodonte était évidemment très dérangeant en cette fin de XVIIIe siècle. La sculpture semble non seulement étrange mais effroyable car les serpents entrelacés ainsi que le collier de mains coupées et la tête de mort centrale font peur. Monstre ou démon, l’incompréhension est totale.
 Sauf pour le scientifique Antonio de Leon y Gama, qui décide le Vice Roi Revillagigedo de la faire transporter à l’Université Royale et Pontificale pour rejoindre la galerie des sculptures.

Cette galerie était constituée par une collection de reproduction de sculptures gréco-romaines, donnée par le Roi Charles III; le contraste fut violent. Les graciles figures aux canons de Phidias ou Praxitèle font faces au bloc cubique lourd et brutal de la nouvelle statue ornée de serpents et de têtes de mort. Les dominicains qui occupent l’université sont consternés. Si la beauté est fille du divin, la laideur est proche du maléfique. Une idole satanique au milieu de l’université pontificale!

 

Suprema Matrix
 

La tête de la sculpture consiste en deux grosses tête de serpents face à face, visibles recto verso. Les mains sont aussi des têtes de serpents…le pagne est aussi un entrelacs de serpents ..le ceinture est aussi un serpent noué avec comme grelot infernal, un crâne sur le devant et sur l’arrière!

Personne dans le collège pontifical ne sait réellement ce que représente cet énorme bloc sculpté. Mais les indiens regardent. Ils savent, ils ont reconnu un dieu, une déesse car sa poitrine est visible derrière le collier de mains tranchées alternées avec ce qui s’apparente à de grosses figues de barbarie appelées le nahuatl de nopal, issu du Cactus du même nom. Mais eux savent que cela représente des coeurs humains, ils ont gardés la mémoire des dons anciens... Déesse de la terre et du ciel, de l’infra monde d’où on l’a libérée.

Les offrandes nocturnes commence à entourer la statue et cela exaspèrent au plus haut point les dominicains qui pour cesser ce scandale décident de ré-enterrer la statue dans une des allées annexes de l’université. Elle n’est qu’à 50 cm de profondeur mais elle est ainsi soustraite aux regards. Personne ne connait son nom encore et le silence retombe sur elle. Elle ravivait les croyances anciennes, elle offensait la vision du beau dira plus tard Octavio Paz.

Quatorze ans plus tard, en 1804, une demande incongrue appuyée par l’évêque de Monterrey émane d’un grand savant allemand, Alexander von Humboldt, de passage à Mexico. Il demande l’exhumation du monument pour étude.
Humboldt est un naturaliste extrêmement éclectique qui effectue un voyage scientifique aux Amériques durant cinq ans.  Allant des confins des Andes jusqu’à Washington, il veut tout voir, tout étudier. Les Dominicains ne peuvent que s’exécuter. La statue déterrée est abondamment décrite et commentée dans ses écrits.

« Humboldt a joué un rôle important dans la redécouverte d’une statue mexicaine de grande valeur, qu’il étudie, dans ses Vues des Cordillères... comme une « Idole colossale, téotetl ou pierre divine des Mexicains ». (….) Grâce à cette deuxième exhumation, Humboldt peut alors décrire cette monstrueuse idole. Il s’aide des avis du chevalier Boturini et de León y Gama, et il suppose, tout comme eux, qu’il s’agit de la statue de Huitzilopochtli, ou bien de Tlacahuepancuexcotzin et de sa femme Teoyamiqui. Il en donne le nom actuel, en mentionnant que les Mexicains désignaient ce genre de statues, où les pieds et les bras sont cachés sous une draperie entourée d’énormes serpents, sous le nom de cohuatlicuye, vêtement de serpent ».
MINGUET, Charles. Alexandre de Humboldt : Historien et géographe de l'Amérique espagnole (1799-1804). Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de l’IHEAL, 1969

Après le départ du naturaliste, que faire de ce monstre qui encombre le couloir de la faculté ? Il n’y a d’autre solution que de l’enterrer à nouveau, ce qui fut fait prestement.
En 1823 une autre demande d’exhumation est faite par William Bullock, antiquaire et naturaliste anglais, qui avait le projet de faire des copies d’oeuvres mexicaines pour une grande exposition à Londres. Il souhaite réaliser des moulages sur les trois grandes découvertes de 1790 . La statue est de nouveau sortie de terre puis le temps du moulage effectué, elle est à nouveau enterrée. L’exposition «  Ancient Mexico » aura lieu à l’Egyptien Hall de Londres en 1824.

Vue de l'exposition: La pierre du soleil au centre, Coatlicue est à droite devant la Pierre de Tizoc, le Serpent à gauche semble lui bien fantaisiste.


La statue commence à être connue et les Dominicains ne peuvent décemment plus la laisser hors des regards. La création du Musée National Mexicain en 1825 permettra sa dernière exhumation. Elle est très visitée et commentée. Le rapport de taille entre les humains et la déesse est explicite sur la photographie  du dramaturge espagnol Gregorio Martinez Sierra avec une amie devant la Coatlicue en 1930.  Alfredo Chavero,  pionnier des études pré-hispanique mexicaines fut le premier à reconnaitre la déesse à la jupe de serpent comme étant la déesse Coatlicue, la déesse mère, la Tonanzin qui est mère des dieux et des hommes, des astres et des fourmis, du maïs et de l'agave comme la décrite Octavio Paz. Elle est aussi celle qui mange la vie, se nourrit des cadavres. Elle dévore les fautes que l'on expie par un jeûne de quatre jours et des scarifications rituelles exécutés devant son effigie. Elle est déesse de la fertilité comme de la mort. Elle porte une jupe de serpent noués dont les têtes et cascabelles ( anneaux de la queue) sont finement sculptés.

G. Martinez Sierra 1930

Le codex de Florence de Bernadino de Sahagùn relate la naissance du dieu tutélaire des Mexicas, Huitzilopochtli.

Dans la Région de Tula près de la montagne de Coatepec, ce qui veut dire la montagne aux serpents, vivait Coatlicue ( Celle qui a une jupe de serpent). Elle était la mère de quatre cents fils, les Centzonuitznahua, ( 400 méridionaux) et d’une fille Coyolxauhqui ( Celle qui des grelots peints sur les joues). En balayant près de la montagne du serpent ..(Certain dise le temple ..) pour faire pénitence, une boule de plumes blanches tomba devant elle. Coatlicue la cacha dans son vêtement. Lorsqu’elle voulu la prendre, elle ne la trouva plus mais su qu’elle était enceinte.
Sa fille furieuse de la voir enceinte exhorta ses frères à la tuer leur mère car elle les avait déshonoré. Terrifiée, Coatlicue se réfugia au sommet de mont Coatepec. Alors que les Centzonuitznahua commandé par Coyolxauhqui revêtaient leurs parures de guerre prêt à la poursuivre, le fils que portait Coatlicue lui parla et la rassura. C’était Huitzilopochtli, le guerrier colibri, dieu du soleil et de la guerre. Un des Uitznahua trahit ses frère et le renseigna sur le moment de l’attaque. Lorsque en haut de la montagne Coatlicue fut attaquée par ses enfants, le jeune guerrier Huitzilopotchli naquit tout armé, avec à son pied gauche une sandale de plumes, il brandit son xiuhcoalt, le serpent de turquoise très coupant et décapita sa soeur Coyolxauhqui, puis jeta son corps en bas de la montagne qui se démembra. Puis se tournant vers ses frères il les massacra, seul quelques uns purent s’enfuir vers le sud, d’où leur appellation de méridionaux.


Avant la description de la statue de Coatlicue et d'évoquer sa fonction, sa position et sa destination; il convient d’évoquer le disque représentant sa fille, Coyolxauhqui.

Une pierre large de plus de 3 mètres et pesant 8 tonnes, fut découverte en 1978 dans une rue près du zocalo, la grande place centrale. Cette découverte, appelée le "disque de Coyolxauhqui" donna le coup d’envoi du grand programme actuel de fouilles du Temple Mayor.
La représentation de la déesse dont la tête tranchée donnera la lune, est très explicite. La déesse montre sa tête, ses bras et ses jambes coupés en laissant apparaitre les rondeurs cartilagineuses des os. Elle porte le cache sexe des guerriers, le maxtlal, un serpent bicéphale noué avec un crâne dans le dos. Ses membres sont ornés de serpent noués, de genouillères et coudières en forme de masque de Tlaloc. Les talons sont aussi ornés de la même manière. La coiffe de plume avec une mèche sortante est aussi un attribut guerrier. Une peinture faciale en bande horizontale passe sous ses yeux et retombe sur les joues avec des grelots. Le disque zemble avoir été trouvé en place car le bas des grands escaliers du temple ont été excavés peu après et à très peu de distance. Le disque devait sans doute recevoir les corps démembrés des sacrifiés jetés en bas des marches. i

 

Coyolxauhqui - Mexico, museo nacional de Antropologia

 

Le disque Coyolxauhqui pourrait être plus effrayant car il est assez réaliste, mais la pose est élégante et l’occupation du cercle est très harmonieuse. La sculpture fut exécutée avec beaucoup de maitrise.

L’énorme masse de la Coatlicue  de 12 ou 24 tonnes, les avis divergent sur ce point, présente, nous l’avons dit, un côté effrayant. Ce n’est pas par la représentation en elle même de serpents et de crânes. Mais si la statue monumentale d’andésite est impressionnante, c'est bien par sa forme « brutaliste ».

Bloc hiératique et écrasant, la puissance des formes créé le malaise. L’oeil reconnait une statue mais la tête est incompréhensible, la vision de profil est aussi peu discernable, où sont les mains? Puis le dos est aussi terrifiant avec cette tête de mort à mis hauteur alors que les serpents du haut semblent les mêmes que ceux de face.. Depuis les premières sidérations, de nombreuses descriptions et relations furent effectués pour déterminer ce que représentait cette statue. Peu de temps après sa découverte Antonio  Léon y Gama pensa identifier l’entité Teyoamique ( L’âme des guerriers morts durant les batailles) associé au Dieu de la guerre Huitzilopochtli, représenté en déesse de la terre. Mais ayant une jupe de serpent, il était naturel de la regarder comme la déesse Coatlicue.

 

Vue de Face

 

Vue de Côté

 

 

Vue arrière

En détaillant les différentes parties sculptées et même très finement sculptées comme la peau des serpents entrelacées, les chercheurs ont reconnu bon nombre d’attributs que l’on peut expliciter et détailler. Un corps de femme avec poitrine tombante est visible derrière le collier et la jupe.

La poitrine tombante est associée dans les chroniques aux nombreuses maternités.
Voilà le détail qui nous indique un personnage féminin. La tête et les mains sont remplacés par des têtes de gros serpents. La tête forme deux serpents face à face visible recto verso. Ils sont sculpté d’une manière extrêmement détaillés, la tête posée sur leur corps armés comme le font les crotales à anneaux (Rattlesnake ) Leurs têtes et corps sont enserrés dans des anneaux comme souvent dans les représentations de serpent mexica. Il pourrait s’agir d’anneaux de jade. Les crocs sont doubles et proéminents. La langue bifide, large et plate, est recourbée comme les crocs et joue avec le recto et verso. Les deux langues n'ont font qu'une de face. Les mains sont aussi remplacées par des têtes de serpent avec même crocs et langues. La base du cou comporte une série de petits disques plats que l’on peut interpréter comme une convention pour les têtes ou membres tranchés. La tête et les membres coupés de la Coyolxauhqui présentent aussi cette sorte de pointillé. Les serpents sont utilisés dans différentes représentations des codex comme des flots de sang sortant des orifices.

Les jambes très lourdes de la statue sont des pattes énormes pourvues de griffes comme celle du jaguar, un serpent à crocs sors de l'entre-jambe sous la jupe, devant et derrière. Autour des grosses griffes ainsi que sur les bras, on trouve représenté des yeux, gravés en incisions, appelés les « yeux de mort » ( death eyes). Ils sont très souvent présents comme de petits détails à découvrir sur nombre de représentation de dieux et déesses. Leurs significations ne semblent pas clairement établies. Les bras sont repliés, prêts à la prise en une attitude d’attaque ou de défense. Des anneaux entourent les jambes et les bras, cela ressemble à des parures de bracelets de cuivre.
Les détails sculptés montrent une constante avec certaines représentations des codex. Nous reconnaissons les bracelets poignets à bande papier, les crocs du Dieu Tlaloc sur les épaules et les coudes, les coquillages, les plumes…
La jupe est tenue par une ceinture qui retient un large pagne à l’arrière. La jupe est tressée avec des crotales à anneaux dont la queue munie de cascabelle ( anneaux durs qui sonnent) ressemble au maïs tressé ligaturé par deux serpents du large pagne arrière. La peau des serpent est très finement travaillée en filet résille. La ceinture retenant la jupe et le pagne arrière est constituée de deux serpents noués ( ou serpent à deux têtes?). Sur chaque face un crâne humain aux orbites comblés fait office de boucle. Il est a noter que sur le maxtlal, la ceinture des guerriers, il y avait noué à l’arrière un crâne.(cf Coyolxauhqui)


Un large collier descend sur la poitrine dénudée. cette parure a beaucoup frappée le spectateur car elle est aisément reconnaissable comme étant une alternance de mains tranchées ( 4 mains devant, deux derrière) et de coeurs humains dont la représentation est connue car elle dérive de la figue Opuntia Ficus Indica, bien rouge, qui rappelle par association la cardiectomie sacrificielle effectuée en haut des temples décrite par Cortès et Bernal Diaz. La tête de mort sur la face pourrait faire partie du collier car deux mains descendent sur la jupe et encadrent parfaitement la calotte crânienne.
Comment interpréter cette complexité de détails? Rien n’a été taillé par hasard, sans signification. Chaque élément parle. La statue avait une fonction; un discours muet mais compréhensible pour beaucoup et remplissait une symbolique sacrée. Il en est pour preuve la gravure présente sous la statue. Une représentation gravée qui prend l’essentiel de l’espace sous les pieds de la statue. Invisible au monde, elle a une fonction sacrée très forte puisqu’elle repose sur le sol et qu’il s’agit de la bien connue figure du dieu /déesse de la terre Tlaltecuhtli dont les genoux et les coudes sont ligaturés de crânes humains. Tlaltecuhtli, est une entité soit mâle soit femelle, elle est dite dévoreuse de vie, elle mange les cadavres et régénère la vie, il entre en contact avec l’infra monde et les forces du sous sol. Il n’y a pas de temple connu qui lui soit dédié, en revanche son effigie est très courante. En 2006 le plus gros monolithe excavé à Mexico (12 tonnes) représentait Tlaltecuhtli. Il est a noter que l’on pas encore trouvé une seule statue de Huitzilopotchli dans l’enceinte du templo Mayor qui lui est dédié alors qu’une quarantaine de Tlaltecuhtli ont été identifiée!

 

Relief sous les pieds de la Coatlicue. Représentation de Tlaltecuhtli avec date dans sa coiffe.

 

Différentes interprétations


La statue n’est pas muette, elle comporte deux dates gravées dans un cartouche. La première « 12  Acalt »(12 roseau ) est située à l’arrière de la « déesse » sur l’épaule, l’autre au dessous du socle dans la coiffe de la représentation de Tlaltecuhtli « 1 Tochtli » (1 lapin ).  Ces dates sont pour les chercheurs, commémoratives d’événement liés certainement avec la représentation sacrée sculptée. Pour expliquer cela, il faut se pencher sur le calendrier mexica qui est très élaboré. Pour une approche superficielle mais suffisante retenons qu’ils comptaient le temps en utilisant deux formes de calendrier parallèle, le Xiuitl, (ou Xuihpohualli), solaire et le Tonalpohualli, divinatoire et rituel.
 Le premier se compte en 18 mois de 20 jours avec 5 jours supplémentaires pour arriver à 365 jours,  les mois (cempohuallapohualli) avaient un nom associé à la divinité à laquelle ils rendaient hommage pendant 20 jours. Le second est une combinaison entre 20 signes (nom des jours mais aussi nom de période) et 13 chiffres qui se combinent par séries de treize numéros par signes pour une fois toutes les combinaisons effectuées repartir à zéro soit après 260 jours. Les combinaisons des deux calendriers s’accordent tous les 52 ans, ce qui constitue une période close. L’année solaire est nommée par le numéro/signe du jour du calendrier rituel qui la commence. La concordance avec le calendrier occidental est assez difficile car les cités avaient un point de départ du calendrier différentes les unes des autres même si elles utilisaient le même système.
Les deux dates inscrites sur la « Coatlicue », 12 Acalt et 1 Tochtli se retrouvent sur un fragment de statue qui semble être assez comparable celle qui nous occupe.

Yolotlicue Mexico, museo nacional de Antropologia


 Ce monolithe brisé dont seule la partie torse et base subsiste est appelée la « Yolotlicue » ( Celle à la jupe de coeurs). Cette statue extrêmement endommagée fut trouvée en 1933 près de la façade ouest du Templo Mayor, elle ressemble en bien des points stylistiques et iconographiques à la Coatlicue sinon qu’au lieu de serpents tressés sa jupe est faite de coeurs humains alignés.
Elle montre les mêmes dispositions de bras repliés et la base de sa tête par de précieux indices indique la naissance de deux gros serpents. Voilà une indication majeure qui permet de regarder les deux statues comme très comparables. Celle que l’on a considérée comme un unicum, serait donc la seule intacte d’une paire?
 L’étude de gros fragments détenus par le musée anthropologique permit aussi de rattacher à une autre (ou à plusieurs autres) statues comparables en taille et au style de la Coatlicue et la Yolotlicue. Les chercheurs en ont conclu que plusieurs monolithes avaient été érigés autour de l’esplanade du templo Mayor. Ces statues colossales avaient certainement une fonction protectrice, évocatrice, didactique, symbolique mais bien sur aussi sacrée. Les dates gravées ont donné lieu à plusieurs interprétations. Les dates pourraient chacune faire référence à des événements dramatiques comme une invasion de criquets dévastateurs de culture dont un codex décrit l’existence en l’année 12 Acalt, ce qui correspond à  la date de 1480/1481. Les annales de Quauhtitlan cités par la chercheuse Elisabeth Boone mentionnent 12 Acalt comme étant l’année de la création et de la destruction des quatre ères solaires qui précède la création du cinquième et actuel soleil. Le professeur C.F. Klein de UCLA, nous oriente vers une lecture d’un mythe peu évoqué qui n’a jamais été rattaché à la statue. Celle des « femmes primordiales » qui se sont offertes en sacrifice pour donner naissance et fournir de « l’énergie » au nouveau soleil. Ce mythe est raconté avec des variantes dans plusieurs chroniques dont « L’Histoire anonyme des Mexicains par ses peintures » une source très proche de la conquête coloniale, qui mentionne la création de cinq femmes féroces pour « nourrir » le soleil ou la "Leyenda de Los Soles" qui raconte que le soleil étant devenu immobile, ce n’est que par le sacrifice collectif de cinq dieux que le nouveau soleil à pu reprendre sa course.
Les femmes étaient désignées par leur jupe/pagne caractéristique et c’est là que les fragments de statues sur lesquels des jupes sont clairement comparables à celles de la Coatlicue et de la Yolotlicue oriente les chercheurs vers une nouvelle explication, une nouvelle interprétation de la statue colossale intacte. Le mythe de la naissance de Huitzilipotchli, indique que le dieu de la guerre, le guerrier colibri est né tout armé en haut de la montagne de Coatepec pour sauver sa mère qui allait être tuée par ses frères dirigés par sa soeur Coyolxauhqui. Il sauva donc sa mère et décapita sa soeur qui est représentée ainsi . Il n’y a aucune mention d’une décapitation de la Coatlicue dans ce mythe et donc d’explications à la symbolique des serpents figurant le sang d’une décollation. Il y a confusion et association avec la jupe proprement dit. Cela est d’autant plus probant qu’il existe deux autres représentations identifiées de la Coatlicue qui ont bien la tête sur les épaules. La coatlicue de Coxcatlan et celle dite « du métro » car découverte en creusant le métro en 1967 .

Coatlicue de Coxcatlan -  Mexico, museo nacional de Antropologia

 

Ces deux représentations de taille plus modestes et bien différentes ( une est debout l’autre accroupie) présentent bien une jupe tressée de serpents mais aussi les autres caractéristiques comme les yeux de mort, les griffes des pieds, les bracelets de cuivre, les coquillage, le tablier arrière, la ceinture tenue par la tête de mort dorsale. Seule la Coatlicue du métro possède un collier de mains et de coeurs mais sans le crâne central. Elles ne sont pas décapitées. Leurs attributs les mets en relation avec Mitlantecuhlti ( Dieu des morts et de la terre) qui est d’ailleurs représenté en cartouche sous le socle .

Coatlicue del metro Photo E. Boone


Le mythe des femmes primordiales sacrifiées pour le soleil induit une représentation de femmes avec leurs attributs jupes qui les déterminent alliées avec la symbolique du serpent comme figuration sanguine remplaçant la tête et les mains. Le sang des sacrifiés régénérant le soleil qui est une justification des offrandes traditionnelles par cardiectomie.
Un certain nombre d’autres entités divines comme Mitlantecuhlti ( Dieu des morts et de la terre)  Ciluacoatl ( déesse serpent ancienne déesse de la fertilité ) Cihuapipiltin ( les princesses, déesses des femmes mortes en couche) montrent une série d’attributs comparables, ne serait ce que le collier de mains et de coeurs sur une petite statue de Ciluacoatl pointée par le professeur Boone.

 

La Coatlicue parmi les fragments

 

Cette nouvelle orientation d’une lecture du monolithe dite de la Coatlicue nous amène, sans rentrer plus avant dans les nombreuses explications, rapprochements et raisonnements qui permettent à ses deux éminentes spécialistes que sont les professeurs Boone et Klein une nouvelle approche convaincante; à synthétiser et conclure. L’esplanade du Templo Mayor comportait donc plusieurs représentations de déesses colossales à jupes particulières. Détruites, concassées, réemployées dans les nouvelles constructions de 1521. Une à été jetée intacte dans un canal puis le tout a été comblé lors de l’édification de la nouvelle capitale sur les base du templo Mayor rasé.
Ces déesses sacrifiées sont, pour Cécilia Klein et Elizabet Boone à rapprocher des Tzitzimitls, ces démons qui menaçaient pendant les cinq jours supplémentaires du calendrier, de descendre sur terre pour dévorer les humains. Leur attributs les rapprochent. Visage en squelette sans chair, mains et pieds avec griffes, cheveux ébouriffés avec des ornements sacrificiels, visages avec crocs ( masques de Tlaloc?) aux coudes et genoux, représentation d’oeil de mort sur les pieds et les mains. Les Tzitzimitls sont sur les codex Magliabechiano et Tudela représentées avec des colliers de mains et de coeurs.

 

Tzitzimitl avec collier de mains et coeurs et serpent.  Codex Magliabechiano

 

Une représentation montre également un serpent sortant entre les jambes crochues sous le pagne.. les Tzitzimitls sont dans bon nombre de chroniques ( Sahagun, Historia de Los Mexicanos par sus pinteras) et de codex (Magliabechiano, Tudela Rios, Telleriano Remesis) associés à différentes occurences de dieux et démons ainsi qu’aux âmes des guerriers, ils sont le plus souvent consignés au pluriel et agissent en groupe.  Le chroniqueur métis Alvarodo Tezozomoc qui relate les différents aménagements du Templo mayor sous l’empereur Tizoc, décrit l’installation d’une série de larges et massives sculptures de Tzitzimitls autour de l’esplanade du sanctuaire d’Huizilipochtli. Il apparait que les Tzitzimitls auraient donc dévorés les humains à la fin du quatrième soleil ce qui pourrait être lié à la date 12 Acalt sur les deux statues ( Coatilcue et Yolotlicue) et que la série de ces démons destructeurs serait présente comme menace potentielles pour le cinquième soleil ( nouvelle ère) et confirmerait le pouvoir d’Huitzilipochtli qui aurait vaincus ces démons en leur tranchant la tête et les membres comme il le fit pour sa soeur Coyolxauhqui.
Notre statue colossale censée représenter Coatlicue ferait donc partie d’un ensemble de déesses, de femmes féroces, associant par un compliqué syncrétisme nombre d'entités supranaturelles.
Femmes puissantes et potentiellement maléfiques qui selon la professeur Boone auraient été défaites ou contenu par la puissance victorieuse du dieu Huitzilipôchtli, dieu de la guerre, protecteur du soleil.

Cette Interprétation n’est pas celle de Cecilia Klein qui, si elle considère également la « Coatlicue » comme appartenant aux Tzitzimitls, ne souscrit pas à la thèse du combat victorieux du dieu Huitzilipochtli contre les Tzitzimitls. Rien ne permet d’affirmer cela dit-elle. Les arguments et liaisons entre commentaires et chroniques, étude iconographiques sont nombreux. La professeur Klein s’appuyant sur les annales de Quahtitlan décrit les déesses comme auto sacrifiées pour la remise en marche du soleil et ne voit aucune hostilité de la part d’Huizilipochtli, plutôt une collaboration avec elles pour la victoire du cinquième soleil. Elle remarque l’ambivalence de certain texte concernant le rôle purement maléfique des Tzitzimitls. On pouvait explique-t-elle, leur demander d’intercesser en faveur des malades et l’on célébrait leur puissance. Leur sacrifice pour le soleil était loué comme une action bénéfique. Un sacrifice volontaire pour que les Mexica puissent avoir les bénéfices du cinquième soleil, amenant les saisons donc les récoltes et les bienfaits associés.

Une série de plusieurs statues colossales entourait donc le templo Mayor. Leur nombre n’est pas déterminé, quatre ? Six? Pas plus que leur position exacte. Étaient-t-elles sur l’esplanade du temple ou à la base des escaliers aux angles de la place faisant face au sanctuaire double ?  Les hypothèses des chercheurs s’affinent néanmoins , la connaissance et la compréhension des Mexica progresse indéniablement bien que les questions soient encore plus nombreuses que les réponses.
 Les fouilles du Templo Mayor continuent, l'histoire n'est pas fini d'être écrite.

Lien : Godscollection

 

L’exposition actuelle  « Mexica - Des dons et des Dieux au Templo Mayor» au musée quai Branly-Jacques Chirac ( Avril - septembre 2024) s’intéresse plus particulièrement aux offrandes et constitue un excellent éclairage sur des pratiques extrêmement importantes dans la cosmovision des Mexica puis par projection porte un regard sur les réminiscences actuelles de pratique votive mexicaine. 

La jeune fille en costume de princesse aztèque qui est apparue sur la montagne de Teypeyac en 1531 n’a-t-elle pas reprise pour son compte des pratiques bien antérieures et maintenant heureusement plus douces qui perdurent?

 

La visite de Tenochtitlan "par avion" est possible aujourd’hui grâce au travail absolument inouï de Thomas Kole.
La visite de son site thomaskole.nl est une expérience à faire …le déroulé du paysage ancien puis actuel sur une même vue avec balayage est fantastique !

 

Les cités jumelles
Thomas Kole 2023

 

Vues des cités jumelles de Tenochtitlan et Tlatlelolco sur le grand bassin. Les montagnes sont toujours là, les volcans Popocatepetl et Iztaccihuatl. La corrélation symbolique des temples chaulés et des neiges des sommets est frappante. Le bassin à plus de deux mille mètres au dessus du niveau de la mer fut drainé, vidés, les canaux intérieurs comblés pour devenir des rues.
Mexico supplanta l’ile des Mexica.

 

La grande chaussée décrite par Bernal Diaz del Castillo. Thomas Kole 2023

 

«  Nous marchions par la chaussée, qui est d'une largeur de huit pas et tellement en ligne droite sur Mexico qu'on ne la voit dévier de nulle part. Malgré sa largeur, elle était absolument couverte de gens qui sortait de Mexico et d'autres qui y revenaient dans un continuel mouvement qui avait pour but de voir nos personnes. La foule était telle qu’il nous devenait impossible de garder nos rangs. D’autre part, les tours, les temples, les embarcations de la lagune tout était plein de monde. Nous n’en devons pas être surpris, puisque jamais les habitants du pays n'avait vu ni chevaux ni homme comme nous. Quant à nous, en présence de cet admirable spectacle, nous ne savions que dire, sinon nous demander si tout ce que nous voyons était la réalité; d’une part en effet, il y avait de grandes villes et sur terre et sur la lagune, tout était plein d'embarcations, la chaussée coupée de distance en distance par des tranchées que des ponts recouvraient; devant nous s’étalait la grande capitale de Mexico… »
 

Bernal Diaz del Castillo  LXXXVIII Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne

 

 

 

 

Bibliographie : publications et ref numériques 

Cecilia F. Klein- UCLA

A new interpretation of the Aztzc statue called Coatlicue, " Snakes -her-skirt"Etnohistory April 2008

Daniel Lévine  Archéologue / Musée de l'homme Mission templo Mayor

- Le grand Temple de Mexico Du mythe à la Réalité   Préface Matos Moctezuma  Ed. Artcom' 1997

- Les sanctuaires préhispaniques : une géographie du sacré  /Persée.fr  2013 /compte rendu de l'Académie des inscriptions et Belles Lettres.

Elisabeth  h. Boone : Austin University,Texas

- The "Coatlicues" at the templo Mayor.  Ancient mesoamerica 1999 Cambridge University Press/ jstor.org

Pierre Ragon: Centre d'Études mexicaines et Centre-américaines Mexico Paris Nanterre

- Le templo Mayor de la ville de Mexico -Open edition  Encyclopedie des Historiographies/ INALCO Kouamé,Meyer,Viguier. 2020

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

10 mars 2024

SOSHUN ou Printemps Précoce

 
 Chikage Awashima dans "Soshun" 1956


Les films de Yasujirö Ozu, décédé en 1963, ne furent diffusés en France qu’en 1978. Ce qui peut paraitre extrêmement étonnant pour un cinéaste qui réalisa de nombreux films dès 1927. En effet l’Europe n’avait les yeux tournés que vers les grands Mizoguchi ou Kurosawa.  Ozu était lui, considéré comme un réalisateur trop japonais de petits films lents et peu spectaculaires.

Films muets, films parlants en profonds noir et blanc puis en couleurs lumineuses à partir de 1958, sa filmographie la plus connue se situe aujourd’hui pour la période d’après-guerre, plus particulièrement à partir de 1950.
Il tourne à partir de 1958, en format 35 mm, en utilisant enfin la couleur. Les ambiances colorées, douces et contrastées ressemblent avec bonheur aux couleurs des films d’Hitchcock.  

Maintenant le cinéma d’Ozu est bien connu en Europe, deux films sont déclarés unanimement comme ses « chefs d’oeuvres »:  Le « Voyage à Tokyo »( Tokyo monogatari) noir et blanc réalisé en 1953  et son dernier film le « Gout du saké » ( Sanma No Aji ) en couleur en 1962, . Ozu meurt l'année suivante d’un cancer à 60 ans.

Juste après le Voyage à Tokyo, il réalise « Soshun » traduit en anglais par « Early spring » et en français par « Printemps précoce ». Il est étonnant que ce film de plus de deux heures ne soit pas considéré aussi comme un de ses chefs d’oeuvres car à partir d’un scénario si simple, il nous livre une pure merveille de réalisation où la beauté des images n’a rien à envier aux propos profonds.
Ce film est une longue réflexion sur l’adultère, l’amour, la famille, la société, le temps avec sa fugacité et sa pérennité. Je ne vais pas ici reprendre les différentes et nombreuses critiques du films qui existent. Sa première sortie en France eu lieu le 8 juillet 1992 lors de la rétrospective Ozu au Max Linder à Paris, puis une version restaurée fut diffusée en 2018.
Il n’est pas dans notre propos non plus de raconter le film à ceux qui ne l’auraient pas encore vu.
 Ils liront avec intérêt les descriptions éclairantes et les réflexions pertinentes sur les différentes strates constituant le film, sur les sites du cinéclub de Caen (cineclubdecaen.com) et de Dvd Classik ( dvdclassik.com) ou même sur l’amusant site Je m’attarde (je-mattarde.com ).
 Nous ne nous occuperons ici que des rapports entre les protagonistes et de l’habitat.

Les personnages en mouvement:

Il est fascinant de retrouver les mêmes acteurs de films en films comme chez Igmar Bergman.. Il travaille en compagnie de fidèles bien que son actrice préférée Setsuko Hara ne figure pas dans celui ci.
 Wim Wenders disait « Si notre siècle donnait encore sa place au sacré, s’il devait s’élever un sanctuaire du cinéma, j’y mettrais pour ma part l’œuvre du metteur en scène japonais Yasujiro Ozu… » Il faut adhérer à son univers si subtil et ténu, ses plans fixes où seul le temps passe.
La caméra au sol avec un angle de vue très bas par rapport aux intérieurs, le fameux plan "tatami" comme le dit le critique Michel Chion dans son article de l’Encyclopédie Universalis sur Ozu «  Légère contre plongée », raccord de regards à 180°, absences de mouvements de caméra ou de zooms, présence au début de certaines scènes de plans vides de personnages ( un immeuble, une montagne, une ruelle ciel), pas de fondus enchaînés…. » lorsque la magie opère, on ne peut, comme avec les films de Bergman, que tous les regarder l’un après l’autre, et se retrouvant dans une poésie apprivoisée, s’en délecter.  

 L’irruption d’une modernité américaine dans la société traditionnelle, la transformation de la famille japonaise, le conflit des générations, le monde de l’entreprise créant le statut de l’employé de bureau, l’alcool et l ‘amitié, la condition féminine, sont les sujets de prédilection d’Ozu. Sujets que l’on retrouve très présents dans les deux heures et plus de Printemps Précoce. La particularité de ce film réside dans le sujet choisi qui avec pudeur et toujours avec des plans épurés traite d’un sujet que le réalisateur n’avait pas approché auparavant avec autant d’acuité, l’adultère.


L’adultère est un des drames les plus rebattu du théâtre ou du cinéma. Comme dans bon nombre d’histoires; L’intrigue est bien connue, l’intérêt est ailleurs:  il travaille, sa femme est lointaine, ils ont perdu leur seul enfant par dysenterie infantile il y a quelques année, il a une brève relation adultère avec une collègue de bureau très libre et moderne, elle le découvre et part se réfugier chez sa mère. Le couple survit malgré tout.
Ce qui est assez fascinant dans cette histoire qui est étoffée par les considérations annexes sur, nous l’avons dit, la modernité occidentalisée, la condition sociale vue par le prisme de la condition d’employé de bureau, la famille et ses transformations, ce sont les rapports entre les hommes et les femmes. Même s’il y a, comme le souligne Wenders lorsqu’il parle du film, une constante universelle  « Aussi japonais soient-ils, ces films peuvent prétendre à une compréhension universelle. Vous pouvez y reconnaître toutes les familles de tous les pays du monde ainsi que vos propres parents, vos frères et sœurs et vous-même. » il y a aussi, et ce serait volontaire de ne pas le voir, une spécificité japonaise qui nous est aussi fascinante qu’incompréhensible.
Les interactions sociales sont pleine de bonhomie comme de respect formel. La politesse est clairement différente de la notre. Les films Français des années cinquante ( Bresson, Becker, Clouzot, Allégret, Clément …) montrent une dureté, une rugueuse communication entre les gens qui se croisent et agissent mais la plus part du temps dans les codes d’une certaine politesse que l’on ne remarque même plus car ce sont des préséances à la française. Ce climat est dû sans doute aux années difficiles de l’occupation pétrie de difficultés économiques et d’un sentiment de défiance. Mais l’homme se lève, lorsqu’une femme lui rend visite, les regards se croisent, les questions amènent des réponses dans une conversation aussi bien familiale qu’extérieure. Les époux se touchent, se rapprochent et dorment dans un même lit. Les amis se saluent et s’étreignent. Au Japon les corps sont distanciés et silencieux.


Chez Ozu, ce qui frappe le spectateur, ce sont justement ces distances physiques entre les membres d’une même famille. Cela est inversement comparable à la promiscuité des assemblées d’hommes aussi informelles qu’une réunion privée de camarades ou qu’une sortie dans un bar où ils sont vraiment coude à coude. Il y a une grande différence entre les rapports familiaux et les rapports entre amis et collègues.
 La parole est très contenue; les sentiments, peu exprimés dans la sphère privée, peuvent sous l’effet de l’alcool (qui a tendance à devenir un personnage à part entière dans certains films) devenir très expansifs entre amis.
 Il y a une sorte de fatalisme, de résignation, un apparent manque d’empathie avec la douleur d’autrui et cela a certainement à voir avoir une culture Zen bien éloigné de nous. Les questions peuvent être très directes, sans gènes, sans « phrases ». Qu’il s’agisse de la perte d’un enfant, des difficultés financières, d’une peine ou désagrément qui ne sont chez nous qu’évoqués avec mille précautionneuses circonvolutions.
"Le patron est furieux ce matin.." dit un employé, "oui, j’ai vu pourquoi ? " répond un autre, parce qu’un camion de la compagnie à écrasé un gosse; silence; puis il reprend en disant, il est furieux parce qu’il trouve que la compagnie à trop payé en dédommagement !  Pas de hauts le coeur…juste acceptation placide.
Les questions sur l’enfant vu uniquement comme une source de problème économique, la question de l’ avortement posée de façon bien brutale sont étonnantes à entendre. La condition des femmes au sein du ménage est impressionnante à observer aujourd’hui. Elle ramasse les affaires que le mari laisse tomber au sol ( très visible dans le film Fin d’Automne ). La confrontation des générations est extrêmement intéressante. La mère dit à sa fille dont le mari découche: « Avec ton père c’était pire, le soir de son mariage, il est allé avec des amis au quartier de plaisir ». Elle explique à sa fille qu’elle n’a rien dit ni fait car elle croyait que les choses en étaient ainsi!

 


La scène entre le mari Sugi et sa femme Shoji qui voit l’adultère confirmé par des preuves matérielles est exceptionnelle de tenue. Le cinéma américano-européen en aurait fait une scène paroxysitique telle que celle de la rupture avec l'amante dont on parlera plus loin; les comportements sont ici inversés. La scène entre les amants est violente, la scène entre les époux devant l'adultère révélé est froide et pleine de retenue tout en étant extrêmement tendue. La froideur inflexible de la femme humiliée, les silences du mari et la qualité du naturel lorsqu’il ment sont stupéfiants. L’épouse trompée fait le constat lucide et sans faux semblant de sa position et pose la question d’une manière affirmée mais sans colère, froidement, la seule question dont la réponse engage son avenir. Une question insensée pour nous, à laquelle il se doit de répondre: « Tu veux que je lui cède ma place ? »  Il s’agit du statu de l’épouse. Aurait elle acceptée? Tout aurait été peut être terminé s’il avait répondu par l’affirmative…La différence flagrante avec l’Europe vient de la question, qui semble presque une proposition.
Il y a en général chez les personnages d’Ozu, quelque chose qui peut nous apparaitre comme un manque de tac, un manque de délicatesse dans les questions qui restent le plus souvent sans réponses. Le personnage se tait. Les yeux baissés, il accepte sans révolte ces « micro-agressions ». Le « never explain, never complain » fonctionne à merveille. Le drame est là; nous le voyons, nous le suivons; mais les protagonistes ne parlent pas entre eux, n’expliquent que du bout des lèvres ce qui les tourmentent. La peine n’est exprimée que de façon solitaire. La femme pleure la tête enfouie dans ses mains, seule et cachée.  L’homme fume en regardant au loin assis à la fenêtre. Nous l’éprouvons par un long plan fixe, eux ne disent rien. Les voisins sont aimables et respectueux mais leurs questions, leurs insinuations sont des carburants pour le drame. La très reconnaissable Haruko Sugimura avec sa démarche les pieds rentrés et son sourire inquiétant, en bonne voisine de maison mitoyenne, sème le trouble et la suspicion tout en expliquant le remède qu’elle a elle même mis au point avec son mari. Les menus gestes de la vie quotidienne sont montrés comme la vie même, vie qui continue malgré le drame.


 La violence existe tout de même. La femme gifle l’homme. A toute volée en allers et retour, le visage de l’homme impassible accuse les coups sans un mouvement pour montrer l’impuissance de la femme livrée aux derniers recours.
Cette scène où « Poisson Rouge » ( Keiko Kishi) fait face à Sugi son amant ( Ryo Ikebe) pour l’explication de rupture est pleine de fureur, de cris et de coups. Elle s’emporte, le gifle à la volée. Il n’esquisse aucun geste pour se protéger ou se défendre. Elle est seule avec sa colère et son chagrin. L’homme est un roc, immobile et impassible. Cette scène intense n’est dû qu’à la condition exceptionnelle de cette femme. Elle est libre. Elle se montre dès le début du film comme une femme autonome qui s’affranchit des codes de la morale commune et exprime ses sentiments.

Une scène inversée aurait été impossible alors et scandaleuse aujourd’hui, même peut être passible des tribunaux…L’époque a changée bien évidemment, ce sont les années dix neuf cent cinquante, d’ailleurs la bande-son en est un témoignage. Les protagonistes utilisent très fréquemment le terme « Sayonara » dans la vie quotidienne alors qu’aujourd’hui il n’est employé que pour réellement dire "Adieu" et ne plus se revoir...on lui préfère le terme de « Ogenki de »(Dewa Ogenki de) (ではおげんきで)  prenez soin de vous, sorte d’ "au revoir" sinon le classique "bye bye" est compréhensible et très usité!

 

l’Habitat

L’organisation de la maison détermine des pièces amovibles aux attributions très spécifiques qui ne sont pourtant pas formellement assignées. La chambre, le salon, la salle à manger peuvent être fluctuantes. Le cinéma d’Ozu durant les années cinquante se situe dans un moment extrêmement intéressant de pénétration de la modernité occidentale dans une structure traditionnelle liée à la notion d’ « Uchi »
Terme qui désigne la famille mais également la maison. L’intérieur est le règne de l'Uchi. L’entité est indissociable de sa hiérarchie et de ses fonctions comme de la conception de l’espace que l’on ne peut séparer de la relation sociale. L’Uchi est le fait structurant de la sociabilité japonaise nous-dit madame Claude Bauhain, professeur à L’Ecole d’Architecture de Paris et spécialiste de l’architecture japonaise.

Intérieur classique Ikkodate


1-Tatami  2-Sol de lattes de bois  3-Sol de terre battue.  

4- cloison de papier Shoji  5- Autel Bouddhiste

 

Les intérieurs de Printemps précoce sont très amusants à détailler.( L’on peut faire de même avec plusieurs films et notamment le film en couleur « Ohayo » ( Bonjour) qui prend pour thème l’arrivée de la télévision). Nous pouvons voir cohabiter l’intérieur traditionnel avec l’électroménager moderne ( bouilloire électriques, aspirateurs; fer à repasser). Les rares meubles occidentaux, chaises, tables ne sont pas encore assez présents pour bouleverser le rapport au sol, mais ils sont là.


 La vie japonaise est faite de souplesse, de glissements, de pas feutrés. La maison aux cloisons amovibles ( Shoji ) demande aux habitants de ne pas exposer leurs bruits aux désagréments des autres. La discrétion et l’évitement des sons forment la base du savoir vivre.
Tout se fait accroupis devant de petites tables ou devant des plateaux posés à même le tatami. Les chaussettes et les génuflexions sont constantes dans le déroulé de la vie du couple.
Les cloisons coulissent, la maison se fait et se défait. La femme dresse les lits le soir, les rangent le matin, elle fait la cuisine ou la vaisselle dans une alcôve de la pièce principale. Seul le bain est dans une pièce à part qui ne se ferme que par une cloison aux silhouettes d’ombres.

 


Les entrées appelées Genkan sont abaissées par rapport au reste de la maison, c’est là où l’on enlèvent ses chaussures. Cela existe aussi dans les cafés ou club de Mah-Jong où l’on dine assis sur des coussins plats. La maison traditionnelle est encore la règle dans Printemps Précoce, seul le bureau est de conception moderne.
Ce sont des maisons construites après la guerre dans la banlieue de Tokyo lors de l’énorme crise du logement. Des « Ikkodate » la maison unifamiliale qui forment un lacis de ruelles piétonnes où les voisins sont très présents car les deux portes d’entrée se font faces et une fois les cloisons ouvertes, les maisons donnent littéralement l’une dans l’autre.
Les maisons sont faites de bois léger doublé avec un étage. Des cloisons en papier tendu sur de grandes claies séparent les espaces intérieurs. Le sol est pourvu de tapis tressés de paille de riz que nous connaissons sous le terme bien connu de Tatami, cela évite tout bruit de pas et permet de disposer cousins, petites tables et couvertures à même le sol. Le foyer était autrefois creusé au centre de la pièce principale appelée Whashitsu et comportait un brasero sous la table ..cette pièce se cloisonne par les murs coulissants suivant une disposition qui varie très lentement au cours des âges.

 


 Dans les films des années cinquante jusqu’au dernier réalisé en 1962 « Sanma no aji » ( le goût du Saké) la maison se présente suivant son ordonnance ancestrale même si les changements amenés par l'occupation sont effectifs. Les costumes traditionnels de l’employé de bureau devenu la règle sont bien incommodes dans la maison. Le kimono devient alors un vêtement d'intérieur. Les femmes se changent, enlèvent leurs jupes et leurs bas et passent une soie nouée souvent ornée de grandes fleurs contrastées, seul les femmes d’un certain âge ou les femmes au foyer portent la tenue adéquate toute la journée.

L'homme enlève veste et gilet et les étale sur le tatami dans un geste automatique. Il se débarrasse de sa chemise et cravate de la même manière. Son épouse lui présente un kimono et ainsi il peut enlever son pantalon. Il porte un long et large caleçon qui s'arrête aux mollets. Sa femme à la charge de tout mettre sur un cintre, enfin il peut s'agenouiller devant la petite table. C’est par la transformation du vêtement que la sphère domestique se trouve ainsi bousculée.
Les changements dû à l’occidentalisation accélérée par l’occupation de 1945 passeront donc d’abord par le monde du travail puis en ricochet par le costume qui devient inadapté pour les hommes devant s’agenouiller à la maison; pour la jupe droite et les vestes cintrées des femmes qui ne peuvent plus s’accroupir avec aisance. De nos jours, la maison montrée dans les films d’Ozu constitue une exception, mais l’agencement moderne pourtant perpétue les codes traditionnels des Ikkodate avec les matériaux actuels. Les architectes continuent à penser la maison de l’intérieur.
L’américanisation se conjugue donc étonnement, et c’est à la gloire de la société japonaise, avec la tradition. Il y a une subtile adaptation au monde moderne en gardant tradition et identité, avec des allers retours inconnus en Europe. Il s’agit plus d’une synthèse que d’un affrontement. Mais si l’habitat s’est adapté aujourd’hui, les villes se sont métamorphosées en mégalopoles même si Tokyo a toujours eu une densité impressionnante pour les occidentaux.

Seul le cinéma d’Ozu montre donc cet entre-deux des intérieurs des années cinquante et spécialement, en filigrane, Printemps Précoce, qui traite le couple avec beaucoup de scènes intimes.
Le contraste avec les scènes de bureau et les intérieurs privés, maisons, cafés, salles de banquet est saisissant. Les protagonistes passent d’un monde à l’autre et se changent devant nous. Il y a une beauté formelle qui nous touche. Les plans sont des tableaux de dépouillement et d’élégance.  La beauté des intérieurs contrastent très fortement avec la laideur des extérieurs de la modernité industrielle.


Pourquoi Printemps Précoce? Pourquoi ne pas avoir détaillé le film réalisé l'année suivante  « Crépuscule à Tokyo » (Tokyo boshoku)? Oui, cela aurait été tout aussi intéressant mais Printemps Précoce contient un charme indéfinissable fait de longueurs et de mélancolie que la multiplicité des personnages, pas tous clairement identifiés, augmente.

Ce n’est peut être pas la clef pour pénétrer l’univers de Yasujiro Ozu, mais ce film peut vous prendre par surprise en vous permettant de vous échapper sur des voies buissonnières qui laissent l’histoire bien loin derrière le propos.

 

Le livre de Gilles Deleuze « L’image temps » vous en dira plus. Page 22.

 

 

Extrait page 22

"Bien qu'il ait subi dès le début l'influence de certains auteurs américains, Ozu construisit dans un contexte japonais une œuvre qui développa, la première, des situations optiques et sonores pures ( toutefois il ne vint qu'assez tard au parlant, en 1936). Les Européens ne l'imitèrent pas, mais le rejoi­gnirent par leurs propres moyens. Il n'en reste pas moins l'inventeur des opsignes et des sonsignes.( * note en bas de page ) L'œuvre emprunte une forme-bal(l)ade, voyage en train, course en taxi, excur­sion en bus, trajet à bicyclette ou à pied : l'aller et retour des grands-parents de province à Tokyo, les dernières vacances d'une fille avec sa mère, l'escapade d'un vieil homme... Mais l'objet, c'est la banalité quotidienne appréhendée comme vie de famille dans la maison japonaise. Les mouvements de caméra se font de plus en plus rares : les travellings sont des « blocs de mouvement lents et bas, la caméra toujours basse est le plus souvent fixe, frontale ou à angle constant, les fondus sont abandonnés au profit du simple eut. Ce qui a pu paraître un retour au "cinéma primitif" est aussi bien l'élabo­ration d'un style moderne étonnamment sobre : le montage­ eut, qui dominera le cinéma moderne, est un passage ou une ponctuation purement optiques entre images, opérant direc­tement, sacrifiant tous les effets synthétiques. Le son est également concerné, puisque le montage-eut peut culminer dans le procédé « un plan, une réplique emprunté au cinéma américain. Mais dans ce cas, par exemple chez Lubitsch, il s'agissait d'une image-action fonctionnant comme indice. Tandis qu'Ozu modifie le sens du procédé, qui témoigne maintenant pour l'absence d'intrigue : l'image-action disparaît au profit de l'image purement visuelle de ce qu'est un person­nage, et de l'image sonore de ce qu'il dit, nature et conver­sation tout à fait banales constituant l'essentiel du scénario (c'est pourquoi seuls comptent le choix des acteurs d'après leur apparence physique et morale, et la détermination d'un dialogue quelconque apparemment sans sujet précis).

G Deleuze

 

*. L’« opsigne » désigne l’image optique pure, tandis que le « sonsigne », l’image sonore pure. Les « opsignes » se divisent en deux autres signes, les « constats » et les « instats », les « constats » représentent un subjectivisme complice, l’abstraction, les mouvements des figures dans l’espace, que l’on pourrait trouver chez un cinéaste comme Fellini. En revanche, les « instats » se caractérisent par un « objectivisme critique », dont la vision est proche, et qui implique une participation, ce qui serait davantage du côté d’Antonioni. 

Source:

https://journals.openedition.org/philosophique/936

 

 

 

 

 

4 février 2024

LES RUINES DU PALAIS

 

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Parmi les nombreuses notes en souffrance comme en suspend reléguées dans le tiroir de texte, je lis cette petite réflexion écrite un jour de 2014:


J’ai longtemps fréquenté la place du Trocadéro, les Musées de l’Homme et de la Marine. J’aime le grand parvis aux élégantes statues dorées ainsi que les contres allées accessibles par les escaliers que surplombaient les géants de bronze dorés nous écrasant de leurs masses. Ce fut un des terrains de jeux de ma prime jeunesse car mon cousin germain habitait l’ avenue Kleber toute proche.
Après une longue éclipse mais une durable présence dans mon esprit, le Trocadéro s’est dérobé à lui même le jour où je voulu le rencontrer à nouveau en y emmenant mes enfants.

Le chemin allant du parvis jusqu’aux bassins, la succession des escaliers descendant vers le parterre de fontaines n’est plus cette marche silencieuse sur les dalles polies de mon enfance.

La dégradation visuelle commence sur la place elle-même où la foule bigarrée ne porte dans sa masse que deux points de repères très visibles par leurs incongruités..Les vendeurs africains les mains chargées de tours Eiffel entrelacées et les policiers bleu nuit en groupe sans calot comme sacrifiant à l’usage en cour sur cette place où trône sans képi le vaillant maréchal sur son cheval .

 La foule est là, compacte, en groupe, en famille.  L’esplanade des Droits de l’Homme est le théâtre croisé de flux de visiteurs avec des rassemblements d’associations militantes. Le succès touristique de ce monument utilisé comme un balcon sur la tour Eiffel dénature l’ordonnance des plans et masses par un transit constant de groupes bariolés posant en grappe, pour immortaliser ce moment par une photo mille fois recommencée.

Cette hyper-utilisation du Palais de Chaillot par une foule quotidienne provoque bien évidement une dégradation rapide des escaliers, des jardins et aménagements secondaires.
L’entretien ne semble pas suivre le rythme des détériorations.  L’endroit apparait vétuste sale et désespérant.
L’esplanade comme le parterre de fontaines ne ressemble plus à ce qu’il était. Le tourisme de masse lamine toute l’authenticité des lieux . Les contre allées rendues depuis de nombreuses années aux piétons ont oubliées les jeunes patineurs cherchant des voitures pour remonter les pentes en s’accrochant aux portières . Le spectacle de rue, les vendeurs aux tapis, les échoppes à boissons colonisent l’espace. Le Trocadéro n’existe plus, la place du Tertre non plus… »


Huit ans après je retourne au Trocadéro en sortant du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris .. Mes filles patinent sans relâche..l’air est frais sans être vif, l’hiver parisien est bien aimable aux promeneurs.
L’esplanade est toujours bordée de voitures et notamment de deux gros fourgons de Police bloquant toute perspective allant de la place à l’esplanade s’ouvrant sur le ciel. Nous allons du Palais de Tokyo en croisant le Palais d’Iéna vers le Palais de Chaillot reliant à pied sous un doux soleil les trois grandes réalisations de l’exposition de Universelle de 1937. Le Palais de Chaillot prend l’exacte contrepoint de l’ancien Palais du Trocadero, Il s’ouvre vers le ciel, dégage son centre et entoure de ses grands bras le paysage. La masse compacte de l’ancien Palais laisse place à la grande esplanade qui n’est qu’un passage, un appel vers le grand balcon sur la seine. L’ordonnance des fontaines latérales, le pavement en alternance et les huit statues de bronze dorés qui graciles sur leurs socles font aux passants une haie d’honneur. Huit sculpteurs, quatre nus, quatre habillés, sept femmes, un jeune homme …  Mais le spectacle est affligeant. Il y a toujours la foule d’il y a huit ans, le tourisme de masse n’est pas destiné a refluer ..Il se diversifie; le monde s’y retrouve et les populations sont de plus en plus lointaines.

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La cassure est aussi visible dans la pierre comme dans l’adéquation à la forme et au fond. Je regarde les pierres écroulées du bassin du nord qui est sec et sans but ..Les pigeons y picorent les restes des papiers gras parmi les mégots. Leur étanchéité a-t-elle eu raison du toit terrasse du Théâtre national de la Danse? Le parapet est dégradé, les pierres s’écroulent . Comment et pourquoi ?  Les bronzes de sortie d’eau sont corrodés et certaines sorties ont disparues. L’or des statues est terni, tout est triste et abandonné. L'aérienne, l'élégante et merveilleuse Flore du sculpteur Marcel Gimond ( 1894 - 1961) est taguée, humiliée, insultée d’une obscène façon.

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Celle qui donnait le charme et la beauté pour toute un catalogue de photos les plus connues de Paris n’est plus qu’une pauvre chose d’une triste série que personne ne regarde.. La foule regarde la tour Eiffel au travers de leur s« portables »..Les filles bimboïsées en tenue de carnaval lève la jambe ou cambre leur pied pour avantager leur fessiers devant la vue ..même si le sol est sale et les marches denticulées. Rien ne dégrade plus vite qu’une foule de passage dans l’incompréhension total de ce qu’elle voit.

 

Il faut marquer son "passage" par des photos, des centaines de photos; des cadenas, des milliers de cadenas qui font ressembler les parterres au visage des hyper cloutés du BoD-MoD  en folie.

 La pierre des parapets est scarifiée et tatouée par de milliers de graphes incompréhensibles dans toutes les langues de la Babel du monde en voyage. Et ce monde, ce monde …Des vendeurs, des « musiciens » à sono qui susurrent dans des micros à réverbération ..Et les couples par dizaines en habits de cérémonie, de trek, de sieste, de sport, de salle de bain. Ils y sont tous ..avec leurs téléphones, leurs perches, leur sacs, leurs rires insouciants du lieu car il n’y a que la vue sur la « Eiffel tovère » qui les motivent.

 

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L’aquarium des jardins est une fête à noeud noeud …La police déambule, les pelouses sont mortes, la signalétique défigure tout en champignon parasite …Fuyons …le « Trocadéro » n’existe plus depuis longtemps ..

Le grand parterre des fontaines est vide, les palissades nous font croire à une possible rénovation mais les chantiers silencieux sont dans tout Paris…L’ancien Palais du Trocadéro de 1878 a vécu une soixante d’années sous les critiques, il était mal construit parait-il et se dégradait… Le nouveau palais de 1937  passera t-il les 90 ans?  Le regard acéré de la révolution Woke n’y verrait-elle pas qu'une architecture totalitaire des « zeurlesplusombres »? Construit par trois mâles blancs dominateurs ( Carlu, Boileau, Azéma) Hétéro-normés fascinés par le suprémacisme romain neo-classique à la Albert Speer..Hitler à posé, Hitler voulait une copie à Berlin ..Hitler aimait les chiens, Tiens tiens…! Donc pas d’entretien à défendre, pas de crédit à allouer, que l’époque s’en charge …Parvis de Droits de l’Homme? N’est ce pas une provocation pour cet agencement totalitaire?  Qui sont ces géants ? Apollon Musagète et Hercule et son taureau ? Affirmation de la domination masculine en figure de bronze campées en « mâle spread » agressif ..nus et provocants, ils dominent et  écrasent les dominés ….Le Trocadéro doit être détruit ..Carthago delenda  ...
Il est inutile de décrire les agencement de plans, de terrasses et d’escaliers ..la place des statues, le choix des sujets, le choix des vers de Paul Valery sur les frontons. Inutile de décrire les théories architecturales et philosophiques qui lient l’ensemble en oeuvre d’art où l’esprit créé la forme et la forme stimule l’esprit car plus personne ne s’en soucie, les présupposés sont partis, évanouis..Les foules qui s’y pressent, s’empêchent de le voir en « perspective ». Il n’y a que la foule qui accède au balcon comme les vagues sur le rivage.

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Les sorties de fontaine des bassins, cassées et inutiles.

Les bacs à fleurs en cendrier géant

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Les jardins et l'Aquarium

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Le totem ischtyologue est invisible parmi les parasites visuels.

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"L’aquarium des jardins est une fête à noeud noeud "… Les constructions en ciment rose disparaissent derrière les installations d'une ginguette touristique de bas étage.. les pelouses sont rares et les barrières très grossières...Pourquoi?
 

La tour Eiffel est ceinturée de glaces protectrices, impossible de déambuler sous ses jambes,  le champs de Mars mal famé est dangereux le soir...la liaison avec les jardins du Trocadéro et le Palais de Chaillot semble avoir eu lieu ...

Plus un seul Parisien .....

 

Le projet de la Mairie de Paris de végétaliser et de piétoniser le Trocadéro jusqu'à la tour Eiffel a de quoi inquiéter.

Les Préfets de Paris successifs ont alertés et empéchés le projet qui devait aboutir pour les Jeux Olympiques 2024. Le tribunal administratif, en premiére instance puis en appel saisi par la ville a donné raison à l'État.

Créer une vaste zone interdite à toute circulation allant du pied de la tour Eiffel, le pont d'Iéna jusqu'à la place du Trocadéro est une incitation, un blanc seing pour le mercantilisme le plus débridé, meilleur allié du tourisme de masse destructeur. La disparition du quartier est acté en le transformant en "Zone touristique exclusive" organisé en parc controlé épurant les parisiens du périmètre. Plus de circulation, plus de contact avec la ville réelle. Une vitrine mondialisé d'un produit "Paris" désincarné.

Nous en avons déjà un avant goût avec écoeurement.

Les places Parisiennes disparaissent petite à petit sous l'action pernicieuse de la populaire Maire de Paris qui restera comme une démolisseuse plus qu'une bâtisseuse. PLace de la République, Place de la Bastille, Place de la Concorde, Place de la porte Dauphine, Place de la porte Maillot etc .... et Place du Trocadéro maintenant.

Les visuels générés par ordinateur vantant les mérites du projet sont affligeants d'iréalités.

R I P

 

 

 

Merci au Blog de Nella Buscot pour ses jolies photographies des sculptures extérieures du Palais de Chaillot:

Capture d’écran 2024-02-04 à 18

Capture d’écran 2024-02-04 à 18

 

 

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Apollon Musagète 

H. Bouchard ( 1875 1960)

 

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Hercule et le Taureau dompté

A. Pommier (1880 1944)

 


 

 

 

 

***

 

 

28 mai 2023

NOTE DE LECTURE 3

Le roman noir à l’écran, écarts et grands écarts.
Le Cave se rebiffe  / Point Break


Le succès d’un roman noir l’amène à un moment ou un autre à son adaptation cinématographique. Mais le scénario est un genre à part qui redessine, recoupe l’histoire suivant des modes différents de la littérature du genre. L’éclairage donné grâce au succès fait du roman adapté en scénario, même si son titre est conservé, un drôle d’avatar, un drôle de clone, une sorte de faux jumeaux. La distortion peut être grande, même incroyable, même si l’auteur se mêle du scénario  Il en va pour preuve l’excellente langue d’Albert Simonin qui se retrouve « Audiarisé » dans un film portant le même titre que son roman, "Le cave se rebiffe" mais ayant que très peu de convergence dans le déroulé de l’histoire. Dans le film du même nom de Gilles Grangier sorti en 1961, l’histoire « principale » du livre est absente. Le titre et le film ne s'interesse qu'à l’histoire « secondaire ». C'est avec l’aide d’Albert Simonin, qu'il ne fut retenu que cette seconde histoire parallèle de faux « talbins » qui est en toile de fond des événements du roman. La disparition de l’histoire principale évacue aussi les deux principaux protagonistes du roman: le narrateur Max et son ami Pierrot dit « le gros ». Cela est très étonnant..

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"Le cave se rebiffe" est la deuxième volée de la Trilogie de Max le menteur qui a été entièrement portée à l’écran : "Touchez pas au Grisbi" et "Les tontons flingueurs" tiré de "Grisbi or not Grisbi" tous signés Albert Simonin. Les films sont très inégaux et n'ont absolument rien d'une quelconque trilogie.
 Le film est une sorte de comédie grinçante grâce au duo Gabin/Blier avec Maurice Biraud en cave rebiffé..Tout le monde a vu le film, mais le livre de 1954 n’est plus lu.
La langue y est extraordinaire et le devient de plus en plus maintenant…La moralité et le traitement des femmes font hurler aujourd’hui …L’amour ne triomphe pas et les morts s’accumulent dans un Paris à la Police incapable… Le film n’a rien à voir avec l’image donné du « Milieu » par Simonin.

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Il y a un vrai génie de la langue et une vraie narration qui amène le lecteur à poursuivre page après page la traque et les coups tordus puis les défenses dos au mur de Max et du Gros qui ont maillent à partir avec cet ordure d’Aldo….Le Dabe se bat comme un vieux diable ( chose que Gabin ne pouvait plus faire) et le cave se fait la malle sans intervenir dans les péripéties nocturnes parisiennes…II y a du Simenon pour les cafés éclairés dans des rues sombres et les pays exotiques sont du flan pour berner les pigeons. Les femmes sont belles, fortes, sensuelles et certaines bien vénales. L’amour peut naitre mais a utiliser celle qu’on aime comme chèvre, on la sacrifie au loup.. Triste Max.

« Commençant à comprendre à quelle sorte de peaux rouges on avait affaire dans ce coup, le Gros riait plus. La manière dont ces ordures avaient buté Ie môme Francis en se servant de sa cravate enroulé autour d'un pic à glace en guise de garrot, après l’avoir, amarré au fauteuil par les bras et par les jambes,
Indiquait des tueurs méthodiques, sans répugnance devant l’agonie; des demi-dingues sûrement, avec de la cran. plein la tronche. Ils avaient dû le travailler plusieurs minutes, le pauvre môme, pour lui faire saillir à ce point les yeux hors des orbites, pour que sa langue lui jaillisse presque complètement de la bouche, toute violette, presque noire.
Qu'est-ce qu'on en fait, de ce drôle? j'ai entendu le Gros demander.
C'était la question. Appeler les condés pour nous défarguer du coup, venait tout de suite à l'esprit. Seulement, c'était aussi sec ouvrir la voie aux indiscrétions de ces messieurs qui souhaiteraient savoir, par exemple, d'où j'avais tiré l'artiche de cette part d'association! Et ils ne manqueraient pas non plus, vu nos pédigrees détestables, de nous mettre sans retard, le Gros et moi, sous surveillance, et pour un bout de temps! Le turbin qu'on entreprenait avec le Dabe, et un contrôle permanent de nos singeries, ça se trouvait inconciliable.Fallait qu'il décarre d'ici, rapidos, le Francis. Pierrot devait penser comme moi. Il a remarqué:
- Avec la bouille qu'ils lui ont faite, je vois mal le moyen de le sortir en chiquant au bon ami malade!
Une idée me venait. Je devais vérifier. J'ai levé la trappe de la cave. Comme Pierrot avait dû enclencher tous les interrupteurs, elle se trouvait éclairée. J'ai plongé fissa."
Le gros est un personnage idéal pour le jeune Bernard Blier …Max c’est évidement Ventura …le Dabe Gabin …c’est un duo avec Françoise Rosay

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Albert Simonin se laisse aussi aller à la psychologie masculine torturée par le printemps, le tout aggravé par la mode des « sixties » :

"Le mordant, chez les frangines, c'est un phénomène saisonnier. A certaines il faut le grand décarpillage d'été des plages pour emballer, le galbe du bustier sur les roberts, ou bien le serti du short sur les cuissots. A d'autres, c'est le bénard fuseau et le pull moulant strict qui tiennent lieu d'armes secrètes sur les pentes neigeuses; et vous en remarquerez encore certaines indérouillables dans bien des circonstances, mais qui se mettent aussi sec à faire des malheurs pour peu qu'elles endossent le petit tailleur printanier. A chacune son embellie! La race est pas près de s’éteindre! Bon ce qui concernait Fabienne, par ce beau soleil, je m'attendais au pire de sa part. C'est à la frisonnante, toute enrobée d'astrakan, qu'elle m'avait quimpé un mois plus tôt, cette mignonne, au piège de l'arrière saison. Mais depuis quelques jours, je devinais qu'elle me préparait une surprise. Baraquée comme elle l'était, elle pouvait pas manquer de me décarrer à l'improviste une de ces robes claires, soyeuses, bien tendues aux points d'appui, qui sont la perdition de l'homme. Une de ces robes qui vous font comprendre la joie de tourner micheton."

Son écriture très cinématographique campe des scènes classique du cinéma des années cinquante, la phrase est ciselée, rapide et imagée  :
« Tout en pensant à ce gentil péril qui me guettait, je manoeuvrais pour dégager ma Vedette, coincée pare chocs à pare-chocs par deux connards. Un coup en avant, un coup en arrière; tout en me marrant je gagnais des centimètres et, lorsque le mec s'est approché, j'ai cru, une des charrettes que je malmenais lu appartenant, qu'il venait revendiquer.
Il se taisait pourtant, se contentant de me regarder comme s'il voulait prendre ma mesure, et je commençais à franchement le trouver divertissant. Il s'est enfin approché et m'a dit :C'est toi l'acheteur du bar? Sans se gêner, il avait posé sa main droite sur mon épaule et, la main gauche fermée, me désignait la boutique de son pouce arqué à revers de façon prétentieuse.
Sans le tutoiement et l'attitude provocante, j'aurais pu croire à la question d'un loufiat en chômage cherchant après un Job. »

***

 



Point Break de Richard Stark
 

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Richard Stark est l’un des nombreux pseudonyme de Donald Edwin Westlake ( 1933-2008) auteur de plus d’une centaine d’ouvrages, multi récompensé, il est très lu aux Etat-Unis d’où il est originaire. Point Blank publié en 1962 est le premier de la série des « Parker ». Parker est un bel homme, grand, athlétique, froid et méthodique qui fait profession de « braqueur » …le roman connu un certain succès et fut adapté au cinéma dès 1967 sous le titre de "Point Break" que l’on peut traduire par « point de rupture ». Le titre original du livre était « The Hunter » ( le chasseur). Le film réalisé par John Boorman donna son nouveau nom au roman.

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La présence de Lee Marvin en Parker colle très fortement à la personnalité noire et intraitable de son héros, mais l’histoire prend des libertés incroyables par rapport au déroulé de cette « chasse ». Une scène, peu de temps après l’interminable générique, a beaucoup frappée les cinéphiles. Cette séquence qui est une véritable trouvaille, écrase le film qui s’effondre à la fin du premier quart malheureusement. L’histoire dans le roman est pleine de rebondissements. réalistes et bien amenés, la quête de ce héros négatif qui laissé pour mort par sa traitresse de femme, court après son magot injustement gardé par son associé Mal Resnick est évidement très cinématographique. Resnick devient au cinéma " Mal Reese" porté par les yeux magnétiques de John Vernon.

La séquence du « Walking Walker »(à voir ici) où l’on suit la marche rapide de Lee Marvin ressuscité de ses blessures est un pur chef d'oeuvre de mise en scène. Idée géniale qui est encore étudiée dans les écoles de cinéma. la cadence, le rythme des pas de Walker, le son saturé et claquant déconnecté des séquences visuelles, donne une sorte compte à rebours. Une tension très forte monte jusqu’au choc entre Angie Dicksinson et Lee Marvin et la série de coups de feux qui s’en suivent. Le scénario simplifié à l'extrême par certain endroit se trouve inutilement compliqué par certains autres ne porte pas, ne soutient pas l’histoire comme le fait le style d'écriture utilisé pour le roman. La fin est assez pathétique de langueur bien loin de la dernière scène du livre décidement bien supérieur...

 

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Une autre tentative d’adaptation eut lieu en 1999 par Brian Helgeland avec Mel Gibson dans le rôle titre. "Pay Back" ( le remboursement) n’est pas un mauvais thriller, Mel Gibson s’y présente aussi en survivant n’ayant évidement rien à perdre.

Les séquences d’ouverture avaient fait réagir à l’époque car il revient à la vie sans un sou et commence au bas de l’échelle du crime en volant un pauvre bougre pour finir par aller affronter la mafia en cravate pour récupérer sa part de butin. Il n’est pas un vrai « bad guy »  mais un héros plutôt sans scrupule car le film considéré trop sombre et violent par les producteurs fut réécrit et Brian Helgeland remercié. Cela donne lieu à deux ou trois passages où le héros est montré plus appréciable pour un certain public. Le film, s’il collait assez bien au roman lors du début, très vite s’en écarte complètement. L’histoire y est complètement transformée pour laisser apparaitre un Mel Gibson plus positif, pas mauvais en soi ...alors que le Walker de Stark est une machine sans sentiments d’une cruelle efficacité. La réécriture du scénario a dû être difficile car la chasse est une chasse à l’homme pour récupérer sa part du magot volé…Alors les scénaristes ont imaginés un gag récurent qui n’existe absolument pas dans le roman; Mel Gibson corrige (verbalement) plusieurs fois ses interlocuteurs concernant la somme exacte qu’il réclame, c’est à dire uniquement sa part au dollar près! Ce qui est incompréhensible pour les chefs maffieux...Le film dérive petit à petit inutilement vers la comédie sans pourtant quitter completement le genre action qui lui a assuré un beau succès au box office.

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Donald E.Westlake alias Richard Stark

 Un extrait de la prose sans fioriture de Stark avec une précision d'une efficacité redoutable comme celle de son personnage:

« She was a corpse naked on the bed. He stood in the doorway a minute, looking at her. The drapes were drawn against the noon sun, leaving the room as cool and dark as a funeral parlor.
An odor of perfume and cosmetics and cologne was vaguely flower-like. Where a faint breeze rippled the separation of the drapes, sunlight flickered like a candle flame. Far away there was the hum of traffic.
She lay on her back, breasts and belly flattened. She had apparently composed herself for death, legs together, hands crossed at the waist, elbows close to her sides. But, in falling asleep, she had moved, destroying the symmetry.
One knee had bent, the right leg now lying awkwardy L-shaped, the wrinkled sole of her right foot against the side of the left knee, in a kind of graceless parody of ballet. Her left hand was still reposed, palm down, over her navel, but her right arm had fallen away and lay now outstretched, palm up and fingers curled. Her head was canted at an angle to the right, and her mouth had fallen open."

(...)
« In a blackness of shrubbery, he laid her down. Working by feel, unable to see what he was doing, he stripped off the dress and the shoes again. He took out his pen knife. Holding her jaw in his left hand to guide him in the darkness, he stroked the knife across her face. Otherwise, the law would try to have her identified by running a photo in the papers.
Mal would read the papers.
There was no blood on his hands, very little on the knife.
A corpse doesn't bleed much. He wiped the knife on the dress, closed it, put it back in his pocket. »

Point Blank /Stark 1962

La version française existe avec un titre sorti dont on ne sait où….
 

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Une ultime adaptation sortie sous le titre "Payback" en 2021, réalisé par Joseph Mensh semble intégrer dans le scénario une modernité déjà éculée. L'action se situe à Brooklyn, la fiche technique nous renseigne: "Un jeune trader travaillant dans une firme contrôlée par la mafia russe est trahi et envoyé en prison pour six ans. Quand il est libéré, il cherche à se venger." Mais où est Richard Stark?

28 mai 2023

NOTE DE LECTURE 2

Les Grenouilles parlent.....

Jean Pierre Brisset  (1837 - 1919) in Dix siècle de Littérature Angevine .
 

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Dans cet ouvrage publié par l’Université d’Angers et plus particulièrement par le Centre de Recherches en Littérature et Linguistique de l’Anjou et des Bocages, écrit par le célèbre Georges Cesbron l’on découvre un personnage que l’on croyait angevin mais qui finalement ne l’était pas vraiment et même pas du tout. Enfin il fut en poste à Angers, ce qui le rattache par sa singularité à celle indéniable de l’Athènes du Maine et Loire quoiqu’en pu penser monsieur le professeur Poisson qui devint l’ermite de Saint Florent et comme le chante positivement le poète Bobby Lapointe dans « Avanie et Framboise ».


L’école Angevine du XII° siècle et la littérature de Trouvères, de Seigneurs et de Princes est bien documentées dans cette érudite recension des gloires régionales allant du haut moyen âge jusqu’aux « Thesmophores » et « Georgiphiles » en passant par la fondation de l’académie d’Angers. Un chapitre tout à fait singulier fait la part belle au « linguiste » Jean Pierre Brisset qui est injustement oublié aujourd’hui. Car nous avons bien besoin d’un « Paraphrène linguistique » dans ces temps de déperdition de syntaxe et de précisions « vocabularistique »!

« Toutes les idées que l’on peut exprimer avec un même son, ou une suite de sons semblables, ont une même origine et présentent entre elles un rapport certain, plus ou moins évident, de choses existant de tout temps ou ayant existé autrefois d’une manière continue ou accidentelle. »
Jean P Brisset

 Cesbron nous enseigne une simple évidence «  La littérature, est d'abord une affaire de rythme : le désordre de la syntaxe ou de la narration est là pour signifier le désordre de esprit. Mais, avec Jean-Pierre Brisset  (1837-1923 ), la folie vient de loin. Il atteint une frontière où, comme pour Malllarmé, Roussel ou Walfson, viennent finir ensemble le sens et la raison. Des règles de la parole, profondément remuées par l'ordre du symbolisme, dont on se demande s'il est plein ou vide, Brisset reste le pur théoricien, le grammairien d'un versant occulte… »
Les publications de Jean Pierre Brisset nous enseignent par ses titres la pertinence de ses recherches, lui l’inventeur et dépositaire du brevet de la « ceinture-caleçon aérigène de natation à double réservoir compensateur »..très cohérente avec la publication en 1871 de son ouvrage «  La Natation ou l’art de nager appris seul en moins d’une heure ». Malheureusement trop précurseur, ni l’un ni l’autre ne furent un succès commercial.

IMG_1694« La Grammaire logique ou Théorie d’une nouvelle analyse mathématique. » publiée en 1876 avec pour nouveau brevet la « planchette calligraphique » sorte de machine à apprendre à écrire, n’eut pas de suite non plus, la fortune et la renommée se faisaient attendre.
Un « paraphrène" est selon la définition habituelle, une personne atteinte d’un trouble mental rare, se traduisant par un délire chronique sans dissociation mentale, dont le mécanisme prédominant est l'imagination. Les fonctions cognitives sont généralement intactes dit-on. Le trouble est plus ou moins aigu et se trouve facilement dissimulé par la fonction occupée, par exemple: Journaliste, chercheur en Science Humaine ou même syndicalisme militant avec activisme politique…
Pour éclairer sa biographie l’on lira de lui sous la plume de Georges Cesbron, qu’ « il commence à manipuler les langues, déjà soucieux de rendre les mots entièrement méconnaissables ». Entre 1855 et 1877, Brisset fait carrière dans l'armée (campagnes d'Orient, d'Italie, Sedan, captivité en Allemagne) : quand il démissionne, il a le grade de capitaine. Personne ne semble s’être rendu compte de son talent particulier pendant ses années de service. Aucun témoignage particulier ne nous est parvenu. Il semble s’être « très bien comporté » selon la tournure usuelle.

« De 1871 à 1881, il enseigne le français, l'italien, l'allemand, qu'il a appris en autodidacte. Il publie en 1874 la Méthode "Zur Erlernung der französischen Sprache ». A quarante-six ans, « aux portes de la vieillesse », comme il se dit, il a un poste de surveillant à la Gare d’Angers. »
 Sa fiche Wikipedia précise toute fois « En 1890, il publie « Le mystère de Dieu est accompli » et donne plusieurs conférences à Paris, en face de la pâtisserie où il fit son apprentissage sur le boulevard du Temple. En 1895, il prend ses fonctions de commissaire de surveillance administrative à la gare Saint-Laud d'Angers, puis termine sa carrière à la gare de L'Aigle dans l’Orne. En 1900, il fait distribuer à Paris par des crieurs une feuille au format d’un quotidien, « La Grande Nouvelle », qui annonce la parution de » La Science de Dieu ou la Création de l’homme ». Puis il publie en 1906 « Les Prophéties accomplies » (Daniel et l’Apocalypse). À la retraite en décembre 1904, il vit à La Ferté Macé, dans l’Orne, jusqu’en septembre 1907, puis il habite à Paris jusqu'en décembre 1908, avant de s'installer à Angers."

La grammaire logique de Brisset

Le voilà angevin de coeur sinon d’esprit, prêt pour trôner au panthéon des littérateurs locaux ..Commissaire de la surveillance administrative, voilà un poste, certainement captivant qui favorise sa fascination de « l’extérieur », lui qui vient de la campagne et a un sens inné de la nature. Très tôt bien avant sa retraite, il est au contact des mares et des bocages, il observe les batraciens et formule une théorie linguistique qui explicite comme une grande loi fondamentale dans la « Grande Nouvelles » en 1900.
« Toutes les idées que l’on peut exprimer avec un même son, ou une suite de sons semblables, ont une même origine et présentent entre elles un rapport certain, plus ou moins évident, de choses existant de tout temps ou ayant existé autrefois d’une manière continue ou accidentelle. »
Les grenouilles sont pour lui le révélateur de la loi régissant l’ordonnance du monde sensible dans lequel il évolue. « Mon ami, raconte A. J. Verrier, passait des heures, des soirées entières auprès des marais de Saint Serge, il allait apprendre la langue des grenouilles…. Un jour [dit Brisset] que nous observions ces jolies petites, elles nous répondit en poussant pour nous mêmes ce cri si joli. A nos cris, l’une d'elles nous répondit, les yeux interrogateurs, par deux ou trois fois qu'elle disait : Couac., Cou-ac. ..Quoi que tu dis, Quoi que tu dis, Quoi que tu dis ? Il nous était clair que le contact était établi.. » Les grenouilles vont devenir la matrice de l’homme évolué. Elles nous enseignent par leur langage une généalogie linguistique qui explique les convergences homophoniques  : « Tous les hommes, toute l'humanité, ne forme qu'un corps, animé par un même esprit qui se confond avec la parole » (Les Origines humaines, éditions Baudouin, Paris, 1980, p. 20.)

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Impressions d’Afrique de Raymond Roussel (1910) et Locus Solus (1922) procède par un système d’assonances et d’associations d’idées, d’alliances par homophonie pour créer un monde qu’il veut lui, romanesque et théâtral. Alfred Jarry ne procèdera pas autrement avec la pataphyqique et le Sur-mâle Ubu. Brisset est l’un des premiers a aller vers la science et ses démonstrations pratiques en publiant des livres de théorie linguistique. Patrice Delbourg écrit que la danse hallucinatoire des théories de Brisset « rend à la grammaire son vacarme primitif. S'ensuit une cascade vertigineuse d'équations, de vocables, une grande aventure du verbe où chaque nouveau bond fait surgir des richesses phonologiques induites par un léger, un inaudible glissement d'un mot à l'autre “tu sais que c'est bien”, “tu sexe est bien” ; “salaud, sale eau, salle au prix, salle aux pris[onniers], saloperie" Patrice Delbourg, « Jean-Pierre Brisset : l'art d'être grammaire », dans Les Désemparés - 53 portraits d'écrivains, Le Castor astral, Paris, 1996, p. 40.

J P Brisset


Brisset connu une gloire éphémère et plutôt grinçante. Un quart d’heure Wharolien à la Jacques Villeret comme dans le film de Weber « un diner de con ». Il en fut ainsi pour l’ancien fonctionnaire de l’octroi, Henri Rousseau qui fut célébré au Bateau Lavoir par une fête mémorable un dimanche de 1908. On connait l’histoire de cette soirée où le vieux douanier Rousseau fut porté en triomphe par Picasso, Max Jacob et d’autres alors qu’Apollinaire déclamait  « Nous sommes réunis pour célébrer ta gloire! Ces vins qu'en ton honneur nous verse Picasso..! Buvons-les donc, puisque c'est l'heure de boire en criant tous en choeur : « Vive, vive Rousseau ! »  Le vieux peintre de quatre vingt dix ans qui eut la joie de voir un des ses tableaux acheté ( "l'institutrice polonaise ») par Picasso qui l’a déniché dans une boutique du quartier ( en face du cirque Medrano) fut très ému et répondit en remerciant que s’il était un grand peintre français, Picasso lui aussi l’était mais dans le genre africain!  Et bien, comme pour le douanier Rousseau, Brisset fut invité et élu «  Prince des Penseurs » dans une cérémonie imaginé par Jules Romain après la parution des « Origines Humaines »…et cela comme un canular géant destiné à distraire et faire rire ses amis. L’on n’était pas tendre à l‘époque. Élu a quelques voix contre Bergson, il est décrété une « journée Brisset » avec conférences et citations à l’Hôtel des Sociétés Savantes situé 8 rue Danton à Paris, qui est aujourd’hui la Maison de la Recherche, annexe de l'université Paris IV - Sorbonne! Brisset y a pu citer ses aphorisme et sentences comme:
« Le sexe fut le premier excès (...) le pronom je désigne ainsi le sexe et quand je parle, c'est un sexe, un membre viril de l'Eternel-Dieu qui agit par sa volonté ou sa per-mission. C'est en parlant de son sexe que l'ancêtre s'aperçut qu'il parlait de son propre individu, de lui-même (.) Quand on parle de soi on parle de son propre sexe » ( cf:la Science de Dieu)
«  Les vents, la bouche, les dents la boucherie, l'aidant la bouche, l'aide en la bouche, laides en la bouche, laid dans la bouche. L'est dans le à bouche. Les dents-là bouche et la marche-debout, la « corps-rection » « Corps érige-toi... Ai-rigé = j'ai dresse... ri-j'ai = j'ai ri, droit ou raide... La parole forcera tout homme à marcher droit au figuré, comme elle a forcé l'ancêtre animal à y marcher au propre. »

«You you you! you you you ! joie! jeu! jour! Youpipi!
Youpipi ! salut père ! Youpiter ! Jupiter. Youdidi! You-didi! salut les didi! Les premiers hommes s'appelaient
Didi, di... »
« La tribu formait un tra, un trait, une ligne fermée et les bêtes étaient poussées dans une happe, ou trappe... Voici le tra formé. Entendez les cris des chefs : Tra in à, tra en avant, Tra in ar, tra en arrière. Tra deû, tra à droite. Tra, là, là, ici, le trac; au secours! Quelle immense émotion nous avons ressentie quand tout à coup ces scènes se sont présentées à notre esprit.’»
Le douanier Rousseau est resté grâce au Bateau Lavoir ..Brisset fut oublié bien que
Michel Foucault se soit intéressé à son oeuvre, il commente ses mots qui «  sautent au hasard, comme dans les marécages primitifs nos grenouilles d'ancêtres bondissaient selon les lois d'un sort aléatoire. Au commencement étaient les dés. « La redécouverte, écrit l'auteur des Mots et les Choses, des langues primitives n'est point le résultat d'une traduction : c'est le parcours et la répétition du hasard de la langue. » et de Gilbert Cesbron de conclure :
« Brisset est aussi prophète qu’ écrivain prolixe et l'interprétation philologique fait place à l'hallucination, et ensuite sur une approche linguistique qui vise à cerner le fonctionnement du langage dans la psychose pour retrouver enfin, par le biais d'une interprétation lacanienne, les concepts dits de « linguisterie », sans écarter, recourant, cette fois, à l'investissement freudien de la « représentation de mot » et du « langage d'organe », une lecture psychanalytique qui approcherait le cas de Brisset du cas Schreber étudié par Freud : psychose des blessures sociales, exclusion d'un « Nom-du-Père », reconstruction d'un univers qui rende acceptable le fantasme de la castration par le dédommagement de la mégalomanie...
On estimera peut-être que c'est faire beaucoup de crédit à l'orgiasme linguistique de Brisset. Mais, schizophrène ou paraphrène que la dérive emporte, quel que soit son destin dans la nosographie - ou dans l'hagiographie! - des quelques cent-cinquante faiseurs de langues universelles, de langues philosophiques ou de langues auxiliaires au xix siècle, J.-P. Brisset restera le témoin d'une expérience sans doute unique en Anjou, le héraut de l'aventure folle d'un avent des signes que ses compatriotes n'ont point soupçonné.. »

 
 « Quand on est mort, c'est pour longtemps. »  J P Brisset 1883

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28 mai 2023

NOTE DE LECTURE 1

Claude Eveno    Revoir Paris


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Pour effectuer un voyage dans sa chambre, faire une marche immobile bien calé dans son fauteuil en laissant surgir les images et les souvenirs, en se perdant dans des lieux inconnus, il n’est rien de plus réjouissant que de lire le « revoir paris » de Claude Eveno. Les quinze voyages en quinze chapitres sont pour ceux qui ont gouté aux joies de la jeunesse parisienne, un réel plaisir de lecture. Bien que l’incipit soit « Je n’aime pas la place Vendôme » la résonance affective particulière de la ville sur l’auteur fait fortement écho à la notre si l’on a la chance d’en être  pourvue.


« J'ai donc parcouru de long en large le quadrilatère autrefois caché derrière un rideau de filles, en profitant d'une certaine fascination pour son angle près de la Porte, une forme qui articule trois niveaux de sol, celui de la rue Saint-Denis qui descend, celui du boulevard Bonne-Nouvelle qui monte et celui de la rue de la Lune, qui monte encore plus, comme il se doit avec un nom pareil.
Ce jeu de trottoirs à pentes inégales paraît avoir possédé depuis longtemps une attractivité très grande. C'est logiquement depuis ce point haut que les photographes ont souvent pris leurs clichés de la porte Saint-Denis et l'on voit ainsi, tant dans les cartes postales que dans les peintures d'Eugène Galien Laloue sur les Grands Boulevards au début du xx° siècle, que cette triple amorce étagée de trois rues qui se séparent en semblant hésiter à le faire, était un foyer animé auquel Breton n'avait pas fait allusion mais qu'il avait sans doute perçu comme une composante de son attirance mystérieuse pour le boulevard Bonne-Nouvelle.


 Il a pourtant été probablement toujours un peu difficile de s'engager complètement dans la rue de la Lune car la bosse du trottoir surélevé du boulevard et ses magasins offraient sans doute une attraction plus grande que celle des boutiques en amorce dans la rue, à part la pâtisserie disparue aux vitrines illuminées qui vendait autrefois des « brioches de la lune et du soleil», deux variétés dont je ne saurai jamais la différence.

IMG_2247On voit encore aujourd'hui que la rue de la Lune n'était pas une rue pour les badauds, malgré la présence entr'aperçue au loin des colonnes de l'église Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. Tant mieux d'ailleurs ! Car on peut y voyager dans un monde sans rapport avec les boulevards, s'étonnant de l'heureux effet d'une église de grande taille dans une voie étroite, n'ayant pour parvis que quelques marches d'escalier et et un square très petit, une disproportion qui fait tout le charme de l'endroit, s'étonnant plus loin de ce qu'on découvre sans s'y attendre au coin des rues que l'on croise, le néon discret du Beverley, dernier cinéma porno de Paris, caché dans la minuscule rue de la Ville-Neuve….. »
Me voilà transporté dans l’aventure des « Productions Bonnes Nouvelles » située au 2 rue de la Lune, dans l’immeuble en tranche de quiche dont la structure métallique invisible sous les moellons, aurait été dessiné par Eiffel. Cette pointe très visible du boulevard avec sa terrasse triangulaire et sa grosse librairie Boulinier au rez-de -haussée fut le centre de mon existence de 1987 à 1990.  Siège de notre SARL appelé PBN, société de décor peint et d’évènements éphémères. Créé avec un ami commercial à la sortie de mes études de peintures décorative, cette société nous a permit d'apprendre sur la forge notre metier peintre décorateur. "Responsable d'Atelier "à 26 ans passant sans transition du statut d'étudiant à celui du proféssionnel aguerri... La grande aventure des parcs d'attraction commencait dans la précipitation de l'avant Euro-Disney, la commande de la société Tuilerie 89 ont été des grands moments ( et des réussites par certain aspects) La société n’existe plus depuis longtemps. Les grandes heures de la célébration du bicentenaire de la révolution française en 1989 lui auront été fatale indirectement, par épuisement et une assez mauvaise gestion.

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Mais les souvenirs du boulevard, de la terrasse dominante, de la montée quotidienne de la rue de la Lune ne sont pas près de s’évanouir et sont même réactivés par la lecture du deuxième voyage de Claude Eveno. Les ateliers ont été transformés en bureaux. Le sentier à quasi déménagé, la rue Saint Denis s’est vidée des ses marcheuses de trottoirs qui nous apostrophaient par désoeuvrement. Le quartier vit comme le phoenix ou le couteau de Lichtenberg, a chacun son ressenti. Ma vingtaine finissante charge des tombereaux d’anecdotes, de plaisirs et de déceptions, remontés dans les émulsions libérées par ce deuxième voyage.

YYYU

« ......«Regarde, Zazie, si c'est beau, ce joyau de l'art gothique !» répète inlassablement Philippe Noiret à l'insolente gamine qui ne rêve que du métro pour lui présenter le Panthéon, les Invalides, la Madeleine ou la Sainte-Chapelle en se contentant de passer et repasser devant l'église Saint-Vincent-de-Paul. Je n'aurais peut-être jamais prêté attention à cette église si Louis Malle n'en avait pas fait l'objet de tant de drôlerie. C'était l'un des plaisirs d'avoir habité rue d'Enghien que d'avoir ça dans le paysage, une église gag, dont je n'ai jamais imaginé alors qu'elle puisse être pesante et solennelle, une fois rentré à l’intérieur.
Le comique s'était même augmenté un jour d'une scène qui aurait sans doute séduit le cinéaste, une capture de pigeons dans le square du parvis avec une arbalète à trois flèches lançant un grand filet sur une bousculade de volatiles attirés par les graines jetées à la volée par l'agent municipal chargé de l'opération, lequel agent se trouva vite et vertement apostrophé par une petite vieille amoureuse de ces encombrants oiseaux, persuadée qu'il s'agissait là d'un commencement d'extermination, alors qu'il ne s'agissait que d'un déménagement de colombins surnuméraires vers des forêts lointaines. Je suis venu deux fois visiter l'église, ne voulant pas me contenter d'une stricte impression négative qui me gênait à cause de son architecte, Jacques Ignace Hittorff, dont j'admirais les œuvres les plus connues, le Cirque d'hiver et la gare du Nord. »

La place Franz Liszt, la rue La Fayette, le quartier de ma petite enfance est encore revisité. Un pays natal, c'est une terre si connue, si familière et chargée de sentiments profonds alliant les odeurs et les voix, les pénombres de l’appartement, le grand Suisse à tricorne à plume, la sortie de la messe dominicale et ses religieuses aux chocolats. Le sixième voyage contient pour moi plus de puissance évocatrice personnelle que tous les passages en scooter effectués actuellement dans le quartier par la nécessité de mes déplacements parisiens.

Il y a de nombreuses occurrences qui résonnent pour moi au fil des pages, trop nombreuses pour les énumérer ou les citer toutes: le Jardin des plantes, le rocher de Vincennes, la porte dorée, les jardins des tuileries, Luxembourg ou Butte Chaumont….etc..
Les zones ignorées fleurissent aussi en suscitant l’appel du curieux. Les quartiers inexplorés sont autant d’attrait d’une ville jamais complètement connue tant ses disparités sont formées par l’Histoire.
Claude Eveno malheureusement trop tôt disparu en juin 2022 est un écrivain prolifique, urbaniste et éditeur, qui ne cachait pas ses opinions et affinités politico-culturelles. Ses formules bien ciselées libérant ses détestations comme ses engouements sont marquées par son évolution dans un monde qu’il a vu se bousculer, se transformer. Ne pas être toujours d’accord avec lui, avoir a lui en dire et le contredire est certainement l’assurance d’une tonitruante soirée dans un bistrot bien parisien où sa belle tête si sympathique engageait à la discussion. Ce n’est pas par hasard qu’il évoque la « Psychogéographie » élaboré par Guy Debord ainsi que la « Théorie de la dérive »  le voyage sans autre but que le voyage de soi dans le voyage … « L’exploration sans itinéraire » comme boussole.
 La table des matière de « Revoir Paris » publié en 2017 chez Christian Bourgeois est un régal de poésie mentale à lire en souriant ( Oui c’est long mais on ne s’arrête pas ..)

1er voyage: Place Vendôme - Rue Danielle-Casanova - Place et rue du Marché-Saint-Honoré - Rue Saint-Honoré - Rue Saint-Roch - Rue et place Gaillon - Rue Saint-Augustin
Rue des Filles-Saint-Thomas - Rue des Colonnes - Rue de la Bourse - Place de la Bourse - Rue Feydeau Rue et passage des Panoramas - Passage Jouffroy - Passage Verdeau - Rue du Faubourg-Montmartre - Rue Montmartre - Les Halles.
2eme voyage: Carrefour Strasbourg-Saint-Denis - Passage du Prado Rue du Faubourg-Saint-Denis - Cour et passage des Petites-Écuries - Rue d'Enghien - Passages Brady et du Marché - Rue Bouchardon - Rues du Château-d'Eau et des Petites-Écuries - Rue d'Hauteville - Boulevard Bonne-Nouvelle - Porte Saint-Denis - Rue de la Lune - Rue Notre-Dame-de-Recouvrance - Rue Beauregard - Rues Chénier et Sainte-Foy - Passage et place du Caire - Rues de Damiette et du Nil - Rue Montorgueil - Les Halles.
3° voyage: Église Saint-Paul-Saint-Louis - Passage Saint-Paul - Rue Eginhard - Village Saint-Paul - Rue des Jardins-Saint-Paul - Rue Charlemagne - Rues du Prévôt et de Fourcy
Rues du Figuier et du Fauconnier - Rue de l'Hôtel-de-Ville - Rue des Barres - Rue Grenier-sur-l'Eau - Rue du Pont-Louis Philippe - Quais Bourbon et d’Anjou Rue Saint-Louis-en-l'ile - Pont Saint-Louis - Square Jean XXIII.
4° voyage : Premier jour : Place Henri-Queuille - Avenue de Breteuil- Place Vauban - Avenues de Ségur et de Saxe - Rue Valentin-Haüy - Place Georges-Mulot - Rue Rosa-Bonheur - Place de la République-de-Panama.
Deuxième jour : Avenues de Breteuil et de Saxe - Place de Fontenoy - Avenues de Lowendal et de Tourville - Hôtel des Invalides - Avenue du Maréchal-Gallieni - Pont Alexandre-III.
5° voyage: Place de l'Europe - Rue de Londres - Gare Saint-Lazare - Rue de Budapest - Rue Saint-Lazare - Square d’Orléans Place Saint-Georges - Rue Lamartine - Rue Lafayette  Place Franz-Liszt - Rue Saint-Vincent-de-Paul - Rue Ambroise-Paré - Gare du Nord - Place Napoléon III - Rue de Dunkerque.
6° voyage: Gare de l'Est - Boulevard Magenta - Place de la République - Boulevard Voltaire - Passage, rue et impasse Saint-Sébastien - Rue Pelée - Rue Moufle - Rue et passage de l'Asile-Popincourt - Rue Lacharrière - Square Maurice-Gardette - Passages Guilhem et Rochebrune
Rues Saint-Maur et du Morvan, Pétion et Camille-Desmoulins - Cité Industrielle - Place Léon-Blum - Rues de la Roquette et de la Folie-Regnault - Passage Courtois
Rue Carrière-Mainguet - Passages Alexandrine et Gustave-Lepeu - Cité Beauharnais - Square Émile-Gallé Boulevard Voltaire - Place de la Nation.
 7° voyage: Gare de l'Est - Boulevard Magenta - Place de la République - Boulevard Voltaire - Passage, rue et impasse Saint-Sébastien - Rue Pelée - Rue Moufle - Rue et passage de l'Asile-Popincourt - Rue Lacharrière - Square Maurice-Gardette - Passages Guilhem et Rochebrune
Rues Saint-Maur et du Morvan, Pétion et Camille-Desmoulins - Cité Industrielle - Place Léon-Blum - Rues de la Roquette et de la Folie-Regnault - Passage Courtois
Rue Carrière-Mainguet - Passages Alexandrine et
Gustave-Lepeu - Cité Beauharnais - Square Émile-Gall Boulevard Voltaire - Place de la Nation.
8° voyage: Premier jour : Place de la Nation - Avenue du Trône - Cours de Vincennes - Rue Marsoulan - Cité Debergue Rue du Rendez-Vous - Cimetière de Picpus - Rue de la Voûte - Avenues de la Porte-de-Vincennes et Gallieni - Avenue du Général-de-Gaulle - Avenue de Saint-Mandé.  Deuxième jour : Porte Dorée - Avenue Daumesnil - Chaussée de l'Étang - Avenue de la Pelouse - Rue Jeanne-d'Arc - Rue lean-Mermoz - Place de la Libération - Rues de l'Alouette et Granville - Lac de Saint-Mandé - Avenue Pasteur - Jardin Alexandra-David-Néel.
9° voyage:Place d'Iralie - Boulevard Vincent-Auriol - Rues Yeo-Thomas, Nationale et du Château-des-Rentiers - Rues Marcel-Duchamp, Jean-Fautrier et Trolley-de-Prévaux
- Rues de Patay et du Dessous-des-Berges, Resal et Cantagrel, Régnault et du Loiret - Rues du Chevaleret et Louise-Weiss - Boulevard Vincent-Auriol - Rues
Edmond-Flamand et de Bellièvre, Fulton et Giffard - Quai de la Gare - Quais François-Mauriac et Panhard-et-Levassor - Quai d'Ivry - Quais Marcel-Boyer et Jean-Compagnon (Ivry).
10° voyage: Premier jour : Place et quai Saint-Michel - Rues de la Bûcherie, Saint-Julien-le-Pauvre et Galande - Rues de la Huchette, Xavier-Privas et Saint-Séverin - Rues des Prêtres-Saint-Séverin, Boutebrie et de la Parcheminerie Rues du Sommerard, de Latran et Jean-de-Beauvais Rue des Écoles - Rue et place de la Montagne-Sainte-Geneviève - Place du Panthéon - Rue Soufflot. Deuxième jour : Boulevard Saint-Michel - Rue Gay-
Lussac - Rue d'Ulm - Rues Erasme, Pierre-Brossolette et Jean-Calvin - Rue Mouffetard - Place de la Contrescarpe Rues de l'Estrapade, Laromiguière et des Irlandais - Rues Lhomond et des Fossés-Saint-Jacques.
11° voyage Premier jour : Place Saint-André-des-Arts - Rue de l'Hirondelle - Rues Gìt-le-Cœur et Séguier - Rues de Savoie et des Grands-Augustins - Rues de l'Éperon et du Jardinet - Cour du Commerce-Saint-André - Rue Dauphine - Rues de Nesle et de Nevers - Rues Guénégaud et Mazarine - Rues de Seine et des Beaux-Arts - Rue Jacob et place Furstenberg - Rue de l'Abbaye- Place Saint-Germain-des-Prés.  Deuxième jour : Carrefour de l'Odéon - Rue Monsieur-le-Prince - Rue de Médicis - Rues Corneille et de l’Odéon Rues de Tournon et des Quatre-Vents - Rues Grégoire-de-Tours et Lobineau, Guisarde et des Canettes - Place Saint-Sulpice.
12°voyage: Premier jour : Jardin du Luxembourg, par l’Est. Deuxième jour : Jardin du Luxembourg, par le Sud. Troisième et quatrième jours : Jardin du Luxembourg, par l’Ouest.
13°voyage: Premier jour : Place Raoul-Dautry - Rue du Com-mandant-René-Mouchotte - Places de Catalogne et des Martyrs-du Lycée-Buffon - Rues du Cotentin, André-Gide, Georges Pitard et Georges Duhamel -Rues Castagnary et Jacques-Baudry - Rues Chauvelot, Camulogène et Montebello - Rues du Sommet-des-Alpes et de Cherbourg - Rues du Lieuvin, du Bessin et du Bocage - Rue et villa Santos-Dumont.  Deuxième jour: Place Cambronne - Rues du Laos, de la Cavalerie et du Général-de-Lamirat - Place et rue Dupleix - Rue Violet - Place et rue du Commerce Rues Léon-Lhermitte et Péclet - Rues de Viroflay et de l'Amiral-Roussin - Place Adolphe-Chérioux.
14°voyage: Premier jour : Rue de Châtillon - Avenue Jean-Moulin - Boulevard Brune - Avenues du Général-Maistre, Maurice-d'Ocagne et Marc-Sangnier - Rues Maurice-Bouchor et du Général-Humbert - Rue Wilfrid-Laurier - Place Marthe-Simard et rue Maurice-Noguès - Rue Julia-Bartet.
Deuxième jour : Rue de Châtillon (Paris) - Rue Friant et avenue de la Porte-de-Montrouge - Boulevards Romain-Rolland (Montrouge) et Adolphe-Pinard (Malakoff) - Rue Jean-Bleuzen (Vanves) - Carrefour de l'Insurrection- Rue Ernest-Laval - Villa Léger et villa d'Arcueil - Rues Diderot et Aristide-Briand - Rue du Docteur-Georges-Lafosse et impasse de Bagneux - Rue de Châtillon (Vanves).
15°voyage: Premier jour : Rue Cardinet - Rues Meissonier et Bré-montier - Avenue de Wagram - Rues Nicolas-Chuquet, Philibert-Delorme, Verniquet, Alfred-Roll et Eugène-Flachat - Boulevard Berthier - Avenue Brunetière - Rues Jules-Bourdais, de l'Abbé-Rousselot et de Saint-Marceaux Passage de la Hutte-au-Garde et square Claire-Motte Boulevards du Fort-de-Vaux et de Douaumont - Avenue de la Porte-de-Clichy - Rue André-Suarès - Parc Martin-Luther-King - Rues de Saussure, de la Crèche et Christine-de-Pisan - Porte d'Asnières.
Deuxième jour : Avenue de la Porte-d'Asnières - Rues Pablo-Neruda et Jules-Verne (Levallois-Perret) - Rues de la Gare et Victor-Hugo - Route d'Asnières (Clichy) Pont d'Asnières.
Troisième jour : Pont de Levallois - Quai Michelet (Levallois-Perret) - Pont d'Asnières - Quai du Docteur-Dervaux (Asnières) - Parc de l'Ile-Robinson et Cimetière des chiens - Boulevard Voltaire - Cimetière ancien d'Asnières - Rue des Bourguignons - Gare de Bois-Colombes.
Quatrième jour : Gare d'Asnières - Rues de Bretagne et de l'Ouest - Avenues de la Marne, de l'Étoile, Flachat et Max-de-Nansouty - Rue des Bourguignons - Rues André-Cayron et Michelet - Villa Pauline, passage des Capucines et avenue des Trois-Communes - Rue des Champs, avenue et rue du Bac, avenues de la Cigale et des Basses-Bruyères - Avenue Baudouin et rue de Verdun
Rue de la Station et gare d'Asnières.


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19 février 2023

THE LAST OF US

 

champs



Le phénomène mondial du Covid 19 semble avoir eu des répercutions sur la créativité … Voilà qu’un jeu vidéo édité par Sony Computer Entertainement en 2013 se transforme en série télévisuelle remarquée et remarquable en 2023. Et cela certainement grâce à l’impact de la pandémie sur les esprits.
 Le jeu vidéo a bien sûr ses adeptes et ses spécialistes, ses magazines et ses critiques, en un mot sa « communauté ». Mais cela reste dans un cloisonnement qui échappe à l’audience internationale des productions de séries réalisées et diffusées par les chaines payantes.
La chaine américaine HBO ( Home Box Office) réitère ses succès internationaux d ‘« Homeland », des « Soprano » ou de « Games of Thrones » avec la réalisation et la diffusion d’une série très impressionnante intitulée: « The Last of Us ».

 

the last of us



Les cinq premiers épisodes sont diffusés en France grâce à un accord de distribution tout récent avec Prime Video, le concurrent de Netflix.
La pandémie donne des frayeurs et aussi des idées. Et cela renouvelle ici, un genre bien défini que l’on appelle la « dystopie futuriste nihiliste » The Last of Us est remarquable par son originalité formelle.
Du film de Fritz Lang "Métropolis"  à "Matrix" le genre est bien connu. Cette nouvelle série s’apparente à un des sous-genres lui appartenant que l’on pourrait appeler « collapsophile ». Cela concerne le futur d’ « Après ». Après la catastrophe, après le basculement du monde tel que nous le connaissons. Tel  l’ « Omega man » de 1971 avec Charlton Heston ou l’angoissant « La route »  tirée du roman de Cormac McCarthy. Le monde est livré à lui même. Il faut survivre. Une errance, une quête dans un monde sauvage parsemé de dangers nous mène de contrées ravagées en paysages effondrés. Les protagonistes révisent leur morale personnelle, s’adaptent à la dureté du temps mais gardent leur humanité. Les autres sont soit des tueurs insensibles en quête de nourriture soit des zombies décérébrés qui ne pensent qu’à mordre.


The Last of Us reprend ces codes si utilisés mais en les régénérant par différents choix très intelligemment agencés. La première scène de l’épisode 1 de la première saison ( la suite est en fabrication) nous mène sur un plateau de télévision en 1968. Deux épidémiologistes sont interrogés sur les craintes d’une pandémie virale pouvant être si facilement répandue par les voyages en avion. Rien de nouveau à cela, nous connaissons bien ce genre de propos. Mais où la série montre son originalité, c’est par le dérapage opéré dans la scène convenue dont on ne saurait rien attendre. L’un des spécialistes nous explique que les épidémies ont toujours existé et que l’homme survit malgré tout. Le monde a connu bien des soubresauts mais les virus ont été vaincu et que pas plus que les bactéries, ils ne sont le plus grand des dangers. La guerre et les maladies ont tué des millions de personnes mais l’homme gagne toujours à la fin. Cet épidémiologiste nous explique alors calmement que les plus dangereux des micro organismes pour l’homme sont les champignons !
La scène est filmée avec beaucoup de soin et de réaliste. Les visages des protagonistes sont adaptés à l’époque; même la couleur semble teintée d’un halo sourd et orangé qui nous plonge dans l’imagerie du début de la couleur de la fin des années soixante. Le ton est donné pour un déroulé assez excentrique dans la composition des scènes. Le temps est déterminé par des encarts: 1968 puis 2003 à Austin au Texas puis 2023 à Boston et retour en septembre 2003 à Djakarta pour ouvrir le deuxième épisode.

epidemiologistes 1968

Ces deux introductions à caractère scientifique force notre compréhension du particulier en l’introduisant dans un général qui nous fait sentir l’ampleur du problème que notre héros aura à affronter. Cette deuxième présentation du problème pandémique se déroule en Indonésie.

autopsie one

Une longue séquence avec une sorte de pesanteur nous amène à faire connaissance avec une excellente actrice indonésienne, Christine Hakim, qui interprète une scientifique spécialiste reconnue et autorité incontestable en Mycologie. Sous l’oeil des militaires, elle constate à sa grande stupeur le passage de la barrière d’espèce d’un champignon entomopathogène. La scène tournée en indonésien est d’une grande force. Le rythme en est lent et oppressant. Comme l’architecte naval devant le plan des caissons étanches perforés du Titanic qui s’assoit en présence du capitaine dans le film de Cameron, elle est la seule au monde à comprendre que le monde est perdu. Le général désespéré par ses propos lui demande que faire, elle tremble, sa respiration s’accélère, pose son thé sur la table et ne dit qu’un seul mot «  Bomb » .. « Bomb this city and everyone in it »

Christine Hakim


 Le décalage entre la douceur de cette dame d’âge mûr avec de jolies lunettes d’écaille et son propos radical nous glace d’effroi… Que sont ces champignons entomopathogènes? Est ce de la science fiction? Non cela est réel. Il n’y a que le saut de la barrière d’espèce qui n’est pas encore actuel. Le champignon Cordyceps de la famille des cordycipitaceae existe réellement. C’est un champignon parasite d’insecte qui prend possession de leurs corps, s’en nourrit et cause leur mort. L’entomologiste de la première séquence d’ouverture nous avait prévenu que la température du corps humain était trop élevée pour ce parasite mais que le réchauffement climatique s’il y avait lieu, permettrait sans doute des mutations de ce tueur redoutable. Le terrible champignon prend ici des allures de Blob dans le générique animé. Une excroissance jaune de ramification multiple utilisant un procédé qui ressemble beaucoup au déroulé du générique de Games of Thrones, les châteaux sont remplacés ici par des Blob.
  Le Blob est un mystère fascinant. Cette sorte de champignon très invasif doté d’une croissance extrêmement rapide car il double de taille chaque jour, semble doté d’une certaine « intelligence » .. Il trouve son chemin direct vers sa nourriture et mémorise ses trajets.. Il peut sortir d’un labyrinthe, les études le démontrent. Se développe et colonise ou se solidifie pendant plusieurs années s’il n’a pas de quoi se nourrir puis renait à la faveur d’une pluie avec nutriments …L’on sait aujourd’hui qu’il n’est ni un animal ni une plante ..c’est un Blob. Pour ceux qui ont des doutes, il faut lire la page qui lui est consacré sur le site du Muséum d’Histoire Naturelle.

Le cordyceps est un parasite d’organisme vivant, le blob heureusement non, mais la connexion entre eux par l’imagination du scénariste Grog Marin fait de cette pandémie fongide une terrifiante explication pour détruire le monde. Les « infectés » sont désormais gouvernés par leur seule envie de mordre et de se reproduire. Ils se transforment en ayant à différent stade de l’évolution du champignon des « excroissances fongiques » qui lui parasitent le visage et le corps. Les infectés sont aussi effrayants que les Orques de sinistre mémoire. Ils périssent par les flammes et les balles mais sont extrêmement rapides dans leurs mouvements d’attaque.

Dans les films comme Dawn of the Dead ( 2004) ou World War Z (2013) les premiers moments sont extrêmement soignés et très tendus. Il faut saisir le moment où tout bascule, le moment de rupture avec la vie précédente et la panique collective qui en découle. Dawn of the Dead montre un début intimiste et prend de la hauteur avec des vues aériennes impressionnantes où le spectateur peut suivre la course folle d’une voiture sur une route de campagne qui va percuter une station service. Dans World War Z, c’est une famille dans l'illusoire protection de l’habitacle de leur véhicule pris dans des embouteillages puis la vue panoramique en spirale d’une ville en feu avec Brad Pitt en hélicoptère, regardant le monde s’écrouler.
Il en est de même ici, les scènes d’avant le chaos sont situées en 2003..un père et sa fille. Des voisins plus âgés et sympathiques avec un gentil chien. Une banlieue très douce de Boston, le soleil et le sourire de la très jeune et jolie actrice Nico Parker ( vue dans Dumbo ) le temps s’écoule doucement en événements de la vie quotidienne apparement anodins, si ce n’est qu’ils ne sont là que pour nous faire toujours craindre le pire. C’est lent et descriptif, soigné et réaliste. Le drame survient bien évidement mais avec un enchainement assez étonnant où le spectateur ne semble voir que ce que la jeune fille ne voit et rien de plus ne lui est dévoilé. L’arrivée impromptu de son père la sauve d'un péril imminent qu’elle ne semble toujours pas réaliser. C’est très précisément daté du vendredi soir 26 septembre 2003. le jour où le monde bascule.

Pedro Pascal


Le père joué par Pedro Pascal est une bonne trouvaille. Cet acteur américano-chilien au physique particulier avait trouvé une belle présence dans un rôle, somme toute secondaire ( une saison ) de la série Games of Thrones. Il y incarnait Oberyn Martell qui meurt rapidement la tête écrasée entre les mains de la « Montagne ». Pedro Pascal poursuit alors une ascension qui, de "Narco" en passant par "The Mandalorian" l’amène à "The Last of Us" où il excelle. Les illustrations du jeu video laissaient apercevoir une sorte de stéréotype malvenu du beau et jeune « collège boy type » dont le cinéma américain a du mal à se départir. Juan Pedro Balmaceda Pascal détient un physique plus complexe pour ce type de personnage qui se dévoile contrasté. Brun, il est physique et viril, le port de la moustache qu’il semble porter à la ville, est assez convaincant pour étayer son profil psychologique.
Des indications très succinctes nous sont données. Il nous appartient d’imaginer son métier, la présence de son jeune frère, sa fille, l’absence de sa femme ..les implications du Desert Storm Combat vétéran aperçu en autocollant à l'arrière de son pick up. Il est très investi et responsable mais loin d’être psycho-rigide; il recèle une faille, une fêlure qui ne semble pas uniquement liée à son passé mais peut être aussi aux drames à venir. C'est un héros positif et torturé qui replace la force et la testostérone à sa juste place derrière le gouvernail d’un intellect et d’une sensibilité.

Le héros tragique fonctionne avec les ressorts de la tragédie: La fatalité, l’honneur, l’amour. La quête qui l’emmènera au travers des Etats Unis comme un chevalier errant, comme un impossible Galaad qui malheureusement ne retrouvera jamais le monde perdu, détruit, oublié par les nouvelles générations. Le couple père /fille ne reste heureusement pas longtemps présent face aux péripéties qui l’entrainent et le lient à une autre jeune fille qui devient sa fille symbolique, celle qu’il ne doit pas perdre car la tentation du renoncement est assez proche derrière les assauts de la culpabilité. Il n’a pas su, il n’a pas pu sauver ses proches. Son frère, Tommy devient le premier mobile de sa quête. Très vite l’honneur et l’amour le lui commandent, la fatalité l’écrase. Il devient encore plus dur à lui même comme aux autres mais la personnalité de la jeune Ellie qu’il doit protéger comme sa fille, le déride, le rachète à son humanité propre.

 

Bella_Ramsey_2022


Voilà de nouveau une belle et très judicieuse trouvaille en la personne de la jeune Isabelle May Ramsey dit Bella Ramsey. Actrice anglaise née en 2003, qui à l’âge de 10 ans fait des débuts très remarqués, elle aussi, dans la série Games of Thrones. Elle y apparaît dans le septième épisode de la sixième saison en interprétant la nièce de feu Lord Commander Jeor Mormon de la Garde de Nuit. Elle impressionne par son physique étrange et médiéval, sa tenue et la force de son jeu. Le choix opéré ici donne au personnage d’Ellie une dimension qui lui permet d’échapper au sempiternel cliché de l’adolescente insupportable qui est l’objet de toute les attentions des adultes forcement en décalage sur la jeunesse et les soucis de celle ci.
Rien ne nous est donné comme présentation des caractères. Ils apparaissent sans introductions comme par exemple l’actrice australienne Anna Torv, qui interprète Tess l’alliée de Joel joué par Pedro Pascal. Sans transition, on retrouve Joel à Boston en compagnie de Tess alors que nous l’avions laissé avec sa fille et son frère Tommy au Texas. Tess est une femme combattante, intelligente et de fort charisme. On ne sait rien de leur relation. Ils forment certainement un couple mais semble plus liés par les événements et leurs caractères que par leurs sentiments. Ils sont entrés en résistance contre l’ordre établi dans les zones de quarantaine où ce qui reste de l’armée américaine organise la vie avec une main de fer. On retrouve en écho parallèle les combats actuels des libertariens contre le pouvoir central, les fascinations survivalistes des milieux apocalyptiques. Car rien n’est très réjouissant dans ce monde de camps retranchés entourés par les infectés qui menacent tout le monde. La FEDRA (fédération) a établie une dictature sévère et punit de mort tous ceux qui sortent sans autorisation du périmètre sous contrôle. Les personnes sont euthanasiées, même les enfants, si le testeur indique une contamination. Cela rappelle le pistolet à température des temps covidiens.
La jeune Bella Ramsey incarne donc Ellie, un rôle prépondérant car elle devient un enjeu considérable et l’alter ego de Joel dans la poursuite désespérée pour la vie.
Elle apparait au milieu du premier épisode, le plus long des cinq diffusés en France à ce jour: 1h 20 mm. C’est une captive qui peu à peu laisse apparaître des informations sur l’importance de son rôle. Elle est peut être l’antidote si recherché depuis vingt ans car le Cordyceps est en elle mais ne peut se développer. Nous pouvons faire un aparté sur le Cordyceps Sinensis qui est actuellement très valorisé pour ses effets énergisants et vitalisants. Il fait partie aujourd’hui des champignons médicinaux très appréciés en Asie. Dong Chon Xia Cao en Chine, Tocheikasa au Japon « le champion chenille » agit sur le corps et l’esprit. Il élimine fatigue et lassitude, régule les hormones, améliore la santé reproductive et sexuelle, est bénéfique pour le système immunitaire et respiratoire!  Il arrive enfin en Europe! Vous pouvez en commander en ligne.

bella Ramsey


Revenons à Bella Ramsey. Sa prestation commence doucement pour prendre une ampleur ravageuse. Son physique y est pour beaucoup, son jeu aussi. Son visage est mouvant comme les dunes, la lumière comme le vent là bas, le sculpte en différent aspect. De terrifiante à jolie, elle passe d’une beauté florentine du quattrocento à une trisomique infernale sortie d’une photo de Peter Witkin. Son oeil est lissé comme celui d’un masque Nô, son front est bombé comme la poupée mécanique et brillante adulée par Donald Sutherland chez Fellini. Son menton rond lui donne cet air juvénile appartenant encore à l’enfance en complète confrontation antagoniste avec ce regard d’oeil inversé.
Le duo Pedro Pascal/Bella Ramsey fonctionne en domino, lui force physique et force mentale mais dépression et angoisses, elle jeune, fine et frêle, n’a pas connue le « monde d’avant ». Elle est gaie et curieuse de tout. Intelligente, elle se joue des règles et des adultes qu’elle décrypte très vite. Elle semble avoir une confiance infinie en elle même. Elle est l’avenir, la personne christique qui sauvera le monde par son sang qui résiste à l’infection.

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Avec dix millions de dollars de budget par épisode, Last of Us laisse découvrir des décors grandioses, des vues de ruines « romantiques », de friches industrielles, de palais oubliés et secrets. Le directeur de la photographie Eben Bolter réussi à donner une ambiance particulière aux différentes scènes d’intérieur grâce à ses lumières extrêmement bien maitrisées. Le monde d’après ne dispose que peu d’énergie et les lumières sont diffuses, les dédales de couloirs crépusculaires recèlent de pièges et de mystères. La grande scène d’attaque de nuit de l’épisode 5 est en cela une réussite absolue. La lumière fut parait-il très difficile à mettre au point. D’ingénieux systèmes furent expérimentés à partir de grues avec un « filet d’éclairage de 400 tubes LED bicolores de 182 cm en grilles ». La confusion, le feu et les éclairs sont baignés dans une nimbe orange iodée. Le drame de Kansas City semble prendre ici sa conclusion. Les combattants libres ont réussi à renverser l’ordre établi mais la nature se rappelle à eux. Du trou béant sort l’objet de toute nos peurs, le stade fongique absolu de l’homme infecté recelant des défenses inconnues jusqu’alors.
La fin de cet épisode 5, le dernier actuellement, nous oriente vers la conscience d’une possibilité de remède ou d’un antidote bien que les faits en démontre la difficulté.

fongkiller


L’épisode 3 est un amusant pied de nez au spectateur. Basculant dans un prequel, un « flash back » qui s’impose à partir de quinze minutes. L’action se situe le 30 septembre 2003 soit le troisième jour après l’effondrement montré dans l’épisode 1. Nous assistons à un basculement de l’histoire dans une autre, avec deux excellents acteurs qui nous font oublier Joel et Ellie.
Nick Offerman et Murray Bartlett sont au centre d’une relation complexe et tendue, constituant un long développement qui dans sa chute se raccroche à notre duo. C’est extrêmement amusant de voir le scénario se jouer des codes dans un souci de réalisme qui commence par: Et pourquoi pas?

Nick Offerman et Murray Bartlett


La presse critique s’est fait l’écho de contestations sur les réseaux sociaux. De nombreux messages ont déferlé pour se plaindre de ce troisième épisode qui pourtant par son particularisme renforce d’autant le particularisme de la série.


L’interaction avec les infectés étant sommes toutes assez limitée, il en va de même avec le traditionnel film de zombies. Il faut les tuer avant qu’ils ne vous mordent, cela constitue le seul ressort de la confrontation. Ici, la confrontation avec les instances gouvernementales dictatoriales qui organisent la vie des survivants, avec les milices libertariennes voulant vivre en indépendance du gouvernement central donnent une trame de guerre civile dans lequel notre duo doit trouver son chemin. Cela complexifie le ressort dramatique et augmente les périls.

Melanie Lynskey

 

 

 

La personne de Kathleen, cheffe des milices de Kansas city est aussi une très bonne idée. Le personnage du « méchant » se trouve étoffé par une ambivalence que la comédienne néo zélandaise Melanie Lynskey incarne à merveille. Voilà une femme au physique agréable, assez ronde, à la voix douce et compatissante qui se dévoile implacable dans ses décisions drastiques.

Elle fait peur par son implication sans réserve dans le camp du bien en optant pour des méthodes radicales où la fin justifie les moyens employés. Elle impressionne par son autorité douce et argumentée qui fait fi de la vie humaine.

Ce personnage régénère la vision du « bad guy » en plaçant le féminisme guerrier au centre de la problématique de survie. Elle devient le chasseur et notre héros oublie les infectés qui deviennent un problème secondaire jusqu’à ce qu’ils réapparaissent pour faire monter la tension d’un niveau vers un insoutenable impossible que la terrifiante bataille finale termine.

 

  
Voici donc une série utilisant tous les codes traditionnels en les magnifiant par un découpage très surprenant de séquences données dans un désordre à la hauteur du chaos environnant. Le personnage principal, Joel, n’ayant pas encore livré ses secrets, provoque une interrogation pour la suite des aventures avec en maitresse de cérémonie, la jeune Ellie qui elle aussi, va devenir de plus plus ambivalente dans son rôle de teenager pourchassée. Le monde est à fuir et à reconstruire. Il n’y a pas de possibilité pour nous, spectateur, de prévoir la suite tant le monde est hostile aux héros positifs. La saison 1 comporte dix épisodes, cinq sont déjà diffusés.

 

La saison 2 est en tournage. L’avertissement réglementaire relatif au contenu nous renseigne:

« Contient des scènes de nudité, contient des scènes violentes, consommations de drogues, consommation d’alcool, tabagisme, contient du langage grossier, contenu à caractère sexuel »

Tout un programme face à la fin du monde…

yuck!

 

 

 

 

 

 

 

***

 

 

 

 

7 janvier 2023

LE TRIANGLE PARFAIT

triangle money

« It was the first time I had ever had a client conference in which the client was naked - and not only that, but trying to sit on my lap. However, it had been Linda Sandoval who had insisted on the time and place to meet. She was the one who got naked, not me. »



Il s‘agit d’un ton. D’un ton de voix, une narration si simple et efficace qu’elle se fige dans l’attention du lecteur, sans effort, sans résistance. L’histoire se pose dans l’esprit avec ses petits faits et son enchainement qui dans le premier sens du verbe, nous attache, nous captive. Michael Connelly raconte des histoires.
Il est maintenant une des premières personnalités d’un genre particulier de la « littérature » américaine; le fameux roman policier qui déroule ce monde fascinant et terrifiant des marginalités de la vie courante. Ses protagonistes sont l’incursion de notre normalité dans le monde souterrain des déviances, des moments de rupture dans des vies buttant sur, luttant contre, l’irréparable: la mort.
Il y a toujours des morts et des enquêtes, cela pose le roman comme genre…La justice doit triompher de cet irréparable. Le policier; l'avocat; le journaliste est là pour résoudre les mystères dans le but de faire passer la justice réparatrice du monde. Michael Connelly dresse en saga ses « héros » policiers, avocats ou journalistes qui se rencontrent et se retrouvent suivant les textes et les années.



«We were in a privacy booth at the Snake Pit North in Van Nuys. Deep down I knew it might come to something like this - her getting naked. It was probably why I agreed to meet her in the first place."Linda, please," I said, gently pushing her away.

"Sit over there and I'll sit here and we'll keep talking. And please put your clothes back on."

She sat down on the changing stool in the booth's corner and crossed her legs. I was maybe three feet away from her but could still pick up her scent of sweat and orange-blossom perfume."I can't," she said."You can't? What are you talking about? Sure you can.""No, if my clothes are on I'm not making money. Tommy will see me and he'll fine me.""Who's Tommy?""The manager. He watches us[…] »

club


« How much will this cost me?" she asked."Twenty-five hundred for starters payable right now. I can take a check or credit card. Then I go see Seiver tomorrow, and if it ends there, that will be it. If it goes further, then you pay as you go. Just like it works in here."
« She stood up to pull on the G-string. Her pubic hair was shaved and cropped into a dark triangle no bigger than a matchbook .There was glitter dust in it so the stage lights would make that perfect triangle glow.

"You sure you don't want to take it in trade?" she asked. "Sorry, darling. A man's gotta eat. "Once she snapped the G-string into place in the back, she stepped toward me and leaned down in an oft-practiced move that made her brown curls tumble over my shoulders.
"A man's gotta eat pussy, too," she whispered in my ear."

Well, that, too. But I still think I'll take the money this time." "You don't know what you're missing." She stood up and raised her right foot, removing her spike. She wobbled for a moment but then steadied herself on one foot. From the toe of her shoe she pulled out a fold of cash. It was all hundred-dollar bills. She counted out twenty-five and gave them to me. »

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Le «  triangle parfait » est une petite nouvelle de M. Connelly publiée en 2010 dans un livre collectif qui n’a toujours pas pas été traduite en français.  Ici, il n’y a pas de drame, de meurtre ou de mystère…Il n’y a que le ton et l’idée et c’est ce qui donne à la narration la force des autres grands romans publiés depuis 1992, dont certains sont des chefs d’oeuvres d’idées et d’agencements d’intrigues ..

Ce petit texte fut donc publié dans un livre collectif intitulé « The Dark End of the Street: New Stories of Sex and Crime » édité par Bloomsbury sous la direction de S.J. Rozan et Johnathan Sanglofer qui réalisa aussi les illustrations. C’est une commande, un exercice de style pour auteurs. Rozan et Sangloter, eux mêmes contributeurs avec chacun une nouvelle, demandèrent à des écrivains en vues d’imaginer une histoire « policière » utilisant le cocktail classique, mélange toujours à renouveler, du sexe et du crime.


Dix neufs nouvelles inégales en tailles et pertinences furent ainsi rédigées par des auteurs aussi différents que Joyce Carol Oats,  Jonathan Lethem, Laura Lipman, l’irlandais Patrick McCabe, l’anglais Lee Child et Michael Connelly entre autres.

Cette petite nouvelle non traduite dont il est question ici, signée Connelly est loin des production habituelle de l’auteur qui maintenant avec ses adaptations cinématographiques et télévisuelles très réussies acquière une grande notoriété..déjà fortement établie par des ventes remarquables et des prix comme le MWA« Prix mystère de la critique », l’Anthony Award et le Grand Prix de la Littérature Policière, catégorie roman étranger.
Chaque livre des aventures de l’inspecteur Hieronymous « Harry » Bosch, de l’avocat Mickey Haller ou du journaliste Jack Mac Evoy est traduit en quarante langues et diffusé largement dans le monde entier.
« The perfect triangle » caché dans un ouvrage collectif au succès confidentiel est injustement hors de portée du lecteur non bilingue …Voici ici par une petite note la réparation de cette injustice criante. Car la fécondité de Michael Connelly qui sait derrière l’intrigue de ses romans mettre en place une atmosphère jouant sur l’identification du lecteur opérée à plusieurs niveaux, distille ici dans ce tout petit texte, une poétique exclusivement américaine que l’on peut retrouver par exemple dans les paroles et la musique de Tom Waits comme de Springsteen.

Le propos se déroule en trois temps. Une première discussion avec une jeune femme sous le coup d’une « mise en examen » pour un délit mineur. L’intervention de son avocat pour que l’affaire soit classé ou même rejeté par le bureau de police pour vis de forme, puis de nouveau une rencontre avec la jeune femme pour lui annoncer la bonne nouvelle…

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L’ingéniosité de Connelly place la bannière « sex and Crime » sur un registre mineur et très particulier… La jeune femme, Linda Sandoval est une étudiante avocate qui a elle même trouvé la faille dans la procédure …Elle joue son avenir car sa probable condamnation ruinerait sa future carrière. Mike Haller, un des personnages récurrent de Connelly*, est un avocat en cheville avec un policier du nom de Seiver qui supervise les dossiers à présenter au juge …Le monde du sexe est admirablement évoqué en plaçant la discussion dans un club de striptease, le Snake Pit North situé sur l’avenue Van Nuys à Los Angeles. Connelly ne cache pas la sourde excitation de Mike Haller..Il le fait parler, il le fait nous parler, à la première personne..Le « crime » est ce que l’on qualifie d’ "attentat à la pudeur" c'est à dire un bain diurne et naturiste dans le Pacifique…La faille est que le délit n’est recevable qu’en flagrant délit ..alors que dans cette situation, c’est le policier qui a créé le délit en demandant à la jeune femme de sortir de l’eau et donc a lui même provoqué sur le fait, l’attentat répréhensible… Elle aurait dû se vêtir avant de sortir ..Mais le policier lui a ordonné de sortir de l'eau devant témoins. Cette subtilité peut être recevable en droit, mais ne pourrait être immanquablement retenu par le juge donc par sécurité, Seiver, le policier en charge des dossiers, convaincu de l’importance de faire échapper aux foudres de la justice cette futur avocate « protégée » de Mike Haller, trouve un autre subterfuge pour classer l’affaire….

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« Actually, no dispo. I want to talk about making the case go away. Completely. Before it's filed." Seiver's head came up sharply and he looked at me.

"This chick was caught completely naked on Broad Beach. She's an exhibitionist, Haller. It's a slam-bang conviction. Why would I make it go away? Oh, wait, don't tell me. I get it. The sandwich was really a bribe. You're working with the FBI in the latest investigation into corruption of the Justice system. I didn't know it was called Operation Brisket. »

« What are you talking about, an entrapment defense? Is this a joke?"

"It's not entrapment but it's not a valid arrest. The deputy created the crime and that makes it an illegal arrest. He also humiliated her by having her dragged out of the water and put on public display. I think she's probably got cause for civil action against the county. »

(.......)


« But you have an alternate plan," I prompted."Of course I do, Haller."He stood up and moved what was left of his sandwich from the clear spot on his desk."Hold this, Haller."I stood up and he handed me a file with the name Linda Sandoval on the tab. He then stepped up onto his desk chair and used it as a ladder to step up onto the clear spot of his desk.

"What are you doing, Seiver? Looking for a spot to tie the noose? That's not an alternative."He laughed but didn't answer. He reached up and used both hands to push one of the tiles in the drop ceiling up and over. He reached a hand down to me and I gave him the file. He put it up into the space above the ceiling, then pulled the lightweight tile back into place.Seiver got down and slapped the dust off his hands."There," he said."What did you just do?""The file is lost. The case won't be filed.  »

La scène finale pose le dilemme intérieur de l’avocat Haller; il est heureux d’annoncer à Linda Sandoval qu’elle échappera pour toujours aux tracas judiciaires et pourra poursuivre son intention d’intégrer le barreau. Il lutte contre son sur-moi face aux réminiscences des propositions de récompenses formulées lors de son premier entretien avec Linda Sandoval. Connelly joue avec son public masculin et flatte son public féminin.
 Les lumières du bar, les néons du bureau fonctionnel, le mobilier et les ambiances des deux lieux antagonistes, la boite de Strip et la petite pièce surchargée de dossiers du fonctionnaire fonctionnent à merveille pour se renforcer l’un l’autre ..la scène de la baignade uniquement racontée par Haller s’entoure de visions en parfaites résonances avec la position érotisée de Linda Sandoval dans ses entretiens avec Mike Haller. La fin est un « Happy ending » qui satisfait le lecteur….Cette nouvelle n’est pourtant pas « cinématographiable » car la puissance d’évocation est supérieure à tout ce que l’image pourrait montrer, dévoiler et pour ce faire, minimiser. Si simple, si efficace comme un Haiku, le Triangle Parfait est peut être aussi intraduisible sans enlever la pure poésie particulière américaine, existant par ailleurs dans les silences d’Edward Hopper par exemple.

 

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« But I had to see her one more time. Her body had left a memory imprint on me in the privacy booth. And I had started dreaming about being with her now that the case was closed and it could be argued - before the Bar if necessary - that she was no longer a client. Bar or no Bar, I wanted her. There was something intoxicating about having the smartest girl in the room moving up and down on you. »



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« She paused for a moment, her face hard in the red light bouncing off the mirrors in the club."Okay. Then let's go make Tommy happy."She came back and took hold of my tie. She led me toward the back rooms and the whole way there I thought that there was no doubt that she was going to be a better lawyer than she was a stripper. One day she was going to be a killer in court. »

« Elle s'arrêta un instant, son visage dur dans la lumière rouge qui rebondissait sur les miroirs du club. "D'accord. Alors allons rendre Tommy heureux." Elle est revenue et a saisi ma cravate. Elle m'a conduit vers les arrière-salles et pendant tout le trajet, j'ai pensé qu'il ne faisait aucun doute qu'elle serait meilleure avocate qu'elle n'était strip-teaseuse. Un jour, elle allait être tueuse au tribunal. »

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Extraits de
Short Stories
Michael Connelly
https://itunes.apple.com/WebObjects/MZStore.woa/wa/viewBook?id=0
Le contenu intégral est protégé par des droits d’auteur.

girl girl

 

 

 

 

*  Mickey Haller apparait dans six romans de Michael Connelly dont le dernier intitulé "The Law of Innocence" a été publié en 2020.

 

 

 

 

 

5 novembre 2022

ANTHROPE ART

 

A1


( Attention cet article contient de nombreux anglicismes)



Incipit :
La volonté et les possibilités de la transformation des corps prennent une certaine importance dans la société actuelle mise en vitrine par les réseaux numériques de communication sociale.

Genèse du processus, réflexions artistiques et révolutionnaires.

Réflexions sur le « Bod-Mod » ou modifications corporelles.


Photo Charles Paul Wilp 1960

La main de l'artiste est de l'Art.

Le Ready made n’a pu s’imposer qu’en fracturant des barrières mentales scellées par la raison. C’est à dire qu’il était impensable de percevoir une faïence manufacturée moulée en urinoir comme une fontaine désignée comme oeuvre unique. Le performatif est un outil puissant d’hypnose collective. Il est dit, décrété, affirmé de la position d’où il émane pour créer une vérité. « Je vous déclare unis par les liens du mariage » Qui parle, d’où parle-t-il, sont la condition du performatif. La fonction reconnue et respectée de celui qui « déclare » utilise l’autorité de sa position pour faire naitre par le verbe ce qui n’existait pas quelques secondes auparavent. Par le Ready made, le domaine sacralisé de l’Art s’est trouvé ainsi ouvert à des possibles inimaginables. Des objets, le performatif s’est déployé sur les corps. Nouveau terrain pour y affirmer une démarche artistique, l’artiste produisant de l’art par le simple fait de son geste ( innéité du talent ). Jeter de la poudre d'or dans la Seine est de l’art. Cela est de l' art car il est un artiste. La main de l'artiste est de l'art, jusqu'à par exemple s'approprier un mélange de sulfate ferreux et de cyanoferrate qui donne en proportion de sulfate de chrome et de bleu de Prusse, une couleur qui devient a elle seule une oeuvre d’art en poudre: le bleu Klein.

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Anthropoétries en musique - Klein- 1960


Du geste au corps, la « performance » de l’artiste utilise le corps de volontaires ,de préférence de jolies femmes nues, roulant pleines de pigments sur de grands papiers qui deviennent des « oeuvres »( cf: anthropométrie Klein 1960) puis bientôt chez ses émules, par une démanrche induite, son propre corps lui même sacralisé par sa position d’artiste agissant. Le corps et ses émanations rentrent dans l’oeuvre créée en tant que médium de la démarche qui par son concept énoncé, se donne à voir et à comprendre par le spectateur parfois lui même associé. Les grandes performances des années 1970 sont à regarder comme un apprentissage élitiste, intellectualisé d’une « action sur le corps » donnant  « une action sur l’esprit ».

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Gina Pane - épines dans la peau -  performance 1974


 Un courant avant gardiste parmi ses manifestations se défini comme « art corporel », il est très documenté grâce à la revue « arTitudes » de François Pluchard qui fut son rédacteur en chef de 1971 à 1977. Comme nous l’explique Clélia Barbut dans « Valeurs et formes de la réalité dans l’art corporel français des années  1970 » ( perspectiva.net)  Les artistes comme Gina Pane (1939-1990) Michel Journiac (1935-1995) ont fait de leur corps un « matériel d’art ». Utilisant le corps et ses fluides, sang et autres, comme un outil, une mobilisation du vivant pour dans un premier temps s’opposer au langage artistique traditionnel « saturé d’histoire ».
C’est une démarche critique comme le souligne François Pluchart: «  L’art n’a rien à voir avec l’esthétique. C’est un exercice critique et son efficacité est d’autant plus grande qu’il s’affronte plus ouvertement aux tares de la société ».  La société et ses malformations sont l’objectif de la lutte. L’art traditionnel est par son culte du beau, un bandeau sur la réalité. C'est cette même réalité qui par la sociologie moderne ( année 70/80) devient un champs de lutte contre les dominations, les déterminismes, le goût cultivé, le conservatisme bourgeois. L’ "habitus" ou l’ "hexis corporelle" de Pierre Bourdieu est un préalable à la réflexion de l’artiste en lutte. L’habitus, c’est la manière de se tenir, la manière d’être, c’est l’acquis qui fonctionne comme de l’inné: « Culture devenue nature, c’est-à-dire incorporée, classe faite corps, le goût contribue à faire corps de classe; principe de classement incorporé qui commande toutes les formes d’incorporation, il choisit et modifie tout ce que le corps ingère, digère, assimile, physiologiquement et psychologiquement. » ( La Distinction, critique du jugement social cité par Clélia Barbut).
 La performance comme lutte avec le corps pour libérer les corps de classe en cassant les « habitus » carcan imposé par la classe dominante sur d’ elle même et de son jugement. Ressentiment? Revanche? En tout cas volonté de sortir du cadre formaté, de s’émanciper des injonctions bourgeoises normatives.

 Comme le souligne très justement Nathalie Heinich dans le « Triple jeu de l’Art Contemporain » (Ed minuit 2002). Calqué sur le modèle religieux, les artistes sont les prophètes bousculant la société (pleine de tares), les critiques d’art, commentateurs, galeries et autres pourvoyeurs sont les prêtres et grands prêtres (ordonnant le culte) , le public est la masse des fidèles ( qui écoutent et croient).

orlan FIAC 1977


La lutte contre la « société » permet toutes les transgressions. Le progressisme est une transgression, l’avant garde une prophétie.
Lorsque Mireille Porte dit ORLAN propose contre une pièce de cinq francs « le baiser de l’artiste » lors de la FIAC en 1977, la répercussion est immense …Assise derrière une coque avec photographie de sa poitrine nue, elle embrasse celui qui met une pièce dans la fente du distributeur…comme pour un chewing-gum dans le métro.  Cela choque et fait réfléchir ..sur quoi? La marchandisation des corps? Nous n’y étions pas encore en 1977. Consumérisme ? Prostitution? Non, contre les « bonnes moeurs de la morale conformiste » par l’humour. C’est par la prise de pouvoir sur son corps qu’Orlan s’affiche et provoque. Elle joue avec le regard des hommes et provoque les femmes, en se mettant en scène. L’oeuvre d’art c’est elle, la suite le prouvera.
Sa détermination dans l "Art corporel " l’amène à utiliser ses opérations de chirurgie esthétique comme happenings scénographiés et filmés. Ses liposuccions sont  gardées en bocaux comme le ferait Piero Manzoni avec « Mierda di Artista» en 1961.

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Orlan performance chirurgicale, lecture du manifeste.


 Son corps, son visage, son apparence se transforment aux grés de ses propos sur l’art et l’esthétisme traditionnel qui d’après elle détermine une beauté culturelle dominante et excluante. Après l’activisme viennois, les performances travaillant sur le corps, la douleur, le sang, les fluides de Journiac et d’autres, le corps se libère des prescriptions chrétiennes qui le sacralise. Il est à rappeler que le christianisme s’est toujours opposé aux schémas dualistes "dévalorisant" le corps humain.

La personne humaine est créée à l’image de Dieu, pour ressusciter au dernier jour ; son corps est digne de respect. C’est en son corps, et même par celui-ci, qu’elle est appelée à glorifier Dieu, c’est-à-dire à révéler sa présence, qui se manifeste dans l’amour entre les êtres humains. Le respect du corps impose donc par la morale induite qu’il ne doit pas être scarifié, mutilé, dessiné de façon aussi éphémère que définitive. Ces prescriptions n’ont plus cours dans la psyché collective déchristianisée. Au moment ou l’art investi le terrain du corps comme moyen de lutte, le corps sain et modelé revient par delà les années trente (moment de glorification hygéniste) comme une philosophie héroïque terminant l’individualisme forcené des sociétés occidentalisées. La jeunesse et la beauté comme modèle indépassable sont les objectifs de ces nouveaux croyants progressistes. La modernité, la jeunesse, le corps sain musculeux et sculptural sont les bases d’une nouvelle tendance émergeant à la fin de la décennie1970, pour exploser dans la suivante. Le body building, l’aerobic, le stretching, le jogging et autre cardio training sont de nouveaux mots qui apparaissent en même temps que les nouveaux physiques.

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 La transformation du corps est une possibilité d’agir sur le monde car le regard d’autrui n’est jamais sans répercussion sur chacune des parties. Exister par le regard, se sentir invisible en regardant les autres. L’image de soi devient réelle dans le miroir puis dans le regard porté par le spectateur, à savoir, le passant anonyme comme l’ami.

Mon corps et son apparence modifiée constituent la preuve de mon implication personnelle. Je me suis retranché dans une marge, libéré des carcans imposés par une société qui formate les pensées et les comportement dans une posture conventionnelle que l’on peut qualifier d’« an-artistique ». Preuve de ma personnalité unique et artiste, je transforme mon corps pour faire émerger mon moi libéré. Le bien connu culte du corps s’affranchit donc des sports pour devenir une oeuvre personnelle.

Même si cette marge libérée aurait tendance à devenir une partie aussi importante que le tout, elle est encore regardée comme une marge à intégrer à des niveaux divers d’implication. Il y a quinze ans, à Londres l’on pouvait voir des chauffeurs de bus avec les bras entièrement tatoués, ce qui était impensable à Paris. A ne considérer que le tatouage, l’on a rapidement la perception d’une immense progression de cette pratique réservé à des groupes affichant sur le corps une sorte d’avertissement social, correspondant à des passages initiatiques.

Les marins et les légionnaires, les voyous et les prisonniers avec quelques minorités comme les gitans utilisaient seuls ces codes. Le monde anglo saxon avait montré une tolérance plus grande dans les rapports sociaux à ce qui était considéré en Europe comme proscrit pour bon nombre de métier de service. Il était impensable d’avoir à la RATP ou la SNCF des employés tatoués d’une manière voyante. Il n’y avait que très peu de serveurs parisiens qui ne laissaient voir sur leurs avant bras de grossiers dessins fait artisanalement à l’encre bleue, traces d’une tumultueuse jeunesse. La place de ces marques avaient elle même une importance. Les biceps, la fosse cubitale, le dos étaient traditionnellement les zones recevant les marques et dessins colorés ou non qui disparaissaient derrière l’habillement. Le visage n’était utilisé qu’exceptionnellement pour les « yeux de biche » ou le « point des macs » qui sont de petites marques discrètes. On les trouve chez les voyous et les gitans, il s’agit d’un petit tiret dans le prolongement de la paupière et d’un seul point discret sur la pommette. Ces seuls signes pourtant, vous excluaient de bon nombre de métier.

Faire de son corps une oeuvre d’art par le sport ne suffit plus à le distinguer. Il faut l’orner, le travailler comme le font les peuples de l’Océanie où d’ailleurs. Les ornements maori ont commencés à fleurir. La pratique de ce populaire «  body art » s’est intensifié et amélioré avec le piercing, le stretching ( cette fois ci dans son sens d’étirement réel du trou de la partie percée), les implants corporels donnant du relief ( Il ne s’agit pas ici que de prothèse mammaire mais bien de métal de forme variées placés sous la peau ). Les dreadlocks ou cadenettes ( terme français qui désigne les nattes de plusieurs coiffures d’homme, portées chez les Hussards, les grenadiers par exemple ) se popularisent avec le mouvement Rastafari et sa musique. Toute ces outils pour transformer le corps ont été déjà utilisés par bon nombre de peuples sur la planète. Un condensé de ces pratiques se retrouvent dans les techniques actuelles de modifications corporelles. Il y a une sorte d’ "appropriation" des marques d’appartenance à la tribu qui se trouve regroupée dans une communauté internationale.

Jak Nola

 


Prenons comme point paradigmatique l’artiste Jak Nola de nationalité Néo-zélandaise. Jeune femme de talent qui pratique le tatouage, la musique, le dessin, la peinture et la sculpture. Elle montre au travers de tous les moyens dont elle dispose ( site internet, réseaux sociaux et articles de presse..) les productions artistiques qu’elle met en vente. Elle réalise des bijoux fait de métal et de cuir qui peuvent, par certain égard être classés en production « Steam-punk » ce genre si particulier de futurisme passéiste. Elle réalise de curieuses peintures très structurées avec des motifs répétitifs et des personnages étranges. Mais sa principale réalisation qui authentifie tout le reste, c’est elle même.

Elle a opté pour une transformation complète de son apparence. Utilisant le tatouage à outrance, elle a recouvert son corps de motifs colorés qui ont petit à petit disparu derrière la nouvelle pratique du « Blackout » qui est le tatouage noir intégral sans dessins, sans nuances. Cette technique a été mise au point par un tatoueur de Singapour nommé Chester Lee.

 

Richie Grossman/The blackout tattoo is spreading like an ink stain out of a Girard Avenue tattoo parlor.

 

 Technique mise au point pour faire disparaitre d’anciens tatouages. Chester Lee se rendit compte que les solutions proposées d’effacement au laser étaient toutes considérées comme très onéreuses, douloureuses, longues et inefficaces. Il proposa donc recouvrir les anciens tatouages par de l’encre noire. Lee fit de nombreux émules car cette solution eut énormément de succès. Il ouvrit une sorte de second marché qui fut rapidement adopté par beaucoup uniquement pour son esthétisme totalisant. Le tatouage est une pratique accumulative. On ne s’arrête pas. Le Blackout règle le problème ( à moins de passer au blanc sur le black-out.. Peut être un troisième marché en devenir..?)
Jak Nola regroupe sur son corps la plupart des possibilités de le transformer. Elle est recouverte d'un blackout sur les bras et le torse; a les jambes décorée jusqu’aux pieds partiellement en blackout. Son cou, son front et ses tempes jusqu’à ses oreilles aux lobes élargies sont décorés, ses cheveux sont tressés en Lock très longs et fins regroupés en chignon quasi victorien. Seul son visage est libre avec des implants au dessus et dessous de ses lèvres, elle arbore aussi des implants mammaires lui donnant une poitrine haute et très ronde..

Jak NOLA


Ses yeux sont tatoués, ce qui lui donne ce regard différent de la norme, très en accord avec son apparence générale. La kératopigmentation consiste à tatouer la cornée, c’est une pratique d’abord ophtalmologiste différent du tatouage sclérale, qui lui, consiste à injecter sans anesthésie de l’encre sous la conjectivite du bulbe de l’oeil, dans la partie libre avant la sclère.  ( Quand nous avons un oeil rouge c’est là où le sang se répand). Cette pratique de plus en plus courantes aux Etats Unis est bien maitrisée. Elle est irréversible et n’est pas sans risques. Les complications de cette manipulation peuvent être dramatiques comme le rapporte un médecin ophtalmologiste dans un article du Nouvel Obs ( Rozem)
« Il y a un risque de perforation de l’œil si le tatoueur injecte l’encre dans la sclère. On peut alors se retrouver avec du produit à l’intérieur de l’œil, ce qui est extrêmement dangereux. Si l’encre pénètre, pendant l’injection ou avec le temps par diffusion, à l’intérieur de la sclère, cela peut entraîner l’apparition de corps flottants, une lésion du nerf optique et de la rétine, et donc à terme altérer énormément la vision. »

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Les yeux entièrement noirs de Jak Nola sont jamais aussi brillant que lorsqu’elle ouvre la bouche pour agiter sa langue bifide comme celle des couleuvres. Le « Tongue splitting » en anglais ou « Tongue split » en franglais est la séparation de la partie antérieur de la langue. La particularité du muscle de la langue est qu’il s’adapte à cette séparation en devenant autonome. Les bouts de langue peuvent se mouvoir indépendamment. Etant côte à côte dans la bouche, l’élocution ne change pas. Les premières séparations eurent lieu aux USA au milieu des années quatre vingt dix et cela d’une manière artisanale. Le dénommé « Lizardman » ( L’homme lézard) en fit un commerce. Tatoué d’écailles sur le corps et le visage, il se produit avec sa langue bifide sur différentes scène cf: https://sites.google.com/view/thelizardman/home)


 Les pouvoirs publics ont réglementés cette pratique. Elle doit être maintenant confiée à des professionnels du monde médical et cela dans la plupart des états américains ainsi qu’en Angleterre où les "body transformers" sont très encadrés. Les risques d’infection étant très élevés, ils leur est interdit de pratiquer ce que la loi considère comme des « mutilations ».


En France, c’est le vide juridique qui prédomine. Cette pratique n’est ni interdite ni réglementé. Plus discret que le tatouage facial, les implants ou les piercing, la séparation de la langue semble avoir des motivations premières qui seraient plus sexuelles qu’artistiques. Le cunilingus et la fellation s’en trouvent dit-on améliorés comme le ‘French kiss ».


Jak Nola agit sur son corps en pratiquant la suspension cutanée. C’est une façon de « méditer », de prendre son corps en esprit, suspendu par des cordelettes, la peau insérée dans des crochets. Cette pratique vient des rituels chamaniques en cours chez certains peuples Amérindiens et des Iles. Rituels de passage, d’initiation.

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Venue des Etat-Unis au début les années 90, la "suspension" regroupe de plus en plus d’adepte comme l’explique Veg, créateur et animateur du collectif français Endorphins Rising: « La culture de la modification corporelle implique la permanence avec le tatouage et la scarification notamment, on marque le corps, on l’altère, le transforme de manière définitive, la singularité de la suspension et, avant ça, du play piercing, des aiguilles insérées dans la peau non pas pour y mettre ensuite un bijou mais pour vivre l’expérience de sa chair, de sa vulnérabilité, de la rencontre avec la douleur et le plaisir, du corps qui libère des endorphines dès lors qu’il est perforé. Je trouvais intéressant le fait d’habiter son corps d’une façon singulière, originale et personnelles sans pour autant que ça implique un motif définitif ».


Dernière étape de cette action sur le corps travaillé par cette communauté s’intitulant les « Bod-Mod » (C’est à dire les "body modification" en anglais) qui expérimente les nouvelles pratiques venues des Etats Unis. Le « Branding » remet au gout du jour le marquage au fer rouge pratiqué depuis des siècles.

 Le "Bod-Mod" montre toute une progression, une graduation depuis le petit anneau dans l’oreille jusqu’aux infibulations, subincision et chevillages pratiqués dans certaines civilisations. La première des modifications corporelles dans le monde étant rappelons le, la circoncision.

 

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Jak Nola peintre.

Avant un petit détour par la phénoménologie de l'Étre, il est peut-être intéressant d'aller vers la psychanalyse pour tenter d'avoir un début d'explication et donc de compréhension. La psychologue cliniciennne Marion Schrimpf, spécialiste de l'Art Brut, nous parle brièvement de l'art de Jak Nola après lu son interview sur THINGHS&LINK (th.inl.co.uk)

MARION SCHRIMPF à propos de Jak Nola.:

On ne peut faire que des hypothèses sur les mécanismes de l’inconscient à l’œuvre dans ces pratiques, celles-ci relevant d’histoires singulières, intimes dont seul le sujet d’un discours sur celles-ci détiendrait une vérité.

 Si, s’appuyant sur des références Freudiennes, Lacaniennes, on peut faire l’hypothèse, d’une manière très générale, d’une faille, d’une lacune du coté symbolique, le fait de marquer le corps, d’«encrer» la peau, pourrait apparaître alors comme une tentative de symbolisation ; «le trait unaire» sans cesse redessiné, ré-encré, réinscrivant alors indéfiniment un support à la chaîne signifiante (séminaire IX L'identification, Jacques Lacan). La difficulté à être sujet dans le symbolique marque alors cette position défaillante qui n’a de cesse d’être re-encrée.

De la même manière que l’enfant du stade du miroir, le sujet, se faisant tatouer pour se sentir regardé, ne se sentirait il pas reconnu par l’Autre, en tentant d’«effracter » le regard de celui-ci ? Par cet accrochage du regard, le Moi en tant qu’il est, non seulement, imaginaire, mais plus précisément spéculaire, n’essayerait il pas de se (re)constituer ? Par l’angoisse que tente de susciter le tatouage, le sujet se voudrait alors objet à l’insu de l’autre, du regard. D’objet de regard, il en est l’acteur, prenant au piège la pulsion voyeuriste de l’autre.Tout ce qui est de l’autre, du narcissisme, Lacan dira au sujet du stade du miroir : « C’est par la voie du regard que ce corps prend son poids ». C’est cette position qui défaille chez ces sujets tatoués, leur difficulté à être sujet dans le symbolique.

Ici, n’ayant que peu de documentation sur Jak Nola, c’est à partir de quelques bribes de discours trouvées sur internet que l’on peut tirer quelques fils significatifs. Elle dit : «Donc, ma vie, c'est généralement moi qui fais tout ce qui précède en voyageant ». On serait tenté bien sur, d’y entendre un banal désir d’affranchissement de son milieu familial, social, culturel, voire humain, par le prétexte du voyage mais, à travers ce travestissement permanent de peau, se dessine de manière sous jacente un fantasme d’auto-engendrement. Par le truchement de la création artistique, le fantasme d’auto- engendrement est représentatif à la fois du désir de re-création, et à la fois de l’impossibilité de penser la question de la dette ..«le fantasme de la scène originaire révèle la blessure qu’inflige au narcissisme la conscience de sa contingence dans l’être, et de la dette originaire ainsi contracté. Il exprime également l’aveu de cette même dette, ainsi que le profond désir de se voir relié à ceux en qui on a ainsi trouvé une origine» (Vergotte - l’homme et ses destins). Ainsi l’encre ajoutée sur la peau vient recouvrir le corps des origines, l’effaçant, cachant une filiation peut-être impensable, difficile à regarder. Il s’agit alors de se re-récréer un corps, une peau neuve, camouflant alors la souffrance, au travers d’un acte douloureux, prix à payer de la renaissance. Ce corps légué par les parents est à modifier pour devenir soi, ne plus être entaché d’une origine.

De plus, la captation par le regard que suscite le tatouage donne un attrait phallique à une ficigure qui se détache du corps et qui peut donner lieu à un fantasme qui l’érotise. Le fantasme de la scène originaire est ainsi balayé au profit du sexuel.

Elle dit littéralement :« Au sommet de chaque orgasme se trouve un esprit vraiment libre ».

D’une manière plus représentative, sur ses dessins, peintures apparaissent serpents et corps de femmes érotisés, saturant l’imaginaire. Sur son corps l’incarnation d’une figure reptilienne laisse ici place à un réel dont le symbolique semble à nouveau lacunaire. De « femme-reptile » à la langue coupée, la figure du serpent capte le regard par l’angoisse, image effractant le réel par ce qu’elle possède de symbolique en l’autre ; elle force le regard, le piégeant dans un réel créant une confusion.

Pour Jak Nola, on peut supposer que derrière cette figure de serpent se glisse celle de l'ayahuasca, de la même manière que derrière celles des champignons magiques - figures récurantes, apparaît celui d’un monde non bridé, célébrant la puissance de l’imaginaire, ici roi.

De la race des humains, Jak Nola tente de se faire une autre peau, une peau dont les origines sont à trouver ailleurs ...

Pour conclure, il y aurait à craindre que le lieu commun de l’idée de la création, dans son lien à la chose esthétique ne vienne renforcer l’idée d’une réinvention de la vérité par l’art, alors que de vérité par l’art, si l’on peut être tenté d’en saisir une, ressemblerait plus ici à l’expression d’une souffrance qu’à l’idée romantique que peut évoquer la création.

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paintings by Jak Nola

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Parmi la communauté internationale des « Bod-Mod » un jeune français se distingue en modifiant si drastiquement son apparence qu’il laisse loin derrière lui les premières modifications d’ORLAN qui aujourd’hui, il faut le préciser préfère s’adonner aux transformations numériques; certes moins parfaitement visuelles que dans le film Avatar de James Cameron mais plus élaborées conceptuellement. 

Ce français Bod Mod habitant Barcelone se nomme Anthony Loffredo. Né en 1988, il a élaboré le projet de se transformer en extraterrestre. Le « Black Alien Project » a fait de lui un être méconnaissable qui prend sa transformation physique comme le but ultime de sa démarche. Il se donne à voir, s’expose, se montre à travers les réseaux sociaux comme « internet personnality » et «  social media star ». Sa démarche n’est pas précisément élaborée en discours explicatif ou revendicatif. Il se distingue par sa fuite en avant devenant une sorte de « leader du Black Alien Project ».

BLACK ALIEN PROJECT


Il a transformé son corps par le culturisme d’abord en état pompier dans le sud de la France puis son apparence change avec la panoplie complète des possibilités. Son corps musculeux est tatoué sur l’ensemble en une sorte zébré blackout. Ses yeux sont tatoués en noir. I’épilation électrique définitive lui enlève sa chevelure qu‘il remplace par des implants sous la peau du crâne. Il a une langue bifide et s’est fait subir l’ablation des oreilles, du lèvres et du nez jusqu’aux cartilages. Ses dents sont limées en pointe et il s’est fait poser récemment un gros labret bleu sous sa lèvre inférieure.

Ses mains ont été mutilées volontairement de l’annulaire et de l’auriculaire pour avoir des mains noires d ‘« Alien ». Il envisage d’aller au Mexique se faire amputer d’un tibia et pied. Sa vie est un mystère bien entretenu. Il n’a pas de femme et d’enfant mais dit être très proche de sa mère. Il est très connu du milieu  Bod mod et très suivi sur Instagram et Facebook bien qu’il ai fait disparaitre récemment l’ensemble de ses « posts ». 

Ca BLACK GERM

Le sociologue et anthropologue Philippe Liotard pourrait nous restituer dans un contexte d’évolution récente le profil de « Black Alien ». Liotard est chargé de cour à l’Université de Lyon I, après les facultés de Montpellier et Strasbourg; il est spécialiste des nouvelles pratiques de transformation corporelles venues du monde anglo-saxon. Le site Rue 89 nous renseigne sur ses champs d’investigations:

« Ses thématiques de recherche portent sur les modifications innovantes, depuis les modifications liées à l’éducation jusqu’aux modifications contemporaines de l’apparence.(…) En dehors du monde universitaire, il est connu pour ses contributions dans la revue de Quasimodo, dont il est l’un des fondateurs. Il a publié nombre d’articles sur le piercing, le tatouage et sur les dimensions éthiques, culturelles ou politiques liées au corps. »  Il serait intéressant d’étudier les dimensions psychologiques de la transformation corporelle allant du tatouage contemporain  jusqu’aux « Bod-Mod » Quelles sont les ressorts sous jacent à la prise de décision d’exister en se transformant. Pourquoi le tatouage est-il devenu si courant chez une génération sans beaucoup de prédécesseur en Europe? Pourquoi les femmes sont elles passées du rien au tout? Il était extrêmement rare de voir une femme tatouée il y a peu. Le modèle Amy Winehouse a-t-elle a se point marqué les esprits?

 

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Atony avant / Alien après

 

Black Alien et sa mère

Si le tatouage est présenté par la psychologie clinique ( cf/ Marion Scchrimpf supra) comme une marque physique révélant une recherche d’identité vécue comme en devenir, présentant une faille du symbolique, la transformation complète de son physique n’était-elle pas une disparition orchestrée.?  Il s’agit de se quitter complètement pour renaitre autrement avec les injonctions de l’époque vécues en surmotivation exacerbées.. "De la race des humains, Jak Nola tente de se faire une autre peau, une nouvelle peau dont les origines sont à trouver, ailleurs ..."

Marion Schrimpf  cf: supra

Le dicton populaire « la fonction fait l’homme » cache une vérité première que le serveur de café ne dément pas. Le bien connu serveur de café décrit par Jean Paul Sartre alors en pleine réflexion au café de Flore nous fait toucher le concept de « représentration ».

Allons voir du côté de la phenoménologie de l'Ëtre: L’homme est ce qu’il est nous dit Sartre, mais « comment peut-on « être » ce qu’on est, lorsqu’on est comme conscience d’être? » «  en ce sens il nous faut « faire être » ce que nous sommes, Mais que « sommes nous » donc si nous avons l’obligation constante de nous faire être ce que nous sommes, si nous sommes sur le mode d’être du devoir d’être ce que nous sommes? » Amusant non?

Là intervient la fonction, mais plus encore notre perception de vouloir être. « Étre au milieu du monde »  ou « être dans le monde » Une représentation pour moi même et pour le monde. Je marque ma chair pour affirmer une identité qui serait la synthèse impossible de l’en-soi et du pour soi sartrien et c’est par le « pour -soi » que je lutte contre mon néant: Convaincant non?

« Si le pour-soi se définit comme contingence ou comme néant, c’est qu’il est par définition manque ou désir : mais ce qui manque au pour-soi n’est pas tel ou tel objet, c’est tout simplement l’être, au sens de l’être en-soi. » (in Armand Thomes « petit lexique Sartrien » cairn.info)

Cela parait très élaboré, très difficile à conceptualiser, cela se sent plus que cela se comprend .....mais les exemples autour de nous (et en nous), ne manquent pas. La grande liberté est anxiogène, les codes sociaux n’ont été brisés que pour renaitre différemment. La tatouage en expansion partout en Europe recrée une conformité de communauté. Le panurgisme social est un refuge consolant.


Ces marques et dessins sur la peau s’inscrivent sans rémiscion dans le présent. Ils cessent d’avoir un pouvoir de représentation avec le temps, leurs effets diminuent.  C’est pour cela qu’ils sont sans doute exponentiels sur le corps. Pour certains, ils s’en couvrent et les recouvrent, petit à petit sans s’arrêter.  C’est justement cette notion de temps qui n’est pas vraiment pris en compte dans le passage à l’acte; serais-je demain celui que je suis aujourd’hui? Comment projeter le futur des plus acharnés adeptes du « Bod-Mod »? Comment rester le même lorsque l’on devient Black Alien? Où et quand Anthony Loffredo va-t-il revenir derrière Black Alien?  Comment ne pas voir derrière ces films sur Youtube où l’on voit des femmes ultra tatouées se faire maquiller à l’Aérographe, elles sont recouvertes d' une couleur de tonalité couleur chair qui leurs redonnent l’espace d’un moment une apparence vierge de tout dessin. Elles retrouvent le corps et le visage naturel qui est le leur. Etonnant non?
Comment ne pas voir un jeu inconscient d’une nostalgie d’avoir été autre ? Le corps se marque et se ride, le visage se transforme avec le vieillissement naturel et les événements de l’existence, avec assez de constance pour développer une volonté de ralentir le processus chez la pluspart d'entre nous. Comment ralentir un blackout qui vire au gris sur l'afaissement des chairs?  La surenchère?

Black Alien

Ladret 20 cm bleu



A l’arrière du chevet de l’église de la Ferté Bernard, sortant du restaurant par un beau soleil de printemps, nous fûmes apostrophé par un homme à barbe blanche assis sur une petite barrière encadrant le stationnement. Habillé d’un veston en Jean’s sans manches, il arborait de nombreux tatouages sur ses avant bras malingres. Demandant une pièce, une cigarette avec une voix éraillée, il était dans une soixantaine bien avancée.

Nous ne sommes pas passés sans le voir, nous nous sommes arrêtés et lui avons parlé ..Je lui proposais un de mes cigares d’après repas, ce qu’il accepta volontiers. Avant de partir je lui fis une réflexion sur ses nombreux tatouages à l’encre bleue qui avait tous été fait de manière artisanale. Des tatouages explicites où je reconnaissais « seul entre quatre murs » le « calvaire des voyous » « une pensée pour ma mère » et bien d’autres dont une femme nue qui aurait peu être dessinée par un émule de Matisse. Il considéra ses bras et après un temps de réflexion, il me dit ; » Ah Bah!, ça c’est des erreurs de jeunesse, que voulez vous..»
Le Manteau d'Arlequin /A de Cambolas 2021

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jeunesse eternelle

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

18 septembre 2022

LES ROSHANS OU MASHRABIYA:LES MAISONS TOURS DE DJEDDAH

 

« Je me croyais si parfaitement seul, que j'éprouvai une étrange impression en apercevant près de moi, derrière d'épais barreaux de fer, le haut d'une tête humaine, deux grands yeux verts fixés sur les miens. »

(Pierre Loti. Aziyadé. 1879)

1878 H



Djeddah, ville des bords de la mer rouge, point d’entrée de l’Ouma allant vers les lieux saints de Médine et de la Mecque, se présente aux visiteurs comme une capitale moderne à l’américaine. Son emblème en est le jet d’eau du Roi Fahd qui dépassait il y a peu, la tour Effeil de douze mètres. Maintenant que notre tour nationale  de trois cent mètres culmine à trois cent trente mètres, elle supplante cette fontaine maritime de dix huit mètres. Il conviendrait pour la ville du Hedjaz de changer d’emblème !
Cela est parfaitement synchrone avec les nouvelles directives issues du mouvement impulsé par Mohamed Ben Salman. De nouvelles directives royales favorisent l’émergence d’un attrait touristique pour le futur proche de l’Arabie Saoudite. Djeddah comme les villes cachées de l’oasis d’Al Ula et d’Hégra possède une valeur patrimoniale qui est en train d’être re-découverte et partiellement sauvée.
La vieille ville subsiste, on l’appelle "le village" ( Al Bal-ad en arabe). Les murs d’enceinte ont été détruits il y a longtemps mais deux portes monumentales isolées ont été restaurées. La vieille ville est un lacis de ruelles où les marchés, les souks débordant des productions des différentes parties des villes de la péninsule, se mélangent avec les importations orientales. Ces ruelles sont constituées par l'agglomération de maisons anciennes qui entre délabrement et effondrement, affichent en silence leur particularités architecturales: Ce sont les maisons à étages avec roshans, datant du début du siècle dernier.

Sur le site de l’UNESCO dans la rubrique de la convention du patrimoine mondiale nous pouvons lire :
 « Sur la rive orientale de la mer Rouge, Djedda a été à partir du VIIe siècle l’un des ports les plus importants sur les routes commerciales de l’océan Indien. C’est ici qu’arrivaient les marchandises à destination de La Mecque. C’était aussi le port d’arrivée pour les pèlerins voyageant par la mer. Ce double rôle a permis le développement d’une ville multiculturelle, caractérisée par une tradition architecturale originale, née de la fusion des traditions de construction en corail de la région côtière de la mer Rouge avec des idées et savoir-faire glanés le long des routes commerciales. Au XIXe siècle, les élites marchandes y ont notamment bâti de superbes maisons-tours. »

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Palissade 2022


Ces maisons tours sont devenues maintenant l’emblème de Djeddah. Plus particulièrement ces
fameux Roshans ou rūshān (روشان) appelés généralement mashrabiya (arabe: مشربية), mais aussi shanshūl (شنشول) et connu en français sous le nom de moucharabieh.

 Il s’agit de fenêtres, oriels en saillie, entourées de treillis en bois sculpté très caractéristique. Situées généralement sur la façade, il en existe néanmoins aussi au rez-de-chaussée et quelques fois même dans la « sahn » c'est à dire, la cour intérieure. C'est, pour le visiteur, la première impression d'un dépaysement culturel. Les moucharabieh sont omniprésents sur les facades en ruine, menacant eux même de s'écrouler sur les passants. La plus part de ces maisons-tours sont inoccupées aujourd'hui.
C’était pourtant un élément essentiel de l’architecture arabe traditionnelle utilisé depuis le Moyen Âge jusqu’au milieu du XXe siècle.
Les palissades du quartier historique qui bordent et protègent des intrusions les maisons les plus délabrées utilisent l’image d’un moucharabieh comme symbole. La seule boutique de souvenirs pour touristes utilise sur ses sacs en plastiques cet emblème…que l’on retrouve aussi sur les rares cartes postales en vente. 

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Cartes 2022

Ces Roshans se trouvent principalement dans le Machrek, c’est-à-dire dans la partie orientale du monde arabe, il en existe néanmoins au Maghreb mais dans une moindre mesure, l’essentiel étant en Irak, au Levant et en Egypte.
L’UNESCO nous renseigne une fois encore sur ce particularisme propre à Djeddah:
« La construction des maisons-tours roshan dans la seconde moitié du XIXe siècle illustre l’évolution des flux du commerce et des pèlerinages dans la péninsule Arabique et en Asie suite à l’ouverture du canal de Suez en 1869 et au développement des routes maritimes empruntées par les bateaux à vapeur pour relier l’Europe à l’Inde et à l’est de l’Asie. L’extraordinaire singularité des maisons-tours de Djeddah est encore accrue du fait qu’elles ne sont pas seulement uniques dans la culture de la région de la mer Rouge, mais aussi les seuls vestiges d’une typologie architecturale née à Djeddah qui, à la fin du XIXe siècle, s’est étendue aux villes voisines du Hedjaz de Médine, La Mecque et Taif, d’où elle a complètement disparu depuis sous la pression du développement moderne. »

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Rue d'Al Balad - début du XX°siècle.


D’où vient ce terme de moucharabieh; mashrabiyas ? Quelle est leur utilité ? Et pourquoi sont-ils devenus des objet de perfection artisanale, allant quelques fois vers une complexité d’ébénisterie inégalée.
L’étymologie est obscure. Il y a deux écoles d’interprétation. L’une certifie que le mot Mashrabiya est un dérivé de la racine trilitérale Š-RB, qui signifie généralement boire ou absorber. L’autre hypothèse rappelle que le nom originel était « mashrafiya », dérivé des verbes « shrafa, » et « yoshrif » signifiant regarder attentivement, surveiller, observer. Les deux explications qui ne sont pas antinomiques, soit boire soit regarder, peuvent avoir une part de vérité. le terme dérivé est adéquat car les deux utilisations sont plausibles .… Les réserves d’eau stockée dans des jarres de terre cuite qui étaient placées sur des étagères en bois, à l’ombre, auprès des ouvertures, pour qu’elles soient rafraichie par le vent venant de l’extérieur. L’étagère simple se transforma en étagère à claustra tout en gardant ce nom. Tamiser le soleil, capter les courants d’air, rafraichir l’eau et par la même, rafraichir l’air, voilà le système ingénieux imaginé par l’économie du désert.
La cloison ajourée, de bois chantourné, habituellement appelée "maksoura" dans les mosquées, adopte par synecdocte lorsqu’elle est placée devant les fenêtres, le nom de moucharabieh ainsi que sa fonction la plus courante ; celle de pouvoir voir sans être vu …donc d’observer.  

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History+Mashrabiya


La relégation des femmes a donné à cette disposition architecturale une fortune peu commune.
Même si voir le monde derrière une grille de bois, aussi délicate soit-elle, ne donne de la réalité sociale que l’apparence des ombres sur les parois de la grotte, la fonction du roshan dans la vie de quartier est essentielle pour lier l’extérieur à l’intérieur. La vie de la rue franchit la barrière de l’espace privé. Les nouvelles et commentaires vont vite entre les grilles, les ouvertures laissent passer des regards, des visages semi voilés. Un monde de communication discrète s’organise. De murmures en chuchotements, la tombée du jour voit une agitation discrète derrière les panneaux de bois des lucarnes qui s’ouvrent, laissant filtrer la lumière jaune d’une petite lampe à flammèche.

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Al Balad 2022


Cette massive multiplication des oriels sur les façades de Djeddah montre que l’intérêt premier est certainement beaucoup plus architectural que social. La « culture du désert » a permis à l’homme de vivre dans des conditions extrêmes de chaleur et de sécheresse. L’habitat traditionnelle sédentaire a commencé avec le pisé, qui en d’épais murs pouvait faire barrage à la chaleur d’une exposition solaire intense. La ventilation se pratiquait par l’ouverture de petits trous dans les hauteurs des murs de boue séchée ou du plafond lorsqu’il était vouté. Ces orifices laissaient passer l’air chaud qui s’échappait tout en stockant dans les parties basses de la maison l’air plus frais. Cette solution climatique efficace avait néanmoins l’inconvénient de ne pas favoriser la lumière. Le moucharabieh permet une ouverture domestiquée. L’air et la lumière indirecte y circulent dans l’ombre propice aux échanges thermiques.
L’élaboration progressive en oriel permettant de sortir du plan de la façade pour capter les vents latéraux, favorisa un rapide développement de la complexité des structures.

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Les Roshans se décomposent en plusieurs parties distinctes ayant une utilité pratique et décorative. « TAJ » la tête, qui est la corniche supérieure travaillée et décorée de frises, « SUDDIR » le corps principal qui se décompose en trois parties. Deux fixes et une mobile, c’est l’agencement des panneaux ouvragés, des « moucharabieh » proprement dit, qui dans une élévation de claustra et volets permet à l’air de sortir par le haut en aménageant une entrée dans la partie inférieure, là où les petits volets peuvent s’ouvrir.  La lumière et l’air circulent à volonté par l’ouverture et les fermetures des volets intérieurs et des claustras mobiles. Une simple cordelette avec un panier laisse aussi toute possibilité pour un éventuel petit commerce.
Pour clore l’agencement, vient la « QAIDA », la base décorative agencée de corniches travaillées et profils de soutien adoucissant les formes.
La variété est immense. Les maisons tours rivalisent d’ingéniosité et signent leurs façades de centaines de Roshans colorés ou de bois brut. Toutes les pièces s’en trouvent ainsi pourvues. Les appartements comme les maisons avec cour n’eurent pas d’autre système de ventilation que la naturelle différence de densité entre l’air chaud et l’air froid.

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cf l'article:  Delenda Alexandria ou les larmes d'Egypte.


Dans une maison, isolée ou non, il n'y a pas de mélange d'air chaud et froid par déplacement d'air. On considère généralement en Europe que c'est la chaleur qui s'échappe, celle de l'intérieur en hiver, et celle de l'extérieur en été. Dans les pays de désert les échanges thermiques se font par les courants d’air. Le moucharabieh est clos lors des fortes poussées de chaleur du milieu de journée. Là où le temps s’arrête, figé dans une fournaise qui semble immobile. Les claustras s’ouvrent à la tombée du jour, l’air prisonnier s’échappe alors que la fraicheur du soir rentre par les parties basses. Les jarres d’eau humidifient l’air qui se répand comme une bise fraiche et bienfaisante.
Ce savoir traditionnel a été battu en brèche par les progrès du modernisme. La gestion du froid a gravi une autre échelle avec l’électricité. Le « génie climatique » a balayé les anciennes dispositions traditionnelles. Les chaleurs infernales ont été vaincues. La grande tolérance à la chaleur qui fait partie du mode de vie bédouin s’en est trouvé très diminué. Les climatiseurs sont partout. Leur efficacité rend un retour en arrière difficile.
 Qui pourrait vivre dans le Rub Al Khali comme Abdelaziss Ibn Seoud en exil dans les années trente ? ((en arabe الربع الخالي ; littéralement le « Quart Vide » qui est l'un des plus grands déserts, la plus grande étendue ininterrompue de sable au monde occupant environ 650 000 kilomètres carrés dans le tiers le plus méridional de la péninsule Arabique. (Source Wiki)
 Le trop faible rendement des circulations naturelles a sonné la mort du Roshans dans sa fonction pratique ainsi que sa disparition des façades de l’architecture progressiste de l’après guerre.

 

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Maison du Sheik Baeshen 1856 ( 1273 de l'Hégire) classée en première catégorie par l'UNESCO- photo 2022.


 La ville de Djeddah possède donc la chance d’avoir conservé dans sa partie historique une quantité non négligeable de ce patrimoine unique. Il est à noter que ces maisons si particulières ont malheureusement toutes disparues des autres villes du Hedjaz.. Les maisons tours de la vieille ville n’ont pas été trop dénaturées ou  modifiées par des ajouts postérieurs.. Le quartier Al Balad donne ainsi une bonne image de ce que la cité pouvait être au temps de son essor économique au XIXème siècle avec ses souks et ses ruelles vivantes surpeuplées. L’état de délabrement est certes très visible. Certaine maison sont en péril mais il semble que la prise de conscience des autorités puissent espérer un sauvetage que l’inscription générale du quartier au patrimoine de l’UNESCO favorisera.
L’essor des populations du monde arabe allié à la modernisation de l’architecture grâce au béton armé, a été extrêmement important depuis la fin du dernier conflit mondial. Le nationalisme et progressisme arabe ont favorisé une urbanisation déconnectée de la tradition. Des aberrations de conception ont donné au Caire un enfer de logements surchauffés en béton inadapté avec un coût energétique faramineux.Les climatiseurs sont omniprésents. Qui pourrait vivre aujourd'hui dans un appartement sans air conditionné? 
 Un architecte visionnaire fut pourtant une voix écoutée, il exhortait les décisionnaires à revenir aux fondamentaux culturels. Hassan Fathy, (1900-1989)  né à Alexandrie, a su par sa connaissance des constructions traditionnelles de Nubie dont il est originaire, imaginer une architecture faite de matériaux nobles et peu couteux en auto régulation thermique adaptée aux canicules d’Egypte. Architecte de génie, il rédige un manifeste qui devrait être encore un enseignement aujourd’hui. Car si ce texte lui a assuré une reconnaissance internationale, ses enseignements ont été trop vite oublié.

 

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« Construire avec le peuple » (La Bibliothèque arabe Ed. Jérôme Martineau 1970 )


« Hassan Fathy réalise des bâtiments fortement ancrés dans les traditions autochtones pour mieux les dépasser; il utilise des anciennes techniques de constructions locales et ancestrales qu'il adapte aux contraintes modernes et aux besoins nouveaux de la vie contemporaine. Dès 1930, il utilise les briques de terre, facilement réalisable par les fellahs et pense l’organisation de la maison en utilisant les ouvertures facilitant la captation des courants d’air qui assure une auto régulation de la température avec le jeu des fontaines intérieures et les fosses à froid. Pourquoi tant de barres d’immeubles en acier ou béton dans lesquelles on étouffe sans climatisation? » In Delenda Alexendria ou les larmes d’Egypte » lien ici.
Le projet de construction du nouveau village de Gourna près de Thèbes en Egypte réalisé par Fathy est exemplaire de liaison entre la tradition et la modernité. Bâti en terre selon des conceptions d'économie, d'ergonomie et d'écologie bien avant la prise de conscience actuelle, le nouveau village est assez extraordinaire avec de somptueuses réussites conceptuelles comme la mosquée ou la place du théatre. L’architecte André Ravéreau, spécialiste de l’architecture traditionnelle algérienne fit sensiblement de même dans le M’zab algérien pour la ville de Gardaïa. Il publie lui aussi un ouvrage de référence:  "Le M’Zab, une leçon d’architecture" préfacé par Hassan Fathy, son véritable alter ego égyptien. Les deux hommes seront d’ailleurs récompensés la même année, en 1980, par le prestigieux prix de l’Aga Khan. Une autre architecture est donc possible pour les villes de la péninsule malgré les erreurs du passé récent, le futur doit se servir des réussites antérieures et des échecs d’aujourd’hui pour redessiner un « après pétrole » dans une claire vision dépassant les années 2030.
 Préserver et innover, construire dans la tradition et les progrès techniques sont un programme mobilisateur. L’ouvrage « Construire avec le peuple. Histoire d’un village d’Egypte : Gourna (1971)  eu une audience assez considérable en son temps. Le caractère du livre y était pour beaucoup. Hassan Fathy développe ses thèmes en un style assez romanesque où il dénonce le sabotage de cette nouvelle ville appelée le nouveau Gourna. C’est l’ouvrage majeur dans une production d’écrits qui commencent à obtenir une relecture contemporaine.


"L' enfer du béton armé" (Daralbawar al-mussallaha), rédigé dans les années 1964-1965, est un dialogue contradictoire écrit au moment du chantier du nouveau Bariz. Il s’y développe une antithèse entre les bienfaits des modes de vie traditionnels dans le désert de Haute-Egypte et le fiasco des systèmes modernes importés d’Occident et particulièrement des Etats-Unis." Son titre explicite n’est plus choquant actuellement. Fathy fut donc un architecte écrivain engagé. Il publie à Beyrouth en 1991, une pièce de théâtre intituléele " Le Conte du Moucharabieh" écrite dès 1942 avant d’être largement remaniée en 1984, qui fut jouée en son temps.

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Hassan Fathy

La pièce en quatre actes cible très justement toute la problématique de la vision particulière de l’architecture des pays arabes.
Leïla Al-Wkil, historienne de l’art et de l’architecture de l’université de Genève nous présente le conte en ces termes:
« Il s’agit d’une pièce autobiographique didactique, à caractère nationaliste, dont le héros, Khalid, est le porte-parole de Fathy. Agé de plus de trente-cinq ans, cet Egyptien imprégné de culture orientale et occidentale défend les valeurs nationales, qu’il estime compatibles avec la vie moderne. Il réprouve les changements auxquels ont été soumis tous les aspects de la civilisation de son pays et en particulier l’architecture, occidentalisée et défigurée sans élégance. S’il est encore célibataire, c’est d’ailleurs faute d’avoir trouvé la maison dans laquelle il aimerait voir naître et grandir ses enfants.
 Il s’emploie ainsi à promouvoir une architecture arabe moderne afin de garantir la survie des arts appliqués traditionnels, en voie de disparition sous l’effet de la modernisation occidentale. Comme le titre l’indique, la pièce de théâtre est l’histoire d’un moucharabieh, qui ornait à l’origine un palais du XIV° siècle, situé rue al-Nahasin. Sauvé de la démolition par l’antiquaire Haj Ibrahim, à ses risques et périls, cet ouvrage, orné de sculptures rares, est d’une délicatesse infinie.
Il est l’objet de convoitise de revendeurs étrangers, qui veulent se l’approprier pour une bouchée de pain. C’est finalement Khalid, le héros de la pièce, qui achète au juste prix ce bel objet pour le mettre en valeur dans une maison moderne, construite selon les modèles d’architecture traditionnels arabes. Synecdoque de l’architecture égyptienne et arabe, le moucharabieh du conte incarne la survivance de l’architecture ancienne et de la tradition en général. » (in Quissat al-mashrabiyya (Le Conte du Moucharabieh) Enraciner l’architecture appropriée : Hassan Fathy. Université de Genève 2013)

Mashrabiya


La pièce en quatre acte peut être lue à l’aulne de la vison des tours de Djeddah, car à la fin du dernier acte: « Le cauchemar se dissipe lorsque Khalid et Rafi‘a se retrouvent à l’abri du moucharabieh qui dispense une musique harmonieuse, scène qui renvoie à la scène finale de l’acte deux entre le prince Mishtaq et la princesse Mahbuba. Le moucharabieh joue à nouveau son rôle magique de talisman, qui veille sur leur amour. C’est le triomphe des amoureux du passé, capables de composer avec les enseignements de la tradition arabe lentement élaborée, incarnée par le moucharabieh, seul capable de les protéger de la chaleur, de la poussière et finalement, implicitement, de l’intrusion occidentale. »

La fortune du moucharabieh continue néanmoins dans sa fonction éminemment décorative. L’art des « arabesques », la calligraphie, les motifs géométriques en réseaux, imbrications et digitations ne sont les seuls déterminants d’une orientalisation des décors, le moucharabieh par sa beauté formelle s’échappe de sa fonction première. Il suffit de rappeler ici la magnifique réalisation de « Claustra screen wall » pour l’Hôtel Movenpick Eddahbi de Marrakech par le studio Van Rijn dirigé par Géraud de Torsiac. Voilà une re-définition moderne très réussie du motif si usité pour revivifier l’architecture intérieure.

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Van Rijn Studio  Marrakech

 

Pour une lecture convergente sur le sujet, voir  ici : Use architecture: The Mashrabiya system  - une étude de 2021

 

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« La scène se passait dans une rue du vieux quartier musulman. Des maisons caduques bordaient de petits chemins tortueux, à moitié recouverts par les saillies des shaknisirs (sorte d'observatoires mystérieux, de grands balcons fermés et grillés, d'où les passants sont reluqués par des petits trous invisibles). Des avoines poussaient entre les pavés de galets noirs, et des branches de fraîche verdure couraient sur les toits; le ciel, entrevu par échappées, était pur et bleu; on respirait partout l'air tiède et la bonne odeur de mai. »
« nous fut permis de circuler dans Salonique de Macédoine, peu après les massacres, trois jours après les pendaisons, vers quatre heures de l'après-midi, il arriva que je m'arrêtai devant la porte fermée d'une vieille mosquée, pour regarder se battre deux cigognes. »

(Extrait d' Aziyadé de Pierre Loti 1879 )



 

 

 

 

 

14 mai 2022

CARTE EN FRANCHISE

 

Dégageant une senteur de bois chaud, le tiroir du secrétaire, resté silencieux dans le salon fermé depuis des semaines, déborde de vieux papiers. L’odeur de colle, de bois, stagnant dans l’immobilité est perceptible dès les premiers mouvements. Une carte colorée apparait. Elle attire l’oeil par son petit bouquet de drapeaux. Les rouges sont très vifs, les bleus tranchent fortement sur le fond très jauni du papier. C’est une carte postale couverte d’une écriture fine. L’encre est subtilement violacée.
« Correspondance des Armées de la République » en est l’ en-tête bleue suivi de « Carte en Franchise » illustrée à droite par un bouquet de quatre drapeaux. Une carte militaire, un souvenir familial. Elle a trouvé sa place depuis bien longtemps dans ce petit tiroir en placage d’acajou. Elle est là depuis que de main en main elle a été lu par son destinataire qui l’a conservée.

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Le drapeau français est bien déployé en haut à droite, suivent le drapeau de la Russie, trois bandes horizontales Blanc, Bleu, Rouge, puis celui de la Belgique, noir, jaune, rouge, Enfin du Royaume Uni, rouge avec un insert en haut près de la hampe de l’ »Union Jack » ce drapeau est le « British Red Insign »Le drapeau du royaume Uni « marine ».  Les cartes militaires auront de plus en plus de drapeaux au gré de l’Entente.
Le cachet de la poste fut frappé sur la base des drapeaux. Il est malheureusement peu lisible. Avec beaucoup d’attention, on peut néanmoins déchiffrer sur la circonférence du cercle, la mention « Secteur Postal 147 »  Les chiffres de l’intérieur sont hélas beaucoup trop effacés; il n’y a que le chiffre « 28 » de discernable.  La date était pourtant la première indication que l’on souhaitait trouver. Très lisible par contre est la mention du destinataire, elle est adressée au Maréchal des Logis de Cambolas, 11eme Dragons escadron territorial Montauban, Haute Garonne en abrégé. Cette adresse fut rayée pour être remplacée par « 129eme Territorial Agen ». Le trait de plume est d’ une autre écriture. La mention est ferme et appuyée, Agen est souligné.

Voilà donc une des cartes que les Postes française éditèrent par millions. Cartes en franchise pour les soldats de la première guerre mondiale. L’expéditeur avait en perpendiculaire l’obligation de mentionner son grade et son régiment. Il est stipulé que ces indications devaient être reproduites « dans l’adresse de la réponse ». Du bout de la plume, l’expéditeur a inscrit en abrégé d’une petite écriture que l’on dirait tremblante: "H de Cruzy M° de L° 10é D.° 2é Esc° SP 147"   que l’on peut transcrire par : Henri de Cruzy  Maréchal des Logis  10 ème Dragons,  2ème Escadron, Secteur Postal 147.
La carte comporte sur son verso le message de l’expéditeur, il n’y a aucune illustration c’est une carte lettre prépayée par les postes française. Monsieur Jean pierre Legras de l’association APRA nous renseigne:  (https://apra.asso.fr/)

« En août 1914, le ministère de la guerre met en place une administration unique « Trésor et Postes ». Mais l’importance du courrier oblige à réorganiser le dispositif dès le mois de décembre. Le « Bureau Central Militaire » trie le courrier par « Secteurs Postaux ». Ensuite, il est adressé à un « Bureau Frontière » au contact du secteur civil et du secteur militaire. Pris en charge par « l’Ambulant d’Armée » qui le remet au « Vaguemestre d’Etape », celui-ci le conduit aux « Bureaux Divisionnaires » où s’effectue le tri par régiment. Là, le « Vaguemestre » remet le courrier à la compagnie du destinataire. Ces fonctions sont confiées aux militaires. Le courrier venant du front suit le chemin inverse.
Capital pour le moral des soldats comme pour l’arrière, mais aussi pour l’armée, ces échanges font l’objet de contrôles et de censures : il ne faut pas compromettre les opérations futures, ni mettre en danger les combattants, et ne pas laisser se propager des rumeurs ou des faits qui pourraient altérer le moral des combattants comme celui de l’ « arrière ». Pour déjouer le contrôle, certains utilisent un code ou le patois. De son côté, l’armée impose l’écriture au crayon, et retarde la distribution du courrier.
Trois types de correspondance sont utilisés : la carte postale, la carte-lettre et la carte en franchise. Au total, plus de 10 milliards de correspondances sont échangées, d’ou une grande diversité de modèle - 132 types « carte correspondance militaire » - une multitude de griffes, cachets, marques de contrôle,..."


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Mon bien cher Oncle
Pas le moindre incident ici- On suit la marche des Russes en Galicie et des progrès de la flotte alliée dans les Dardanelles- Ce n’est pas fatiguant- - Nous vous remercions beaucoup de votre envoi- C’est la chose la plus pratique dans les tranchées pour faire du thé, du punch, du café ou autre réconfortant.
Ma soeur m’a écrit aujourd’hui que vous allez partir pour la Syrie, moi qui n’ai pas de tuyaux je dis que c’est un voyage épatant qu’en pense-t-on à Montauban . Je pars à 3h49 surveiller les boches autrement dit je vais aux tranchées avec Maurice , toujours monté sur Favori. Je vous remercie bien encore une fois et vous dit affectueusement au revoir.
Henri


Deux maréchaux des logis s’écrivent. Le neveu écrit à son oncle.  Le secteur postal 147 se situe près de Colmar à Epinal.  Le maréchal des logis Cruzy est donc en Alsace face aux lignes ennemies.  Tout semble calme. « On suit la marche des Russes en Galicie et des progrès de la flotte dans les Dardanelles » . Voilà heureusement une vision globale s'élévant du quotidien. En effet ces deux événements internationaux peuvent aider à déterminer la date de redaction de cette carte. Le corps expéditionnaire Russe en Galicie qui se situe en Ukraine de nos jours à quelques 70 km de la Pologne s’est déployé pour exercer une pression sur le flan Est de l’Autriche Hongrie et de l’Allemagne. L'offensive de Gorlice-Tarnów en fin 1915 menée par plusieurs divisions allemandes obligera la Russes a reculer de plus de 150 kilomètres. La progression de la flotte dans les Dardanelles est bien connue comme la défaite de la péninsule Gallipolli par la marine anglaise et l’armée française entre mars 1915 et janvier 1916. Le maréchal des logis Cruzy remercie pour un ustensile qui semble multifonctions. C’est d’ailleurs pourquoi il semble si pratique dans les tranchées. Cela pourrait être un réchaud à alcool avec son récipient incorporé.  Puis la lettre prend une tournure plus intime, plus familiale où le maréchal des logis dit avoir reçu une lettre de sa soeur concernant un possible départ de son oncle pour la Syrie et évoque « Maurice » sans plus de précision car son oncle le connait certainement, ainsi que le nom de la jument « favorite ».  
Par la généalogie et les archives militaires, nous pouvons faire les recoupements qui suivent. Henri de Cruzy Marcillac est inscrit au tableau d’Honneur des morts pour la France 1914 - 1918,  édition La Fare 1921 de la BNF. Il y est inscrit :

« CRUZY-MARCILLAC (Henri-Gaston-Emmanuel de), né en 1895  ( croix posthume), IH (palme et étoile), engagé volontaire, sous-lieutenant au 28e Chasseurs alpins.
Engagé, le 25 août 1914, au 10e Dragons; passa, sur sa demande, dans l'Infanterie. Tué à Suzanne (Somme), le 31 octobre 1916. »

 Par la généalogie, nous relions sa mère, Edith de Cruzy Marcillac  comme la soeur du Maréchal des Logis Jean de Cambolas né en 1873 de 22 ans son ainé.  Henri évoque sa soeur Renée, née en 1891qui lui survivra jusqu’en 1959.  Le maréchal des logis Henri de Cruzy Marcillac est mort sous-lieutenant en étant au 28 eme régiment de Chasseur Alpins. Le 10 ème Dragon ne fut stationné dans le secteur d’Epinal à partir de décembre 1914 et cela jusqu’en mai 1916 puis il fut engagé aux chemins des Dames  en 1917.  Henri de Cruzy à été tué dans la Somme en 1916.
Maurice avec qui il va « surveiller les boches » est possiblement son cousin germain. Sensiblement du même âge car né en 1892, Maurice de Cellery d’Allens a lui aussi une mère née Cambolas ; Marguerite, la soeur d’Edith, mère d’Henri. Toutes deux soeurs du maréchal des Logis Jean de Cambolas; l’oncle célibataire qui fut incorporé dès 1914 la quarantaine tout juste franchie.  Le père de Maurice qui monte au petit matin surveiller les boches sur « Favorite »  Gaston de Cellery d’Allens ,d’abords sous-lieutenant au 30ème régiment de ligne, puis lieutenant au 10ème régiment de dragons, enfin capitaine à la Légion étrangère, fut décoré de la croix de guerre sera tué en septembre 1915, mort pour la France comme son neveu. Maurice lui, survivra et aura une belle carrière militaire en Syrie et au Maroc.  Le maréchal des Logis Jean de Cambolas n’ira jamais en Syrie, il terminera la guerre au camp d’aérostation de Saint Cyr.

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Un article de presse, plié soigneusement, était accolé à cette carte lettre. Le titre du journal était déchiré et sa date également. La lecture de cet article est non seulement édifiante mais instructive sur un certain état d’esprit. Cet article a été conservé avec cette carte car il lui est lié. Lié par le souvenir d’une touchante relation familiale entre un jeune oncle et son neveu mort à 21 ans. Les liens entre les famille se cimentaient avec de la douleur, Edith perd son fils, Marguerite son mari , Jean perd un neveu et un beau frère.
Voici la transcription de cet article qui après quelques recherches à la BNF sur le site Gallica a été publié dans « L’Oeuvre » le dimanche 25 février 1917 et depuis conservé dans ce même tiroir.


Sous la rubrique « L’oeuvre militaire »:

 

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Une plainte Une proposition

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Le 28 septembre dernier un léger incident survenait à la gare régulatrice de C… Un sous-lieutenant de chasseurs alpins qui remontait au front retour de permission M. de Cruzy Marsillac ayant demandé au commissaire militaire adjoint, le lieutenant O… Un renseignement celui-ci incrimina son « ton arrogant » et la « mauvaise grâce » dont il aurait fait preuve. Le même jour, le commissaire régulateur de la gare de C le commandant J... transmettait un rapport en insistant sur le "service pénible de ses collaborateurs obligé de subir des appréciations déplacés" et il concluait en demandant que "pour éviter le découragement dans un corps d'officiers qui a toujours fait preuve de dévouement et souvent de courage, la sanction fut porté à la connaissance de la régulatrice de C…."
La plainte suivit son cours. Elle fut dirigée sur le 23e bataillon de chasseurs alpins qu'elle désignait comme étant le corps auquel appartenait l'officier incriminé. Le commissaire militaire dans son emoi avait mal noté le numéro.  Monsieur de Cruzy Marcillac appartenant au 28e bataillon. Le 23e répondit donc aucun officier de ce nom ne figurait sur ses contrôles. Le dossier avec cette mention revint à la régulatrice de C. Que pensez-vous que fit le commissaire régulateur ? Qu'ils jugent l'incident clos ? Non. Il conclut formellement que l'interlocuteur de son adjoint portait bien le numéro 23 et il demande que le dossier fut transmis à la sûreté pour "rechercher l'individu qui s'était présenté le 28 septembre à la gare de C… Qui paraissait avoir usurpé la qualité d’officier avec port illégal d'uniforme et avoir voyagé sous un faux nom et avec une fausse permission".

La sûreté s’étant mise en action, on finit par découvrir que le sous-lieutenant d’Alpins était au 28e bataillon. On lui demanda des explications, ce fut le colonel Messimy, commandant la brigade de chasseurs, ancien ministre de la guerre, qui répondit par un compte rendu adressé au général commandant le 10e C. A et dont voici la conclusion:


Il a été impossible de recueillir les explications de l'officier incriminé, pour la raison suivante, des exercices de lancement de Grenade ayant eu lieu récemment au 28e bataillon en vue d'un assaut prochain, un de ces projectiles fut lancé maladroitement et alla tomber près de la section du sous Lieutenant de Cruzy Marcillac laquelle allait être décimée.

Cet officier se précipita sur l'engin, le lança à nouveau et sauva ainsi ces chasseurs. Malheureusement la grenade a peine lancée, éclatait et tuait le jeune officier.
Les règlements ne permettant pas de décerner la Croix aux militaires morts au champ d'honneur c'est l'unique raison pour laquelle j'ai dû me borner à demander pour Monsieur de Cruzy Marcillac une citation à l'ordre de l’armée. Il avait déjà eu une attitude splendide aux glorieux combats des 4 et 12 septembre. Il est mort en faisant noblement le sacrifice de sa vie. Je demande que le présent compte rendu soit communiqué à la régulatrice de C et aux lieutenants O. et D. commissaires adjoints. Ces officiers verrons ainsi pourquoi il n'a pas été possible de donner la « suite convenable » qu'ils réclamaient pour le rapport, ils puiseront dans sa lecture de nouvelles forces pour éviter de le découragement et subir dans « leur service pénible les observations déplacées des militaires de passage » enfin ils pourront identifier " l’individu" qui s'est présenté le 28 septembre à la gare de C. et « qui paraissait avoir usurpé la qualité d’officier », cet « individu » se nomme Henri de Cruzy Marcillac, sous-lieutenant au 28 bataillon de chasseurs alpins, deux fois cités à l’ordre, mort glorieusement pour la France en sauvant la vie de ses chasseurs.
 Au cas où Messieurs les commissaires adjoints se plaindraient à nouveau des fatigues de leurs services, je suis disposé à leur réserver deux vacances sur les 17 provoquées dans le cadre des officiers du 28 BCA par le meurtrier combat du 5 novembre.
 Nous ne savons pas encore à leur actuel si les commissaires de la régulatrice de C ont accepté la proposition du colonel Messimy.

Mortimer-Megret


 Extrait du Tableau d'Honneur Mort pour la France 1914 1918 avec une belle coquille concernant la date du décès et sur le nom de famille de sa mère ...

inévitable?

henri de Cruzy

 

 

 

 

 

 

19 mars 2022

JEDDAH Tour



Djeddah- Arabie Saoudite

 

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« S‘évader, se dépayser, fuir les villes tentaculaires et motorisées qui forment le décor habituel de sa vie quotidienne est un des besoin fondamentaux de l’homme occidental contemporain. Mais, où qu’il aille, il retrouve des formes de vie qui restent, à plus d’un égard, apparentées aux siennes.
En Arabie, en revanche, le dépaysement est total. C’est pourquoi le voyageur qui débarque à Djeddah éprouve si puissamment l’impression d’être débarrassé du fardeau des siècles. « Ici », se dit-il « Il n’y a plus d’histoire; rien qu’un présent suspendu entre deux éternité. »
Tout déconcerte l’étranger qui arrive dans ce pays.
Et d’abord, la transformation de la lumière. On ne regarde pas le ciel: il vous aveuglerait. On se contente de la lueur diffuse qui naît de la réverbération des sables et éclaire les choses par en dessous comme une rampe de théâtre. Puis, au bout d’un instant, quand l’accommodation est faite, on voit s’avancer vers soi des êtres hiératiques dont chaque pas, chaque geste à la grâce un peu irréelle d’un film tourné au ralenti. Le voyageur se sent immédiatement confronté à une énigme. A quoi tient son sentiment d’être transporté sur une autre planète ? A l’intensité de la lumière? A la transparence de l’horizon qui semble doter ses yeux d’une pouvoir accru? Il est tenté d’attribuer l’espèce d’envoûtement qu’il éprouve au fait que toutes choses en Arabie semblent portées à l’incandescence. Mais s’aperçoit bien vite qu’il fait fausse route. Le secret est ailleurs et on finit par le découvrir. C’est que toutes choses, en Arabie, ont conservé leur intégrité. Tout a été décapé, reformé, « sublimé » par les conditions de vie qui n’ont pour ainsi dire pas varié depuis des millénaires. On ne comprend pas peu à peu l’essence de l’Arabie. Il est même possible que l’on y reste indifférent. Mais si on y est sensible, elle se révèle à vous dans une illumination subite. »
« Destin Rompus » - Ce pays façonné par le soleil et le vent - Benoist-Méchin- Albin Michel 1974


IMG_2266"Ce que nous avions vu de Djeddah sur le chemin du Consulat nous avait plu: après le déjeuner, quand la température fut un peu plus fraîche, ou du moins quand le soleil ne fut plus si haut, nous partîmes donc en touristes sous la conduite de Young, adjoint de Wilson, grand admirateur des choses passées et détracteur des oeuvres présentes.
C’était en vérité une ville remarquable. Les ruelles en couloirs, couvertes d’un plafond de bois dans le bazar principal, s’ouvraient d’ailleurs vers une étroite bande de ciel entre les hautes maisons blanches. Les cinq ou six étages de ces dernières, en calcaire corallien soutenu par une charpente visible, s’ornaient de larges bow-windows qui montaient du sol jusqu’au toit, en panneaux gris. Les vitres étaient inconnues à Djeddah, mais une profusion de beaux treillis et quelques ciselures délicates dentelaient partout les fenêtres. (…..) L’architecture à charpente visible évoquait notre XVI ° siècle (…) Tous les étages faisaient saillie, toutes les fenêtres penchaient dans un sens ou dans un autre; souvent même les murs étaient en pente.
in « Les sept Piliers de la Sagesse »  T.E Lawrence 1936

« La vieille cité de Djeddah a conservé jusqu’à ces derniers temps un charme extraordinaire. C’est un dédale de ruelles étroites, où vont et viennent de riches négociants vêtus de noir comme les patriciens de Venise. Des Marchands de pastèques, de pistaches et d’oranges circulent entre les maisons de cinq ou six étages, mais hautes de plafond qu’elles semblent an avoir au moins dix ou douze. Certaines d’entre elles ont de larges portails sculptés, qui évoquent les palais des turcs qui bordent le Bosphore, car l’ancienne administration ottomane les a marquées de son empreinte. Les façades sont badigeonnées de couleurs tendres : rose, corail, bleu pervenche, vert amande, gris tourterelle. De loin en loin, le vert véronèse ou le noir absolu d’une porte leur donnent juste l’accent qu’il faut pour éviter toute fadeur. Ce décor comporte lui aussi un élément de féérie. Mais c’est une féérie citadine, pleine d’ironie et de malice.
Ce qui surprend le plus,, ce sont les centaines de moucharabiehs suspendus aux façades comme des nids d’hirondelles. Sculptées et ouvragées comme de de petites pagodes, ces loges grillagées permettaient aux femmes d’observer, sans être vues, cette comédie permanente qu’est le septale de la rue. Suspendus dans le vide, ces balcons ajourés, faits avec des milliers de brindilles de teck, évoquent les constructions fragiles que les enfants s’amusent à échafauder avec des allumettes. D’où vient tout ce bois, dans un pays qui en est totalement dépourvu? Chaque morceau provient de Malaisie, d’où il est venu par mer. Il a été porté sur de Chebeks à voiles triangulaires, semblables à ceux qui sillonnent encore la mer rouge.(………)
Du fait que Djeddah est le port par lequel il faut passer obligatoirement pour se rendre à la Mecque, il n’est pas seulement un carrefour des siècles, mais un lieu où se côtoient la plupart des races afro-asiatiques.(…) On y croise les turbans multicolores des Yéménites, des boubous africains, des calots pakistanais. »
« Destin Rompus » - Ce pays façonné par le soleil et le vent - Benoist-Méchin- Albin Michel 1974


" On découvre encore, par-ci par-là, de belles cafetières de cuivre aux grands becs de toucan et aux couvercles chantournés comme des dômes de mosquées. Mais il faut se dépêcher, car elles auront bientôt disparues." (idm ibid)

Les populations qui passent trop vite d’une civilisation à une autre sont un phénomène étudié aux États-unis par la sociologie… La  « mondialisation » culturelle est à regarder sur le temps long. On note chez ces populations, un phénomène d’ « amalgames » comme dit Benoist-Méchin. Les sociologues déterminent un indice de « Transculturation » déterminé par l’importation des formes, des sujets exogènes dans une production locale qui s’abâtardi pour finalement être supplantée. Par une importation massive de produit manufacturé bon marché, les objets usuels, les objets de décoration, les vêtements changent petit à petit en supprimant le traditionnel. Il n’y a plus de chapka à Moscou, le fez à été éradiqué à Istanbul, la base-cap couvre Djeddah.


«  Le plus souvent répudiant l’abaya brune de leurs pères, les jeunes gens ont revêtu un veston occidental. Le soir, Ils vont prendre le frais sur l’esplanade qui donne sur la mer rouge et boire des jus de fruit ou du coca-cola dans "l’Express bar » qui fait face au ministère des Affaires Etrangères." ( idm ibid)

C’est ainsi qu’aujourd’hui l’on voit des familles, des couples dont la disparité vestimentaire est choquante à l’oeil. La femme est strictement habillée d’une abaya noire qui ne lui laisse que les yeux visibles si elle ne porte pas de lunettes de soleil. Son mari lui a revêtu l’essentiel du négligé américain de l’après sport, le t-shirt, le pantalon de coton appelé « survet » et les sneakers à bande fluo…Il arbore aussi le plus souvent une casquette de base ball.
Le thawb ne semble porté que par une certaine « bourgeoisie » saoudienne, on en voit peu, contrairement à la côte du Hasa…il s'agit de la longue robe blanche immaculée avec de beaux boutons de manchettes blancs; le foulard rouge et blanc  ( de couleur différente suivant les clans) retenu par l’agal noir, ce bandeau caractéristique. Les retours des pans du foulards donnent lieu souvent à beaucoup d’imagination et d’élégance.
Mais la liberté vestimentaire extérieure des hommes, que les femmes n’ont pas, facilite cette dérive transculturelle. Ils se laissent volontiers aller, non plus au « veston occidental »  comme l’avait remarqué Benoist-Mechin mais bien à la mode mondiale du « survêt US ». L’élégance est une notion périmée, où tout du moins en pleine mutation. Le confortable prime …le décontracté est une facilité qui s’impose sans résistance car les référents anciens semblent disparaitre. 

 

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« Déjà on doit chercher la vieille ville au sein de la nouvelle. Elle se cache, apeurée, sachant le sort qui l’attend. Elle n’ignore pas qu’elle sera bientôt éventrée par les bull-dozers. Dans un délai plus ou moins bref, ses nobles demeures ne seront plus qu’un souvenir, car tout le centre de Djeddah n’est qu’un chantier de démolition.
Le coeur se serre en voyant le traitement que notre époque réserve à ces aïeuls vénérables. L’espace ne manque pourtant pas! N’aurait-on pas pu les préserver en construisant la ville nouvelle un peu à l’écart de l’ancienne? »
(….)
« Les générations nouvelles auront donc ce qu’elles désirent: des maisons préfabriquées, des réfrigérateurs, des transistors, des automobiles aux pare-chocs étincelants. Puissent-elles ne pas s’apercevoir qu’elles ont fait un marché de dupes, le jour où elles ont pris le confort pour le bonheur. »
Le mouvement est lancé: rien ne l’arrêtera plus. Déjà les vélos multicolores munis de deux klaxons et de trois rétroviseurs, les vespas et les autos déferlent à travers les rues du nouveau Djeddah avec un vacarme assourdissant. Aussi les conversations vont-elles bon train, surtout entre les jeunes, ponctuées par des éclats de voix et des gestes emphatiques. Mais au bout de quelques jours, on soupçonne  tout cela de n’être que de la frime, une manière de se prouver à soi-même que l’on existe et que l’on est « dans le vent ». Un vent très différent de celui dont les Bédouins se disaient les fils. En revanche, les affaires sérieuses continuent à se traiter avec lenteur et cérémonie. Au fond du Soukh des orfèvres, on aperçoit toujours des vieillards barbus comme des patriarches de l’Ancien Testament qui attendent patiemment le client sur le pas de leur porte en égrenant leur chapelet ou en dégustant de minuscules tasses de café posées sur leur coffre-fort. Là, dans une pénombre complice, mille transactions subtiles se poursuivent comme autrefois, dans une nonchalance voulue et des clins d’oeil furtifs. C’est en silence également - mais ce silence exprime-t-il le dédain, la surprise ou l’envie? - que les femmes voilées de noir défilent devant les vitrines des magasins éclaboussées de néon, où s’étalent les soutiens-gorges et les machines à laver. »
« Destin Rompus » - Ce pays façonné par le soleil et le vent - Benoist-Méchin- Albin Michel 1974

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La vielle ville réduite à sa portion congrue reste un lieu de commerce traditionnel. Les marchés sont quotidiens, les légumes, les fruits, les dattes sont vendues par montagnes sur des petites places au détour du bazar qui lui, distille un enchevêtrement de produits importés que ne renierait pas un marché africain. La foule y est souvent compact en fin de journée. Les anciennes maisons du quartier d’Al Balad sont maintenant préservées comme les derniers spécimens d’une faune disparue. L ’ « Historic district » fait le pari du tourisme futur de l’après pétrole qui commence.
Nous y avons fait des promenades mais la vie l’a quittée. Il n’y a personne derrière les moucharabiehs. Pas d’Azyadé qui murmure le soir lorsque l’on passe. Les chats sont les maitres des ruelles désertes. Ils vous regardent de leur visages triangulaires. Ils survivent à la fournaises des jours et sortent le soir. Ils ont passés un pacte avec l’habitant qui les désaltèrent et les nourrissent à minima contre la chasse aux nuisibles qui n’ont pas d’égouts refuges.

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Vendredi 18 février 2022
   "A 17h45, Je rejoins Murielle pour une promenade dans le centre historique de DJeddah. Près de la Baab Makkah à Al Balad district, s’ouvre un labyrinthe de ruelles avec des marchés: marché bédouin, marché aux épices, marché pakistanais …Les maisons remarquables commencent à être restaurées. Une prise de conscience semble voir le jour. Il y a fort à faire car le quartier traditionnel est dans un sale état. Il y a de nombreuses ruines avec de splendides moucharabieh en excroissance, qui semblent en péril. Nous déambulons alors que la vie s’éveille. Les boutiques ouvrent. Les rues s’animent le vendredi soir. La petite ville historique est vidée de ses commerces, Les marchés se trouvent tout autour. Il y a des passages couverts, c’est le souk traditionnel ..comme à Damas en plus petit, comme à Beyrouth en plus délabré avec des relents de marché sub saharien. Les chats errants sont partout. Les enfants, les femmes, les hommes sont par grappes devant toutes les échoppes ouvrants sur la rue. Le métal, la pierre, les portes et bords de trottoirs sont lustrés des frottements incessants de milliard de pieds, de mains. L’usage poli toute surface. La présence humaine journalière rend la ville brillante et patinée comme un vieil outil. Les gestes, les attitudes, les étales sont figés dans une répétition traditionnelle qui façonne avec dextérité une aisance d’existence qui plonge, malgré les néons et les téléphones portables, dans la nuit des temps. L’Arabie des comptoirs, des caravansérails qui se prolonge jusqu’en Turquie, est là.
   J’achète deux chemises blanches en coton pour 17 euros. La chemise est plus agréable que le t-shirt …Murielle détient un beau sens de l’orientation car elle retrouve son chemin quand moi j’hésite. Elle fait l’acquisition d’un presse agrume en fer blanc très bien pensé..un modèle que nous n’avions pas encore vu !
Nous visitons un joli café avec terrasse aménagée dans une maison vide entièrement restaurée avec poutres et balcons de bois ..il n’y a aucun meubles…seul le premier étage ( qui nous est inaccessible, on ne sait pourquoi ) et la terrasse aux lampions, comportent des tables et des chaises … Il y a une quinzaine de client sur le toit. Des femmes en noir complet, des hommes en blanc et quelques non saoudiens. C’est calme, on boit du café, du thé …la nuit est bien noire au dessus de la ville qui scintille. Nous rentrons  tous les deux en mini bus avec Sultan le chauffeur éthiopien ..Sur sa proposition, on l’appelle et il vient. Diner à l’hôtel avec Bertrand et le reste de l’équipe. Plume et Bertrand me convient autour de la piscine pour une dernière cigarette… quelques histoires de chantier et nous montons nous coucher. Demain rendez vous à 6h15 au petit déjeuné… »
Extrait Journal de bord - AdC- Djeddah-Chantier-Maïa Décors  2022

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« Autour de Djeddah s’édifient rapidement des briqueteries, des cimenteries, des tanneries, des fabriques d’engrais, car une ville nouvelle se développe à vue d’oeil. Les quartiers résidentiels jaillissent en quelques semaines, avec leurs villas luxueuses à air conditionné. Tout ce qui peux se faire vite est prestement exécuté. Mais la finition laisse beaucoup à désirer et tout ce qui exige du temps et de l’application fait tristement défaut. Les maisons neuves, isolées les unes des autres et livrées en pâture à un soleil dévorant, n’ont pour s’en défendre que des tamaris qui ne donne pas plus d’ombre qu’un balais de sorcière. »
« Destin Rompus » - Ce pays façonné par le soleil et le vent - Benoist-Méchin- Albin Michel 1974

 

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La ville à l’américaine à tout dévorée. Depuis la vison du voyageur de 1974, les « freeway » californiens ont zébré la ville comme des rubans infranchissables sur lesquels coulent un flux ininterrompu de tous les véhicules du globe. L’essence à 0,50 centimes est l’étendard du « tout voiture » dans une ville qui s’étend sur une campagne inexistante .. Les espaces vides parsèment le tissu urbain sans plans ni concertation compréhensible, d’immenses quadrilatères de sable et de gravats sont entourés de lot d’immeubles dont les chantiers abandonnés laissent un aspect d’inachevé. Les grands projets d’architectes sont réalisés pour les façades des grandes avenues à six voies. Le siège de l’ARAMCO devant lequel nous passions tous les matins est un grand bloc a quatre façades en oriel inversé qui laisse une étrange impression de jeu optique… Les aménagements urbains collectifs sont en piteux état, les trottoirs sont souvent défoncés ou inexistants. Les rues et ruelles sont en ruines mais l’aluminium et les vitres teintées des grands concessionnaires automobiles brillent en vainqueur au soleil.


« Dans la province orientale du Hasa, le contraste est encore plus marqué, car la présence des grandes entreprises américaines a accéléré le mouvement. On y rencontre deux villes, Qatif et Al Khobar. Bien qu’assez proches l’une de l’autre, un millénaire les sépare. Qatif, ceinturé de remparts est couronné de palmes, sommeille parmi le murmure des sources et le chants des oiseaux. Al Khobar ressemble à un settlement du Texas, avec ses garages, ses entrepôts, ses distributeurs automatiques de chewing-gum et ses autocars qui se croisent dans un bruit de ferraille et de boulons mal serrés, ramenant de leur lieu de travail des équipes Séoudiens au regards absent, vêtus de bleus de chauffe. L’air y sent le métal chaud, le fuel et le goudron. On n’y trouve pas un brin d’ombre et l’asphalte des rues vous brûle la plante des pieds à travers la semelle de vos chaussures. Pourtant, Al Khobar grandit et Qatif se meurt. » (ibid)

 

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El Khobar


Mercredi 20 mars 2019 

  (…..) Nous finissons avant 18 h …Mais le temps gagné à partir plus tôt nous le perdons dans les embouteillages d’Al Khobar… Cyrille et moi nous décidons de faire une petit marche vers la mer ..la nuit descend vite. La lune est déjà claire, c’est la pleine lune.
Nous devons traverser la très large route côtière. Un boulevard allant dans les deux sens de cinq voies, très dense en circulation. Les gros SUV comme toute la gamme des voitures américaines défilent à bonne cadence devant nous. Heureusement des agents du trafic ( Indiens) munis de bâtons lumineux rouges, arrêtent le flux pour nous permettre de franchir cette énorme rocade. Le front de mer est aménagé d’espaces verts avec des bancs de repos sur des plates-bandes ..d’herbes rases, quelques palmiers malingres font toute la luxuriance de l’endroit. Pas de sable mais de gros rochers de digue artificielle donnent sur la mer plate du Golf Persique; pas de marée, pas de vagues..un grand lac noir sur lequel le pont de 24 kilomètres reliant la terre à l’ile de Bahrein scintille dans le lointain. L’air est frais, Il y a pas mal de promeneurs, de couples ( lui en blanc, elle en noir, voilée, masquée) un grand périmètre clos de palissade laisse entendre musique et animation. Nous y entrons sans problème ..c’est gratuit, il faut uniquement donner son nom et son numéro de téléphone. Une entrée pour les femmes, une entrée pour les hommes. De grosses voitures de police avec gyrophares allumées sont stationnées devant les entrées et les sorties.  Dans ce grand espace avec quelques aménagements de repos, nous découvrons regardant l’intérieur de la place (assez vide) toute une succession de stands présentant les arts populaires ..forgerons, vanniers, potiers, musiciens traditionnels, cuisine sur le sol de sorte de crêpes saoudiennes..etc etc . Il y a beaucoup de familles, donc d’enfants ravis de leur sortie nocturne. Il en va de même pour les très nombreuses femmes qui sont là. Nous voyions notamment des grappes de jeunes filles en Habaya noire, voilées qui leurs téléphones à la main semblent très heureuses de pouvoir déambuler en groupe. Voilà bien une catégorie de population que nous ne voyions jamais dans la rue ou dans les voitures ( Je m’étais fait cette réflexion dans les embouteillages ..que des hommes dans les voitures….pas de femmes, nulle part). L’ambiance dans cette fête célébrant les arts traditionnels est assez morose..Beaucoup d ‘équipe de surveillance et d’organisation, des policiers à l’extérieur…Que craignent-ils? pas d’alcool, pas de voyous, pas de délinquance …Redoutent-ils un « attentat terroriste »? C’est assez étrange comme langueur comme non excitation ..Pas de cris, pas de gaité, intempestive … Nous remarquons quelques femmes très jolies, très maquillées apprêtées mais la plus part sont grasses et lourdes…
Nous revenons à l’appartement après avoir fait une petite marche sur le remblai..
Installons notre diner de salades et sandwichs et dinons à quatre ..Paul, Pascal, Cyrille et moi, Malek garde une fois de plus la chambre ..Il viendra diner plus tard, seul …Dissension de groupe disais-je..! »

Extrait Journal de bord - AdC- El Khobar Chantier Tamimi /Amblard 2019

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« Les quatre cinquièmes du pays sont recouvert par des déserts. De la naissance à la mort, l’existence des Arabes se déroule sur ce socle nu où déferlent, jour après jour, des cataractes de lumière. Mais on se tromperait fort si l’on entendait par « désert » une étendue monotone de pierraille et de sable. Non seulement le désert varie selon les heures, mais l’Arabie en contient plusieurs qui diffèrent du tout au tout. Le Nefud ne ressemble pas au désert du Nedjd et le Haïl encore moins au Ruba-El-Khali. Il y a des déserts montagneux et des déserts de sable. Ceux du Hasa sont clairs et argentés; ceux du Ruba-al-khali vont du rose pâle au lie de vin. Quant aux montagnes du Hedjaz, vues à une certaine distance elles sont d’un bleu de saphir comparable à celui qui sert de fond aux toiles de Léonard de Vinci.
Chez nous la terre doit beaucoup au travail des hommes. Elle a été transformée et humanisée par le labeur des générations. Rien de tel en Arabie. Le pays est resté intact. Seuls l’ont façonné les lumières et le vent.  C’est le soleil qui a crevassé et érodé les montagnes; c’est le vent qui sculpte et modifie sans cesse le profil des dunes. Selon que souffle la brise fraiche du « Shamâl » qui descend du Taurus, ou l’embrasement du « Hamsîn » qui remonte l’océan indien. Le désert change de visage au point de devenir méconnaissable. Il varie aussi vite et aussi souvent que la mer. »
« Destin Rompus » - Ce pays façonné par le soleil et le vent - Benoist-Méchin- Albin Michel 1974

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Jeudi 10 mars 2022
« (……) Enfin le déjeuner est annoncé. Bertrand et moi nous discutons en fumant devant le bâtiment du personnel dans lequel nous avons nos vestiaires et salles à manger. Valerie se joint à nous avec son plat ..elle commence à déjeuner dehors. Les autres sont déjà attablés lorsque je me rends compte que Valérie mange mon plat de poulet devant mon nez! Hier, elle avait déjà pris celui de Loïc! Ah ah, elle semble ne pas chercher beaucoup son plat et en prendre un sans trop vérifier!
Emilie nous parle encore de la sortie dans le désert organisée par Madame J. la cliente. Nous confirmons le programme et répercutons les informations données par Média tout à l’heure en présence de Bertrand  ..Nous sommes en plein rêve de trekking dans le désert! Nous allons être reçu sous une tente bédouine montée pour nous, le soir un méchoui sera organisé… Tout le monde est excité par le « désert » ..Ça discute des tenues appropriées. Valérie me demande si je suis déjà allé dans le désert..je lui raconte rapidement ma traversée du Tadémaït en Algérie…Je ne parle pas des autres mais j’y pense en mâchouillant…je pense au Hoggar, à L’Asekrem du Père de Foucault, à la Syrie, de Palmyre la belle, dansant dans la chaleur jaune, de la route nue où seul le croisement Damas, Bagdad comporte une signalétique abrasée par le sable… J’ai vu quelques petits bouts de désert …au Nord du Mexique, le désert de Sonora au dessus d’Hermosillo où nous passions en bus Dina vers Tijuana et la frontière américaine ..Le désert du Néguev en remontant d’Eilat en bus pour aller travailler à Tel Aviv avec Vianney Brintet.. la côte sud de Safaga en Egypte pour les croisières plongées..
Demain nous allons donc dans le désert du Hedjaz !…  Tous le monde s’imagine en méharée dans les dunes ..la nuit sous les étoiles …la mystique du désert. Bon, passée la première excitation, je suis dubitatif..Les Saoudiens partent souvent passer le week-end dans le « désert » comme les libanais vont le week end « à la montagne »,  c’est une expression qui ressemble à notre « week end à la campagne ».
Bertrand se met au travail et nous dit qu’il va rester encore un peu travailler ce soir; alors que nous voilà parti..Bertrand me prend à part en me disant que j’avais raison, Sultan lui a envoyé des photos du site du désert dans lequel nous irons demain..C’est un centre de week-end avec activités et accommodations …Il y a bien une tente bédouine ( d’exposition) mais aussi des bâtiments climatisés … Le bord de la mer est un club..le désert est un « centre aéré » pour passer une journée loin de la ville!
Dans le minibus, assis à côté de Sultan qui me montre des photos de son mariage, de son fils et de sa femme à Adis Abeba, il me confirme que c’est un centre de week-end où l’on peut faire du cheval, faire du moto cross ou du Quad, tirer à l’arc etc … Je me retourne vers le groupe des six derrière moi et commence à réviser leurs rêves…Arthur ne me croit pas, Manon non plus ..Stéphane rigole mais personne ne me prend au sérieux … Puis petit à petit la déception se lit sur leurs visages, ils comprennent mon parallèle avec la plage de vendredi dernier… Ils sont déçus… »
Extrait Journal de bord - AdC- Djeddah-Chantier-Maïa Décors  2022



Depuis sa fondation en 1932, le Royaume d’Arabie a une histoire aussi romanesque que celle de la conquête et l'unification par Abdelaziz Ibn Séoud des différentes régions sous dominations tribales ou claniques. Une fois la guerre terminée, les Ottomans parti, les Hachémites enfuis, les Al Rachid défait, les Shammars pacifiés par le sabre et l’annexion matrimoniale. Ibn Séoud chercha de l’eau. Il en trouva. Il fit venir des ingénieurs agronome des États-Unis …Les jardins et potagers commèrent à grandir dans les oasis du Royaume et surtout dans l’Asir, la région côtière au dessus du Yemen…
En septembre 1920, un Major anglais du nom de Frank Holmes, en effectuant un forage pour trouver de l’eau près de Bahrein fut surpris d’être éclaboussé par un liquide noir et poisseux qui sortait avec force du sol..Il obtint cette concession de forage auprès de l’Emir de Bahrein…Rentré à Londres, il voulut céder son action à des compagnies de la City. Mais cela n’intéressa personne car il y avait assez à faire avec les premiers gisements de l’Iran et de l’Irak. Holmes fini par trouver un acheteur en la personne de la Gulf Oil Company, une petite compagnie américaine…qui acheta la concession pour une modique somme…Puis la revendit 50 000 dollars à la Standard Oil de Californie…Les prospections américaines montrèrent que la région du Hasa et la côte arabique du golf Persique contenait autour de 70% du pétrole mondial.
Le temps avance, la seconde guerre mondiale terminée, les (retors) anglais sont remplacés par les (généreux) américains après l’entrevue  Roosevelt / Ibn Saoud à bord du Quincy sur le lac Amer en Egypte. L’Arabie féodale rentre dans la modernité.
Mais les réticences furent très importantes. La société ultra conservatrice des Wahabites se refusait à tout changement.
Pour faire accepter le téléphone par exemple, Ibn Saoud raconta qu’il fit venir les Oulémans et les docteurs de la loi à Ryad. Il leur dit «  Cette invention moderne que les étrangers m’ont installés dans le Palais m’inquiète. Dites moi si elle n’est pas parasitée par le diable !  Vous allez réciter les versets du Coran ici dans cet appareil ..et vous autres les écouterez dans l’autre pièce avec le deuxième appareil ..si les versets sont entendus avec justesse c’est que le diable ne peux rien,… » Les sages acceptèrent cette modernité sans poser de difficultés. Depuis les milliards de dollars ont transformé le pays avec une vitesse impressionnante mais le féodalisme, lui est lent à s’émousser, à s’éroder, à disparaitre…

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La condition de la femme saoudienne est un marqueur qui doit servir à évaluer la différence qui existe entre la pensée occidentale post-chrétienne et la pensée Wahabite Hanbalite actuelle.
Les avancées du Roi Abdallah se brisent sur les recluses de Djeddah. Depuis la mort de la princesse Mishaal en 1980, lentement néanmoins la situation change. Raif Badawi,le blogueur saoudien condamné aux mille coups de fouet, en prison depuis dix ans, pour avoir prôné la fin de l'influence de la religion sur la vie publique a été libéré en mars 2022 mais est assigné à résidence pour dix ans encore. Un petit rappel s’impose concernant les événements extrêmement révélateur d’une situation collective. En 1977, La princesse Mishaal Bin Fahd Al Saoud, 19 ans, petite fille du frère du Roi Khaled fut exécutée publiquement sur un parking de deux balles dans la tête avant que son amant libanais ne soit décapité d’une façon particulièrement atroce par un des ses frères. L’honneur de la famille royale avait été bafoué par une relation non autorisée, le Roi donna son acceptation. Mais un film relatant le martyre des amants tourné en Angleterre en 1980 fut diffusé à la télévision anglaise et américaine.  « Death of a Princess » d’Anthony Thomas déclencha une grave crise entre Margaret Tatcher et le Roi Khaled. Un incident diplomatique résultant des pressions exercés par le roi pour faire retirer le film. Cette exécution barbare a été ordonné par le frère du Roi sans qu’il n’y ai eu aucun procès et condamnation officielle. La princesse ayant tentée de fuir le pays, elle a avoué sa liaison avec Khaled al-Sha'er Mulhallal, le neveu d'Ali Hassan al-Shaer, l'ambassadeur saoudien au Liban. Les amants devaient mourrir.

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Djeddah - Vendredi 15 Juillet 1977-  à droite la princesse Mishaal.


Les recluses de Djeddah illustre aussi à fortiori cette problématique position des femmes qui se retrouve aussi dans la très nombreuse famille Al Saoud.
Les quatre princesses Sahar, Maha, Hala, Jawahir, fille du roi Abdallah qui régna de 2005 à 2015 furent confinées dans leur maison à Djeddah depuis plus de dix ans avec des restrictions d’eau et de nourriture. Séparée de leur mère réfugiée à Londres car divorcée, l’intransigeance du roi qui jamais ne leur rendit visite et maintient cette incarcération dont ses fils étaient les gardiens fut très choquante pour les médias anglo-saxons. La douleur d’une mère s’exprimant en anglais n’eut que peu d’écho en France. Al Anoud Al Fayez première des trente épouses du roi Abdallah, divorça en 2003. Depuis Londres, elle  essaya de faire venir ses filles sans succès.  Elles seront brisées, séparées, rendus anorexiques et suicidaires. La princesse Hala est morte le 30 Septembre 2021 à l’âge de 47ans. Il n’y a aujourd'hui aucunes nouvelles de ses soeurs.
Le roi Abdallah décédé le 23 janvier 2015 a été reconnu paradoxalement comme plutôt libéral, Il nomma une femme en 2009, ministre déléguée à l’éducation. En 2015, il autorise le droit de vote des femmes aux seules élections existantes dans le royaume, les élections municipales. Elles peuvent aussi se présenter. Une seule à été élue mais doit être accompagnée par un homme sur son lieu de travail ! (A. Amir-Aslani ;  Arabie Saoudite -De l’influence à la décadence -L’archipel 2017)

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La pression des femmes se fait sentir dans la société civile. L’aberration de l’interdiction de conduire produisant une sur-représentation des chauffeurs privés n’est pas tenable.  C’est le seul pays au monde où les femmes n’ont pas le droit de conduire de véhicule à moteur. La charrette avec âne oui, mais la mobylette non! Le mouvement des femmes se coordonne dès 2010. Manal al Sharif est la première à être emprisonnée car elle poste des vidéos d’elle au volant…En 2017 l’autorisation est accordée par le roi Salman mais un groupe de conductrices est toujours en prison; l’organisation Human Watch Rights s’inquiète des conditions de détention, comportant des violences et des viols, sans possibilités d'enquête ou de plaintes.
La situation évolue néanmoins, des femmes circulent en voiture et même sans accompagnateur masculin. Mohamed Ben Salman alias MBS ouvre la société pour s’assurer de la paix civile, il réforme pour mieux tenir. Les Saoud n’ont aucune intention de laisser le pays à d’autres.

 

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Reema Al Juffali, née en 1992, est devenue la première femme saoudienne pilote de course professionnelle. Elle est donc une figure historique. En participant à des courses de Formule 4 dans le monde mais aussi cas unique, elle est la première saoudienne à être au départ d' une compétition internationale organisée dans le royaume.( Instagram @reemajuffali - 27k followers !)

Les temps changent…doucement. Le mouvement ne devrait pas s’arrêter mais la "vitesse" doit être très contrôlée dans un pays où sous la modernité apparente, le coeur blanc de l’islam wahhabite est un roc multi séculaire.

 

 


Djeddah ne m’aurait été donné comme sujet de réflexion, de rêverie et déjà de nostalgie sans mon guide, mon ami, qui tout vêtu de blanc, hante ses artères depuis un an; Bertrand de Guilhem de Lataillade.
Ni tout à fait Montfreid pas complètement Lawrence mais assurément le capitaine de cette aventure, il y façonne le goût de ses hôtes, silencieusement avec application, livrant son savoir comme un exorcisme spirituel décoratif.

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Ô Cavaliers, qui déployez vos efforts
Pour hâter sur la terre le pas
De vos montures, dont les sabots s’enfoncent
Profondément dans le sable,
Nous avons été, comme vous
Des voyageurs pressés
Et un jour, comme nous arrivés
Au terme du voyage
Vous serez étendus dans la tombe.

Ali Ibn Sayd   - VII°S

 

 

8 février 2022

SUITES MUSICALES

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Daevid Allen enchanta mes années d’adolescence avec ses mélanges de jazz, de rock psychédélique intercalés de longs passages onirico-hypnotiques que l’on appelait « planants ». Mais ces morceaux qui semblent venir d’états parallèles liés au cannabis ou autres substances, sont plus précisément des plages musicales inspirées des expérimentations de musique électronique répétitive.
 Ce foisonnement d’inspirations multiples et d’univers décalé, ce monde de la planète Gong comme le montre brillamment le disque « YOU » de 1974 est une expérience en soi d’éducation de l’oreille pour ceux qui y sont réceptifs.
Daevid Allen déroule une création musicale itinérante faite de multiples rencontres suscitant de nombreux projets qui restent dans une marge créatrice, un entre deux d’avant garde disons plutôt confidentiel. Mis à part l’aventure du groupe anglo-français Gong dont il est l’initiateur et qu’il quitte en 1975, sa production musicale se fera en dehors des circuits de l’industrie promotionnelle Rock.
Australien très tôt fasciné par un mode de vie issu de ses lectures des auteurs de la Beat Génération, il choisit Paris plutôt que Londres où ses relations et sa langue maternelle pourtant le sollicitaient, pour commencer à vivre sa vie d’artiste, sa vie de musicien. Il débarque au 9 rue Gît le Coeur dans un petit hôtel de poètes; le Beat Hôtel.
Nous sommes en 1960, Allen vend l’Herald Tribune au Quartier Latin ( Grand échalas dégingandé au sourire communicatif, il semble être le pendant rappelons-nous, de Jane Seberg en tee-shirt blanc sur les Champs Elysées au même moment ). Il rencontre rue de la huchette aux alentours du Chat qui Pêche, un pianiste de jazz qui joue également dans les clubs de Pigalle pour gagner de quoi vivre. C’est un américain, ils sympathisent, parle de musique et Allen va accéder par ce nouvel ami à la scène jazz parisienne.
 Daevid Allen rencontre donc Terry Riley. Quelles influences réciproques ont-ils eu en ces jeunes années ou ni l’un ni l’autre ne sont encore les compositeurs que l'on connait ? Le monde de l’avant garde du Jazz s'ouvre sans doute pour Allen. Alors que pour Riley, c’est moins perceptible; il est son aîné de trois ans,. Allen et lui s’intéressent aux expérimentations du son à l’aide de bandes magnétiques. Ils « bricolent » ensemble avec ces matériaux naissants.

 

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                  Terence Mitchell Riley

 
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Le monde de Riley ne laissera peu de place aux fantasmagories de Gong …un attrait de l’espace peut être?  Une attirance pour les mystiques orientaux et la musique s’y associant? Cela était assez facilement partagé par beaucoup, en ces temps là.
Terry Riley est communément distingué comme étant un des fondateurs de la musique minimaliste, nous sommes bien loin des foisonnements dadaïstes d’Allen; les parcours seront bien différents et nous ne savons pas s’ils se sont revu.


Terry Riley est américain. Né en 1935 à Colfax CA, il reçut une formation musicale solide. Après des études de piano classique, il entreprend une sorte de révolution sous l’influence de La Monte Young, qu’il rencontre à la Berkeley University de Los Angeles CA.  La Monte Young est le compositeur associé à Riley lorsque l’on cherche les origines du courant minimaliste.
Riley découvre bien vite Coltrane et le jazz d’avant garde. Il gagne sa vie en jouant dans des clubs de Jazz mais de Schoenberg aux solos free travaillés par des bandes magnétiques qui passent en boucles, une nouvelle orientation se dessine. Il rencontre également Chet Baker qu’il entraine dans une expérimentation assez improbable pour l’époque: « il accompagne le trompettiste avec un montage sur bandes mises en boucle de sons de trombone, basse, batterie, de sons concrets et de voix. A travers ce travail sur les bandes magnétiques, Riley développe progressivement un mode de composition et d'improvisation basé sur la répétition de courtes cellules mélodiques. » comme nous l’explique Eric Deshayes ( Neosphere.free .fr)  Ce sera « Music for a Gift » en 1963.


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Cette voie précédemment défrichée par des musiciens comme Morton Feldman ou Earle Brown donne naissance à une musique qui simplifie à l’extrême les données de départ de la composition. Construite sur un principe rythmique acceptant la tonalité, mêlant instruments et électronique, cette nouvelle école sera dite « minimale ». Deux autres musiciens se feront connaître comme d’éminents représentants : Steve Reich et Philip Glass.

Ce courant musical sortira du quasi anonymat grâce au remarqué « In C » ( ce qui veut dire : En do majeur), oeuvre composée et crée en 1964 à San Francisco. Cette composition arrivera à donner une certaine notoriété à Riley.

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 In C est d’une modernité que l’on pourrait qualifier de dérageante…"Je ne l’écoute que seul; en effet lorsque je l’écoute, ma tension nerveuse monte, je crispe ..". vous dirais-je... C’est une musique qui opère un certain travail sur l’humeur; il faut passer les dix-sept premières minutes pour se laisser emmener et se détendre un peu. Mais comment éviter de s’imaginer ce que peut être un concert où l’orchestre jouerait « In C »  devant un auditoire assis et concentré ( consterné peut être? ). Cela à eu lieu à San Francisco pour sa création en 64, puis à Londres en 68 et sans doute à Paris et New York. Le public dans la salle doit être admirable à observer. Là, certainement pas d’engourdissement comateux comme j’ai pu le voir en 2010 lors du concert de Robert Fripp au Winter Garden du FWTC de NYC.
L’oeuvre de Riley est une partition de 53 phases musicales, les musiciens, dont le nombre peut varier d’une dizaine à une cinquantaine, jouent l’intégralité de ces phases et les répètent plusieurs fois, même autant de fois qu’ils le veulent ou le peuvent, avant de passer au motif suivant. La partition tient donc en une seule page et le temps du morceau oscille entre 45 minutes et 1 heure 30. C’est répétitif à souhait ; les cloches, xylophones et autre marimba grinçant clignotent incessamment, les trompettes soûlantes et hypnotiques reviennent par intervalle en vrombissant; le tout est donc très énervant mais aussi très amusant …c’est une expérience et un apprentissage!..Car faire tourner en boucle, intérieurement, tout ces sons est une bonne initiation aux Mantras, le cerveau se vide une fois la résistance nerveuse dépassée.

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On ne nous en voudra pas de préférer écouter plutôt une composition datant de 1969 appelée « A Rainbow in a Curved Air »  Ce disque permettra à Riley d'avoir encore une certaine visibilité, non pas parce qu’il serait « plus facile »  mais plutôt parce que l’on pourrait le gratifier de plus propice à la rêverie ou à la méditation tout en étant agréablement rythmé sans les répétitions nerveusement difficiles du précédent « In C ».
La première composition correspond à la face A de l’album, elle lui donne son nom: « A Rainbow in a curved air » que l’on peut traduire par : un arc en ciel dans un air courbe »  C’est une pièce à trois mouvements comme une sonate classique.
Le premier, assez rythmé en boucles de clavier électronique, fait très rapidement penser à certains morceaux dont on saisit immédiatement l’influence. Certains musiciens rock, comme Mike Olfield pour son disque à succès « Tubular bells » s’en sont inspirés. Pete Townshend aussi, guitariste et compositeur du groupe The Who, surprendra les critiques rocks par sa longue, très longue phase d’intro jouée au synthétiseur sur le morceau appelé «  Baba O ‘Riley » (le gourou Mehmet Baba et Terry Riley clairement nommés en un hommage assumé )  Cette inspiration peut avoir influencé le commencement  du « tube »  "Won’t get fooled again" .

 Le second mouvement, plus lent et introspectif, s’immisce doucement en nous d’une manière assez anesthésiante pour déboucher sur un troisième mouvement, cadencé par des tablas et des Dumbec égyptiens ( petit tambour portable). C’est prenant et très efficace par son emprise hypnotique; puis le rythme s‘emballe jusqu’au final abrupte qui nous laisse dans un silence assourdissant en une seconde. (Le silence qui suit est aussi du "Riley"!)
C’est à apprécier véritablement après quelques écoutes, le plaisir vient immanquablement lorsque l’oreille est en terrain connu. C’est une musique de solitaire qui comme celle des Medlevi, vous entraîne dans une spirale ascendante ..sorte de moulin à prières musicales, on devient un moulin à prière, il suffirait d’écarter les bras et d’ouvrir les paumes vers le ciel.

 Le deuxième morceau ( Face B initiale) se nomme "Poppy Nogood and the Phantom Band »
Que l’on pourrait traduire par Poppy Nogood et le groupe fantôme . Poppy Nogood étant peut être un patronyme qui désignerait un petit chien pas sage?  L’ouverture est progressive comme un son qui viendrait de loin ..le son prend de l’ampleur; Riley y joue de tous les instruments ( le saxophone trouvera quelques réminiscences dans les glissando de Jimmy Page, plus particulièrement dans « In the Light » et « In my Time of Dying » dans une moindre mesure) L’utilisation de boucles musicales pré-enregistrées diffusées par deux magnétophones reliés entre eux, créer ce qui semble bien être le groupe fantôme jouant derrière Riley qui improvise des envolées de saxophone . Cette trouvaille de génie sera une source d’influence pour bon nombre de jeunes musiciens fascinés par cette nouvelle approche du son et de son utilisation en séquences répétitives.
Création de 1967, enregistrée en 1969, ce morceau est donc extrêmement important par les suites qu’il pourra occuper dans le travail respectif de Brian Eno et de Robert Fripp, ainsi et surtout dans leur collaboration en 1973.

 

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FRIPP & ENO


Le « No Pussy Fooding » est un enfant du « Poppy Nogood ». Ce disque à la pochette énigmatique et froide qui trônait chez les disquaires à longtemps exercé chez moi une certaine fascination. La pose de Brian Eno, bien de face  dans son reflet alors que Robert Fripp montre un trois quart est étrange. Le mobilier de plexiglas, le présentoir en guitares miroirs, le mannequin transparent et enfin le jeu de réflexion en abime…précurseur de bien des ambiances futures ( Il suffit d’avoir vu la « chambre en Réflexion du décorateur Thierry Lemaire présentée à l’exposition AD Intérieures 2019 à Paris )
 La musique remplit aisément ce que la pochette semblait proposer. Le premier morceau de 21 minutes appelé "The Heavenly Music Corporation » en est la face A, le morceau en évidence. C’est directement une hyperbole du "Poppy Nogood and the Phantom band". L’on pourrait se demander pourquoi ce disque ne s’appelle-t-il pas « The heavenly music corporation » ? Mais la filiation entre les deux compositions étant si évidentes que le choix du titre de l’album ne peut être qu'une sorte de clin d’oeil.  Que veut dire No Pusssy Fooding ? Ce ne semble pas une référence drolatique à connotation graveleuse, nous sommes en 1973;  Mais bien plutôt une allusion à peine voilée, le pendant du «  puppy » pas sage serait «  pas de nourriture pour le chaton » !

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A la treizième minutes du morceau  « The Heavenly Music Corporation » l’on entend, assez saturé, un riff de guitare qui me trouble car j’y vois une référence; mais ne parvient pas à savoir laquelle. Plus loin, à la dix septième minutes, le son de Fripp s’envole et prend le pas sur les boucles d’Eno. La séquence finale est aussi à rapprocher d’une composition du regretté compositeur Johan Johannsson, « The Beast »  (2015) que l’on entend dans le film « Sicario » de Denis Villeneuve. Comme le long final de Poppy Nogood qui est une sourde vibration, un son grave qui apaise et se répand en pulsation, la chute est brutale sans crescendo sans signe avant coureur. Le son se coupe net pour le silence …(  et ce silence c’est encore du Riley, n’est ce pas ?)

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De cette première collaboration si réussie suivra en 1975 le disque « Evening Star » monument de l’ « ambiante musique ». La pochette, illustrée d’un tableau de Peter Schmidt avec ce graphisme adéquat, est en parfait accord avec la musique. Les claviers multiples, les synthétiseurs en boucles, la guitare minimale de Fripp tout en glissando sur des chapelets de notes claires et vibrantes sont vraiment l’avant et l’après de leurs travaux de création personnelle. C'est la matrice et l'aboutisssement de la « Discreet » musique d’Eno et des « Landscapes » de Fripp.

 

ENO

Brian Peter George St. John le Baptiste de la Salle Eno


BOWIE & ENO


 David Bowie et Brian Eno racontent avoir assistés à la performance d’un compositeur minimaliste: Philip Glass. Le « Music With Changing Parts » qui fut joué en 1971 au Royal College of Art de Londres les à fortement impressionnés, ils s’en souviendront.
Six ans se passent avant qu’ils ne commencent à collaborer à ce qui va s’appeler "la trilogie Berlinoise" de David de Bowie, comprenant les albums  « Low » et « Heroes » sortis en 1977 et « Lodger »  de 1979.
L’influence de Brian Eno y est prépondérante. Dans les compositions communes, tout le travail de clavier d’Eno sont une filiation des recherches musicales initiées par l’écoute des compositions de Terry Riley et de Philipp Glass, sublimées par la collaboration « Frippienne ».
Tout le travail effectué pour son  « Discret Music » viendra irriguer cette collaboration. L’aventure berlinoise de Bowie se situe dans sa biographie au moment charnière où il quitte Los Angeles pour s'échapper de son addiction à la cocaïne. Les nouvelles influences musicales sont un chemin d’évasion. La présence de Brian Eno montre que Bowie était extrêmement intéressé par ces chemins de traverse. Il est à noter aussi l’influence d’Edgar Froese, influent compositeur allemand, fondateur du groupe Tangerine Dream, que Bowie rencontreà ce moment là. L’ambiance de Berlin Ouest, ville insulaire fera le reste. Ce carrefour d’influences va donner un relief très particulier au nouveau Bowie qui introduira une sorte d’avant goût de "Krautrock" aux deux premiers disques de 1977. Le Krautrock est un genre musical né en Allemagne de l’ouest, il est une variation de musique électronique post rock dit progressif. Il ne s’exportera que par quelques-uns de ses représentants les plus illustres comme Klaus Schulze et Kraftwerk.

 

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Les morceaux Warszawa et Substerraneans de "Low" sont vraiment de l’ « Ambiant Music »;  ainsi de Moss Garden et Neuköln du disque suivant « Heroes ». Ce sont de superbes compositions instrumentales signées Bowie / Eno très innovantes, elles donnent une texture toute particulière à l’ensemble de ces deux albums.
Le morceau titre  « Heroes » composé aussi à deux mains mais avec des paroles de Bowie s’imposera comme une sorte d’hymne générationnel. C’est une vision déclamée comme une  prière, initiée par la vision de Tony Visconti ( son ami et producteur et marié au USA) embrassant sa maitresse allemande près du Mur. 

Chanson d’espoir à connotation mélancolique :


I, I can remember (I remember)
Standing, by the wall (by the wall)
And the guns shot above our heads (over our heads)
And we kissed as though nothing could fall (nothing could fall)
And the shame was on the other side
Oh, we can beat them, forever and ever
Then we could be heroes, just for one day

Je me souviens (je me souviens)
Debout, près du mur (près du mur)
Et les fusils ont tiré au-dessus de nos têtes (au-dessus de nos têtes)
Et nous nous sommes embrassés comme si rien ne pouvait tomber (rien ne pouvait tomber)
Et la honte était de l'autre côté
Oh, nous pouvons les battre, pour toujours et à jamais
Ensuite, nous pourrions être des héros, juste pour une journée


Le duo Bowie /Eno fait appel à un autre duo créatif et très prolifique dont nous avons parlé précédemment: le duo Eno/Fripp. Il n’est donc pas étonnant que Brian Eno ait demandé à Robert Fripp de venir à Berlin pour jouer les parties de guitares solo.  
 Le journaliste Rob Hughes racontera en 2015 dans le magazine Classic Rock que Fripp qui vivait à NYC, reçu en Juillet 1977, un appel téléphonique de Brian Eno lui disant qu’il travaillait avec David Bowie à Berlin et qu’ils pensaient à lui. Il lui demanda s’il serait intéressé de jouer une sorte de « Hairy rock’n roll guitar » sur l’album. Fripp répondit qu’il n’avait pas joué sérieusement depuis trois ans et que s’ils étaient prêt à prendre ce risque, lui aussi!  Il reçu donc un billet d’avion de première classe à destination de Berlin Ouest!

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Brian Eno, Robert Fripp, David Bowie  -  Berlin 1977


 Malheureusement la présence de Robert Fripp n’est pas crédité sur la pochette du disque de 77, ce qui donna lieu d’ailleurs à des controverses car cette injustice, due à des sombres interférences de droits et de contrats syndicaux se répétera avec le disque de Bowie « Scary Monster » de 1980.
Cette collaboration est importante car « Heroes » est le fleuron de cette fausse trilogie, en effet  « Low » fut enregistré en France, puis plus tard "Lodger" à Montreux en 1979. Ce dernier opus ne présente plus cette étincelle d’inventivité liée aux influences fortes de Riley et de Glass. Fripp y est absent et la collaboration Bowie / Eno prendra fin sans bruit avec le retrait d’Eno. L’album qui ne comporte pas ces compositions instrumentales si caractéristiques s’oriente vers une Brit-pop d’une toute autre direction.
Il est à noter pour la petite histoire, que les parties de guitares seront alors tenues par le fameux Andrian Belew, débauché par Bowie du groupe de Frank Zappa. Belew deviendra ensuite le guitariste du nouveau King Crimson réactivé par Fripp !


La sortie du disque Heroes sera très remarquée; un nouveau son, un nouveau Bowie, une sorte de nouveau départ créateur d’ une « Cold wave » prolifique.
Élu album de l’année par le New Musical Express et le Melody Maker. Par un trouble jeu circulaire, l’influence d’Heroes se nourri alors de sa propre influence comme un arroseur arrosé. La musique "minimale"  venant d'écoute de musiques extérieures comme celle de Ravi Shankar; donne naissance par David Bowie à une nouvelle lecture et composition.
En effet Philipp Glass composera la symphonie n° 4 « Heroes » en 1996 , après la « Low / Warszawa » symphonie n °1 en 1993. Composition « d’après » la musique de Brian Eno et David Bowie, nous renseigne Philipp Glass. Superbe alliance d’influences, les thèmes connus d'Eno/Bowie s’entremêlant avec des volutes de cordes montantes dans une sorte de spirale hélicoïdale remarquable. Le lien entre les deux mondes se faisant en aller et retour. La musique symphonique minimaliste expérimentale de Glass, revivifiant des musiciens arrivés au bout de leurs expériences de « Glam rock » : Eno quittant Roxy Music et Bowie organisant la mise à mort de Ziggy Stardust;  se voit par un effet boomerang revitalisée par leurs compositions.

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La trilogie berlinoise fut donc magnifiée en retour par sa reprise avec orchestre. Commencé par la symphonie n°1 « Low », puis la par la n°4 « Heroes » puis   récemment  par la symphonie n°12 datant de 2019 intitulée « Lodger », ces trois oeuvres où tout le particularisme de Philipp Glass trouve sa mesure, sont une infime partie de son prolifique travail..Il suffit de consulter la page d’encyclopédie Wikipedia de l’ensemble de ses compositions pour en prendre conscience.

Jay Hodgson, de l’University of Western Ontarion écrit dans « Popular Music Studies »

« La méthode de composition que Brian Eno a conçue pour créer «Discreet Music» ( Musique discrète) est une adaptation lâche de la séquence de décalage temporel qu'il a câblée ensemble pour Robert Fripp sur «The Heavenly Music Corporation» qui, elle-même, était une adaptation lâche de la séquence de décalage temporel que Terry Riley a réunis la décennie précédente sur des morceaux comme Music For 'The Gift', Bird of Paradise, Dorian Reeds et Poppy Nogood et le Phantom Band. Ceci est devenu le modèle pour les expériences « ambiantes » de longue durée de Brian Eno pendant le reste de la décennie. »»

 La musique minimaliste électronique de Riley sera donc comme nous l’avons vu, un puissant courant d’influence allant irriguer la dite musique « space rock ». Le Tangerine Dream comme Klaus Schulze y trouveront matière à exploiter cette nouvelle direction. Même si le monde de la musique de l’industrie rock est bien différent de celui de la recherche d’avant garde; le succès du disque « A Rainbow in a curved air » de Riley en étonna plus d’un chez Columbia record.
L’oeuvre très fournie de Terry Riley se dévoile dans sa discographie qui s’égrène d’années en années, montrant un nombre impressionnant de nouvelles rencontres et de collaborations fécondes.
L’une des dernières, en date de 2019, voit la sortie d’un nouveau disque, Sun Rings.

 

 

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TERRY RILEY II


La NASA voulait une musique pour célébrer le programme « Voyager » Ces missions dont on ne parle malheureusement pas assez en France, sont des aventures fascinantes et évidemment toujours actuelles. Les sondes Voyager I et Voyager II qui furent lancées en 1977, émettent toujours des informations. Ce sont deux bouteilles à micros dans la mer infinie de l’espace interstellaire.
 A la fin des années 90, la NASA demanda à David Harrington, le fondateur du Chronos Quartet, de trouver un compositeur pour cette commémoration. Le choix de Terry Riley s’imposa très simplement. C’est lors d’une session de travail au Skywalker Ranch ( cela ne s’invente pas !) avec le Kronos Quartet qu’il fut pressenti. Harrington, violoniste fonda son quartet en 1973 à San Francisco. Cette formation est une étape essentielle dans le cheminement de la musique dite « vivante » (bien que je n’aime pas ce titre qui suppose des musiques mortes). Le Kronos Quartet joue des oeuvres contemporaines et devient un découvreur de jeunes talents. Harrington depuis de nombreuses années organise des « créations musicales » extrêmement éclectiques.  Lors de ce travail au ranch, Harrington explique à son ami Riley qu’il a été jusque dans l'Iowa pour rencontrer un astrophysicien du nom de Donald Gurnett car celui-ci avait capturé depuis de nombreuses années les sons de l’Espace!
Ces sons, collectés depuis les sondes Voyager grâce à des appareils de sa fabrication, sont compilés dans des bandes magnétiques qui n’attendent qu’a être écoutées. Terry Riley alla donc rencontrer Gurnett à Iowa City. Pour lui ce fut «  one of the most fascinating and inspiring days with this amazing man » ( les jours les plus inspirés et fascinants passés avec cet homme extraordinaire)»  Ce qu’il s’imaginait être un rendez vous d’une heure devint une journée entière avec un bon dîner rajoute-il.  

 

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T. Riley & D. Gurnett


De retour chez lui, il s’immergea dans ses sons venus des confins: « mostly raw grainy sound » ( plutôt des sons bruts et rugueux)  Garnett avec ses prototypes, pu détecter des fréquences d’ondes audio se propageant dans le gaz ionisé, c’est à dire le plasma, qui entoure la Terre. C’est ce que l’on appelle la « magnétospère ».
Certains de ces sons ont pu être enregistrés du sol: des souffles, des sifflements appelés « Whistlers ». Les physiciens pensent que certains viennent des éclairs en haute altitude mais bon nombre d’autres sont de provenance inconnue.
Depuis le lancement des sondes Voyagers, le matériel  accumulé s'est enrichi. Les ondes magnétiques provenant des capteurs sont appelés « Sons de l’Espace » les « ion acoustic waves » les oscillations d’ondes dans des particules chargées d’électricité.
« Rappelons que dans l’espace personne ne vous entendrait crier. L’onde sonore a en effet besoin de matière pour se propager par une succession de compressions et de dilatations du milieu dans lequel elle est produite. Dans le milieu interstellaire, la densité de matière est beaucoup trop faible pour que le son puisse y prendre appui et se propager. Des ondes de plasma aux émissions radio de Saturne, en passant par le chuchotement des lunes de Jupiter, il est en revanche possible de convertir en lecture « audible » les ondes propagées dans l’espace. Il en résulte des pistes étrangement belles, et d’autres plus désagréables. »
Nous renseigne Brice Louvet, rédacteur du site SciencePost.


 Terry Riley se lance dans un travail de modélisation de ses sons pour qu’ils puissent être en interface avec ses compositions joués par le Kronos Quartet. Il puise dans le matériel collecté par un jeune électro acousticien qu’il embauche, David Dvorin. Il travaille sur les bandes laissées par Gurnet pour sortir un échantillonnage utilisable. Il y intègre un mantra récité par l’écrivaine Alice Walker qui le tenait elle, d’un moine vietnamien, Thich Nhat Hahn, maitre en méditation «  One earth…one people..one love »
Le disque Sun Rings est une pure merveille de musique qui retardée par la catastrophe du 9/11 peut enfin être écouté en 2019. Le premier mouvement est une exploration où la voix de Gurnett se fait entendre parmi des souffles de l’espace, des crissements, des cliquetis de recherche de fréquences, c’est une introduction une mise en situation. L’esprit est capté, les sens s’éveillent. Le deuxième morceau « Hero in danger » est vraiment musical avec de sensibles tablas se mélangeant aux cordes du quartet. Les graves en contrepoint des aigües puis une tension se créée à la cinquième minute avec les sons de l’espace en arrière plan couverts par le grave du violoncelle. C’est extrêmement prenant, très beau dans sa mélancolie forte. Tout le disque se déroule en phase de tension alternées de détente grâce à un violon quelque fois assez joyeux.

Earth Whislters comporte des choeurs en gujarati puis en anglais, le tout est d’une pureté déconcertante ..jusqu’au « we must learn to depend on vast motionless throught » scandé par le choeur à six voix dans «  Prayer central » qui se termine dans des murmures…c’est alors le « Venus Upstream » à écouter à fort volume, les cordes sont entremêlées de bruitages et de sons répétitifs …cabrure extrême jusqu’au mantra final «  One Earth….one People …One Love » récité par Alice Walker…Superbe finale.


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Kronos Quartet

Nos installations personnelles audio ayant fait beaucoup de progrès depuis ce que l’on appelait la chaîne Hi-Fi.  Le disque (au format FLAC ou Aiff  ou même Mp3) restitue maintenant une qualité de son absolument fantastique que le sillon n’avait pas avec une installation standard …à fort volume la musique nous enveloppe, nous capture en provoquant pour peu que vous ayez des dispositions ( pour peu que vous ayez pris aussi des dispositions: seul ou à deux en silence, au calme, dans une position toute réceptive à votre écoute) une expérience extra sensorielle génératrice de beaucoup de plaisir.
Le Kronos Quartet est une excellente passerelle vers des musiques à découvrir.


ZORN



Comment évoquer le monde de John Zorn ? Pour ceux qui ne le connaisse pas, il est illusoire ici d’en faire une présentation cohérente; à chacun d’avoir la curiosité de voir la complexité d’influences et l’énorme production de ce génie musical.
Son retour vers la musique classique se fit selon lui, grâce à la commande d’une pièce pour quatuor à cordes effectuée par le Kronos Quartet en 1998  ( Cat O’Nine tails / chat à neuf queues). Zorn est un personnage fascinant, controversé car imprévisible et inspiré. Saxophoniste, multi-instrumentiste, producteur et compositeur …Il déroute le néophyte.
Plongez vous dans ses « Book Beri’ah » aux pochettes ésotériques, compositions allant du jazz au métal ( cf Cleric etc…) le reste est à découvrir…

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J’aime énormément l’album de 2014 « Transmigration of the Magus » qui vous apaise comme un baume. C’est à la première écoute assez déconcertant, comme quelque chose d’hybride qui glisse sur vous si l’esprit ne domestique pas oreille. Puis cela vous captive ….
John Zorn a travaillé avec énormément de musiciens, Il faut prendre le temps de lire sa fiche encyclopédique sur Wikipedia, la version française est aussi fournie que l’anglaise ce qui est à saluer ( Les versions allemande et espagnole sont beaucoup plus courtes!)




DUN



Pour continuer cette Suite Musicale,  j’évoquerais une composition de Tan Dun datant de 2014: « The Wolf ». Concerto de contre basse en trois mouvements ( Largo melancolica, Allegro/ Andante molto/Allegro vivace) interprété par le bassiste Dominic Seldis et le Royal Concertgebouw Orchestra. Vingt minutes de plaisir pur ( surtout le Largo Melancolica) aux confins des influences à décortiquer. Les compositions teintées de mysticisme d’une autre oeuvre appelée  « Water Passion » sont à découvrir ainsi que le « Ghost Opera » joué par le Kronos Quartet en 1997. Tan Dun illustre la tradition millénaire chinoise de l’opéra fantôme où l’exécutant dialogue avec sa vie ancienne et future, instaurant un dialogue entre le passé et l’avenir, entre l’esprit et la nature.
Sur le même disque que celui présentant « The Wolf » il y a une composition de Richard Rijnos dont il faut parler.

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RIJNOS



La tension extrême de « Fuoco e Fumo », composition de 15 minutes écrite par Richard Rijnvos après l’incendie de la Fenice me plonge dans un état quasi cataleptique, c’est un tournoiement hypnotique âpre et violent qui embrase. Cette composition fut jouée pour la première fois en 2015 à Amsterdam sous la direction de Daniel Harding. Sur le site personnel de Richard Rijnos, on peut lire cette critique de F. Van der Waa du Journal De Volskrant datant du 15 juin 2015 :
«  En quinze minutes, un jeu raffiné se déroule avec des sons gonflants et décolorants pleins d'explorations harmoniques et de couleurs éclatantes. Un accord fondamental sert de colle, brillant constamment à travers le tissu, bien qu'il soit finalement enneigé par un mélange de notes de basse pulsantes. [...] Le fait que le Royal Concertgebouw Orchestra ait commandé cette œuvre à Rijnvos en dit long sur la stature du compositeur »
Voilà qui provoque chez moi un état comparable à ceux suscités par l’écoute des « Espaces Acoustiques » de Gérard Grisey  ( Prologue / Période / Partiels) dont j’ai évoqué la puissance dans un  précédent article de ce blog: « Eloge du Spectre » en 2016 . Il sera bien temps de revenir vers Grisey lorsque j’aurais enfin lu ses « Écrits ou l’invention de la musique spectrale » publiés en 2008 par MF Éditions à Paris.



HUREL


Ce qui nous amène pour conclure, à évoquer le « Tombeau in Memoriam Gérard Grisey » du compositeur français Philippe Hurel, composition de 13 minutes 45 présentée sur l’album «Loops » sorti en 2006.  La frappe violente du piano rageant, cadencé par un sprint de percussions est une progression enivrante vers enfin la douceur et l’introspection …C'est une musique puissante qui parle au reptilien comme au cortex, les sens se chargeant d'irradier en nous une sensation assez unique.

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Hurel a bien connu Grisey, il écrit dans son livret  :« Par deux fois, Gérard se retourne en tirant le bout de la langue sur le côté de la bouche, signe habituel de son étonnement ou de son contentement. Il prend un plaisir évident à l'écoute de la version que nous lui proposons. Ma petite « crève » s'en trouve momentanément guérie et je sors rapidement de ma torpeur tant la musique est belle et nouvelle. » Ce texte provient de la note de programme sur la base Ressource de l’IRCAM (Ici)
C’est extrêmement touchant ..Grisey est mort trop jeune, le 11 novembre 1998, à 52 ans.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

20 janvier 2022

UNE PHOTO Détails et contexte

 

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Faites glisser cette photographie hors de votre navigateur pour l'enregistrer sur votre bureau. Vous pourrez faire des zoom dans l'image et voir les multiples détails.

Parmi une petite collection de photographies d’archive privée, une vue ancienne de l’avenue des Champs Elysées retient l’attention. Compulsant une série de photographie, je manipule machinalement ce large cliché d’extérieur. Je regarde la perpective fuyante vers l’arc de triomphe, détaille le premier plan puis m’apprêtant à passer à la suivante, mon geste se suspend et je m’interroge.
 Un détail sur cette photo m’arrête.


Pourquoi donc cette vue extérieure très générale se trouve-t-elle dans cette série d’une vingtaine de photographies?
Le reste du fond d’archive est uniquement concentré sur l’hôtel particulier du 25 de l’avenue auquel il appartient. Ce ne sont que des vues d’intérieurs ou des façades avant et arrière.


Que représente cette photographie? Quelle scène est en train de se dérouler devant l’objectif?
Le premier plan est un vide, les personnages sont situés dans le deuxième tiers horizontal. Le premier coup d’oeil laisse voir une large perspective s’ouvrant sur le ciel. Il y a des attelages, des cavaliers, une foule sur l’avenue, un réverbère se détache. L’arc de triomphe est au centre, les immeubles de chaque côté avec les rangés d’arbres. Une vue classique.
Nous sommes au rond point des Champs Elysées, l’immeuble à droite est vite identifié comme l’hôtel particulier du banquier Henri Bambergé qui deviendra le siège du Figaro. La définition de l’image est excellente, la version numérisée peut être aisément détaillée avec des agrandissements restants très nets.
 Il y a une centaine de personnes regroupée autour de cavaliers occupant le centre de l’avenue. Le sol semble strié, ratissé. C’est assez étrange de voir une rue non pavée comme couverte d’un grand tapis tressé de jute ou de chanvre. La terre battue, damée, semble rayée par les fers des roues d’attelage. Ce n’est pas une scène de rue ordinaire. Ce n’est pas un instantané pour réaliser un joli panorama de la grand avenue. Il ne s’agit pas de créer une « carte postale » ( Il est à noter que cette photographie ne se trouve pas dans la base de donnée du site Delcampe.)
 La légende imprimée en blanc en bas de l'image stipule « N°104 Paris L’avenue des Champs Elysées  X. Phot. » rien de plus.  
On ne sait à quelle collection appartient ce numéro 104. Ni si la mention  « X. Phot. » signifie que le photographe est anonyme?

Les photographies suivantes sont des détails de la première vue en haut de page.

1
Les personnages de cette scène sont des spectateurs. Ils ont le regard tournés vers un événement en train de se dérouler.
Le groupe central est constitué de quatre cavaliers.
Trois jeunes garçons nu-tête, une femme habillée de noir chevauche devant eux. Elle porte un chapeau qui pourrait avoir une plume noire. Malheureusement sa silhouette et son visage sont flous.
Les deux garçons nu-tête à gauche semblent porter un costume de marin. La collerette blanche est bien visible. Celle du garçon de droite, situé en retrait derrière la cavalière, est masquée par la tête de sa monture. Voilà le centre de l’action.

La plupart des personnages autour, les regardent. L’avenue des Champs Elysée depuis les aménagements d’Hittorf (l’architecte bien connu de la gare du Nord, de l’église Saint Vincent de Paul, des cirques d’été et d’hiver et de la place de la Concorde ) comportaient deux rangées de réverbère au gaz. L’avenue était donc subdivisée non pas en deux parties comme aujourd’hui mais en trois. Cet aménagement resta très longtemps en place, il ne fut modifié que dans l’entre deux guerres.

2
Les spectateurs sont agglutinés sur les petits trottoirs des becs de gaz et regardent le centre de la scène. Les attelage, les fiacres sont sur le côté. Les cochers regardent aussi le spectacle. Sur la gauche deux cochers à chapeaux haut de forme regardent sur leur gauche, une voiture avec deux personnages à casquette regardent aussi la course. Leur voiture est surmontée d’une grande enseigne publicitaire avec un haut de forme géant sous l’annonce en tôle peinte. Il s’agit sans doute d’un chapelier. Le placard publicitaire n’est pas lisible mais l’on peut déchiffrer le prix de 9 Fr 30 comme réclame. Derrière ces messieurs, le bandeau du toit de la voiture indique « rue Vivienne ». Ils sont assis avec une sorte de couverture sur les genoux qui pourrait être faite en cuir .

Le conducteur porte une casquette, un gilet avec un petit noeud, son voisin sans doute un artisan, arbore une grande blouse de travailleur. Il porte également une casquette. A détailler l’ensemble des figurants de cette photographie, l’on peut chercher ceux qui n’ont pas de couvre chef. Il était impensable de sortir « découvert ». Tout le monde à son chapeau, c’est un marqueur aussi bien social que professionnel.
Ce groupe du centre gauche autour du lampadaire comporte pas moins de vingt six personnes dont trois femmes. Une femme âgée porte une collerette blanche en dentelle, une autre, peu visible tient un parapluie faisant office de parasol. Une autre sur la gauche du groupe en deuxième position pas loin du policier, est vêtue de noir avec une écharpe blanche nouée au col. elle coiffé d'un chapeau à plume droite.
Ce n’est pas le militaire qui tient ce parapluie. Cette femme est cachée par les deux hommes à casquette dont l’un porte un long tablier clair. Il y a beaucoup de casquettes et des chapeaux ronds de type « melon » qui semblent être très portés par les employés. Il y a un autre parapluie sur la gauche entre les fiacres. Une femme en longue robe sombre se protège du soleil. Sa silhouette avec petit chapeau rappelle certaines femmes des tableaux de Manet. (cf votre agrandissement de l'exemplaire du bureau.)
 Il fait beau, il y a du soleil. La chaussée est sèche, il y a pas mal de monde sur les grands trottoirs de vingt mètres de large qui encadraient la chaussée. Bien visibles sur la gauche de la photographie, ils correspondent à peut près à ce que l’on connait aujourd’hui depuis la suppression de contre-allées lors de la « modernisation » de l’avenue sous la présidence Chirac.
 Le rond point connu bien des vicissitudes avant d’avoir en 1863 ses six fontaines emblématiques. Elles existent encore aujourd’hui bien que très transformées par un geste créateur et "contemporain".
 Il y eu un grand bassin central entre 1831 et 1854 mais il fut retiré car il gênait considérablement la circulation. La réelle physionomie du rond point se fixa à ce moment là. Il était constituée de six parterres avec fontaines, ceinturés par une allée circulaire avec un centre dégagé.

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Les cavaliers pré-adolescents nu-tête qui caracolent dérrière la femme en noir portent un costume très en vogue dans les années 1880.

      4 Lycée janson de Sailly 1892
Une photographie du lycée Janson de Sailly de 1892 nous montre la popularité de ce costume qui n’est pas un uniforme. A regarder attentivement cette assemblée d’élèves on pourra remarquer que les costumes de marin sont tous dissemblables mais que le grand col-rabat blanc est une constante. On notera aussi qu’il y a deux élèves qui posent leur coude sur l’épaule de leur voisin. Geste amical et détendu vers sans doute un « ami » autant qu’un camarade dont l’un est certainement antillais, il est le seul de sa classe. Il est situé à gauche dans la rangé médiane. (cercle rouge)

Revenons à la scène qui nous occupe. S’agit-il d’une sorte de « reprise » d’équitation ou simplement d’une course ludique en pleine ville? D’une simple cavalcade autour des fontaines ?
Le photographe qui comme on l’imagine avait un appareil avec trépied, s’est positionné au centre du rond point pour saisir l’arrivée de cette course. Il attend un événement programmé.

La photographie d’extérieur a pris son essor dans les années 1885.

Les photographes utilisant le daguerréotype en 1840 puis le collodion humide en 1850  et l’albumine en 1847 allaient peu en extérieur car les temps de pose étaient très longs. Il était nécessaire d’attendre plus de trente minute que la plaque se sensibilise.
Mais rapidement la photographie devient plus facile à réaliser avec le procédé de la surface sensible souple mis au point par George Eastman en 1884. Cette nouvelle technique raccourcissait les temps de pose et allégeait le matériel. La photographie d’extérieure pris un essor considérable..Les photographes se multiplièrent à une vitesse extraordinaire. Le célèbre Eugène Adget curieusement délaissera ces nouveaux appareils plus légers, il travaillera toute sa vie en extérieur avec un appareil à chambre et plaques.
Le sujet commence donc à se dévoiler. Il s’agit d’une attraction publique, une course de chevaux autour des fontaines du rond point organisée par une écuyère avec trois jeunes garçons en costume de marin. Malheureusement cette écuyère est floue à l’image. Mais l’on peut néanmoins noter quelques détails. Elle tient dans ses mains gantées de noir, une cravache longue de dressage, appelée aujourd’hui stick  Elle monte en amazone, c’est aisément discernable. Elle porte un chapeau qui semble carré avec sans doute une plume. Elle est vêtue de noir avec un petit col blanc, elle mène le cortège. La foule rassemblée les regarde. A gauche nous l’avons dit, une vingtaine de personne sont rassemblée et accompagne le spectacle. Nous pouvons détailler les costumes. Les chapeaux sont une bonne indication. Les hommes de différentes conditions sociales sont mélangés.
Il y a des chapeaux haut-formes, des chapeaux melons, des casquettes. Nous pouvons déterminer que trois hommes sont de haute condition par leurs tenues et leurs attitudes respectables. Ils portent le chapeau luisant de soie dit haut-de-forme  (ou Haut-forme, les deux se disent). Les chapeaux melons sont des chapeaux de ville de condition plus modeste mais diffèrent de la casquette qui est un signe de travailleur différent des employés de bureau. Sur la gauche du groupe un homme porte l’uniforme des sergents de ville. Il est légèrement décalé et semble surveiller plus que regarder. Deux jeunes garçons à casquette ont une attitude intrigante.

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L’un avec un petit chapeau rond semble courir en accompagnant la course, son mouvement crée un flou mais l’on peut remarquer qu’il tient dans les mains une sorte de sac de toile d’une part et ce qui semble une petite valise de l’autre. Il semble être vêtu d’un pantalon court avec chaussettes montantes. Ramasse-t-il le crottin de la course?  Difficile de le savoir. L’autre le suit de près, il porte une blouse et une casquette à visière luisante.

Ces deux garçons semblent être plus que des spectateurs car ils participent activement à la course. Soit en manifestant une joie démonstrative, soit en agissant comme aide au déroulement de l’épreuve. A scruter les visages, l’on aperçoit que les sourires affleurent la plus part des lèvres des spectateurs. L’homme à la casquette sur la voiture de la rue Vivienne montre un visage rieur.

Sous le parapluie par un effet d’écrasement de l’image, il y a un un policier ( plus vraisemblablement un militaire car il porte des épaulettes). Il sourit d’une manière plus nette que la femme âgée en bonnet de dentelles qui affiche plutôt une grimace. Il y a donc un air de fête, le spectacle est réjouissant. La présence du photographe que l’on imagine au milieu de l’avenue avec son grand trépied, provoque certainement l’évènement comme attraction. Les passants se rassemblent en badauds spectateurs.


Intéressons-nous maintenant au groupe agglutiné autour du réverbère de droite. Il y a neuf personnes. Une dame à chapeau orné d’une grande fleur sans doute en tissu, elle fait le geste habituel du pare soleil. Elle tient son petit sac à la main, le bras tendu. Autour d’elle, trois hommes avec des chapeaux melons. Son époux est peut être parmi eux. Celui à sa droite est positionné avec un écart léger, celui à gauche plus proche, a une physionomie qui semble correspondre à l’idée que l’on pourrait se faire de son époux.

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A côté un homme à moustaches blanches, se tient très droit avec une belle conscience de sa dignité avec les mains croisées, comme il le ferait dans une assemblée. Derrière lui se tient un militaire avec ce shako caractéristique de l’infanterie. Il est difficile de voir s’il a le sabre sur la jambe. Devant lui avec une rangée de boutons de métal allant du col à la ceinture, se tient un homme qui arbore malgré son âge un costume d’étudiant avec cette petite casquette typique à visière luisante que l’on retrouve sur un jeune homme à ses côtés. Est-ce un surveillant avec un de ses lycéens? Est-ce un étudiant ? Il semble porter une barbiche ce qui lui donne un air de surveillant. Il regarde, suspicieux, les mains dans les poches ce qui lui parait peut être une licence qu’il semble juger dubitativement.

A la gauche du groupe deux hommes regardent et sourient.

Les poses sont vivantes, en mouvement avec l’un une casquette informe, l’autre un petit melon. ils portent faux cols et cravates nouées, le manteau trois quart sombre donne beaucoup de tenue à leurs silhouettes. Il est difficile de déterminer ce que tient dans la main gauche le personnage qui à le pied hors du trottoir. Un journal plié ? Cela ne peut être une bouteille de lait! Est ce un bâton? Une planchette? Ils sourient, comme la plupart de spectateurs.

Derrière ce groupe, deux fiacres sont vus de face. Les têtes des montures sont discernables grâce au bandeau clair du harnais qui passe sur le front du cheval. Les cochers ne regardent pas la course. Ils conduisent à distance. Les hauts de formes des cochers sont de couleur différente, l’un est sombre et l’autre clair.

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Comme dans un jeu pour enfants, comptons les hauts de formes clairs présents dans l'ensemble de cette photographie. Nous en voyons trois autres à gauche de l’avenue. Sur un fiacre qui traverse de gauche à droite, en empruntant la voie circulaire qui passe de l’avenue Franklin Delano Roosevelt à l’avenue Matignon vers le faubourg Saint Honoré, le cocher porte aussi le chapeau clair. Deux autres cochers sur la gauche, allant vers nous, le portent également. Cela a certainement une explication. Cela détermine quelque chose, un statut.
Leon Paul Fargues nous donne la réponse  dans le chapitre « Souvenir d’un fantôme » de son ouvrage « Le Piéton de Paris »:
"Le fiacre sentait le cuir moisi, le vieux tapis, le chien mouillé, la brosse à reluire, la croupe chaude.
On avait une préférence pour les voiture de l’Urbaine, qui étaient les plus élégantes, jaunes et cannées, propres et régies par des cochers de choix.
Redingote mastic à boutons de métal plat« s. Chapeau haut de forme blanc, luisant, d’une matière de blanc-manger."

Petit rappel culinaire : Le blanc manger est un dessert sucré salé à base de lait et de fécule. D’origine perse disait-on, il était très vogue au début du XXème siècle. Aromatisé aux amandes ou à la noix de coco, il accompagne les viandes blanches.
L’Urbaine est donc une des compagnies de fiacres qui sillonnait Paris. La voiture que l’on aperçoit de côté en train de franchir perpendiculairement l’avenue est effectivement bicolore.

Revenons sur la partie droite de la scène. Là où les deux cochers de fiacre sont de part et d’autre du réverbère dont la dénomination historique est « Candélabre à lanterne ronde ».  

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À gauche du cocher au chapeau noir, nous voyons un couple à cheval assez élégant avec,à légère distance, un autre cavalier. Il convient de s’arrêter quelques instants sur ces trois personnages. Le cavalier du milieu porte une vareuse à grand col blanc qui ressemble à celles portées par les jeunes cavaliers nu-tête du centre. Une femme à chapeau haut de forme, habillée de sombre chevauche en amazone à sa gauche. Elle ne regarde pas la course mais semble plutôt parler au jeune cavalier qui regarde devant lui. Il porte un chapeau melon. Va-t-il se lancer dans la course?  Ce groupe n’est-il pas prêt à se ranger sur la ligne de départ ?  Une course en famille?

Capture d’écran 2022-01-19 à 22
Si l'on imagine que le cavalier avec le chapeau melon, légèrement décalé à droite du jeune garçon, serait le père accompagnant son fils qui va concourir avec sa mère. Qui serait le père accompagnateur du groupe central ? Peut être le grand cavalier avec haut de forme qui est en avant sur la droite? Corpulent et glabre,

Il ne regarde pas la scène. Il ne semble pas concerné, le cheval s’agite et malheureusement ce mouvement provoque un flou de mouvement.


Voilà de simples suppositions que rien n’infirme ni confirme. La grosse berline à droite est une sorte d'omnibus. Un bandeau sous les lunettes arrières comportent une inscription dont seul le premier mot est lisible: "Paris". Le visage du cocher est visible derrière la petite malle de gauche. Il se retourne et regarde l'événement.


Hasardons une hypothèse, il s’agirait du départ d’une course en groupe, une épreuve familiale. Un rite d’initiation pour jeune cavalier. Nous pouvons remarquer que la course occupe le centre de l’avenue, ce qui oblige les fiacres à se resserrer sur les côtés de l’avenue.  Il y en a quatre à droite. Deux montants, dont une grosse berline ventrue avec force malles et bagages sur le toit et un fiacre ou un attelage peu visible derrière le cavalier flou. Les deux autres descendant dont fait partie le cocher de la compagnie l’Urbaine patientent en décalé avant de s’engager dans cette sorte de contre allée délimitée par les réverbères du centre.
Sur la partie gauche, il y a cinq voitures et trois cavaliers qui se retrouvent agglutinés sur ce bas côté. Il a une sixième voiture vu de dos. C’est une charrette à bras, un tombereau qui semble bien avoir été dérouté sur la gauche. Il y a une sorte d’embouteillage, accentué par l’effet d’écrasement de la photo. On dénombre trois fiacres dont un de l’Urbaine, trois cavaliers de face regardant la course et une charrette à bras qui heureusement semble vide. À gauche de la voiture marquée « rue Vivienne »  le cocher du fiacre tourne réellement la tête pour regarder le spectacle.
Il semble que cette voiture soit complètement à l’arrêt car le cocher se retournant pose son coude sur le toit de la cabine qui est de travers par rapport à la chaussée. Un piéton habillé en  militaire, marchant en arrière plan, regarde aussi la scène. Tous les regards semblent converger vers le centre de l’avenue.


Devant le tombereau vu de dos, deux piétons se dirigent vers le groupe rassemblé autour du lampadaire. (cercle rouge)

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 En regardant de plus près, ils sont si semblable avec leur canne, veste à carreaux et casquette que l’on s’aperçoit assez vite qu’il s’agit d’un effet de dédoublement lié au temps de pose du photographe qui utilise une vitesse très lente d’obturation. La résolution est excellente par ailleurs. Il y a une netteté de détail exceptionnelle grâce à l’utilisation d’un trépied ce qui permet avec une longue focale et une petite ouverture d’éviter tous les flous de bouger ( mais pas les flous de mouvement).

Il fait beau. Il y a des feuilles sur les arbres. Les premiers arbres du côté droit sont quand même un peu clairsemés. Il n’y a pas de feuilles mortes visibles au sol. Est-ce le printemps? Le soleil est assez présent pour voir apparaitre des « parasols », plusieurs spectateurs semblent avoir le soleil dans les yeux comme nous l’avons vu. Il y a beaucoup de monde sur l’avenue ce jour là. Une trentaine de fiacres, des cavaliers, beaucoup de passants. Les piétons semblent nombreux sur le haut du trottoir de droite. Ils traversent d’une manière assez anarchique l’avenue. La vitesse des attelages permet de traverser sans réel danger.  Le passage piéton dit « clouté » et les feux rouges ne feront leurs apparitions à Paris qu’après la Grande Guerre vers les années 1930.

Est ce un dimanche ? Est ce un jour de semaine ? On distingue nettement des travailleurs.

11Une femme avec au bras un panier, avance d’un bon pas sur la droite. Elle est « en cheveux » selon l’expression désignant son absence de chapeau.
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 A gauche, seul presque au milieu de l’avenue, un homme en blouse, moustache et casquette marche en regardant la course qu’il aperçoit de dos. Sa longue écharpe-cravate flotte sur le côté. Ce n’est pas un bourgeois. La tenue des artisans, des ouvriers, était la blouse.

Ils étaient désignés sous le terme de « blousiers » en opposition aux « habits noirs ». Quatre piétons en haut de forme ainsi qu’une « dame en noir » traversent en tous sens., plus haut sur l'avenue.

 

Un omnibus à impérial semble bien chargé. La masse compact sur le toit sont des voyageurs assis.

omnibus

L’on distingue aisément la rampe d’escalier arrière. Les omnibus pouvaient être tractés par trois chevaux de front. Ils existèrent de 1828 à 1913, le métro commencé en 1898 ainsi que les nouveaux « autobus » à moteur en 1900 les remplacèrent irrémédiablement.

Il n’y a évidement aucune automobile présente. Mais pas non plus de vélocipèdes. Pas de bicyclette, pas de cyclistes! Il eu un court moment où le vélocipède à côtoyé les voitures hippomobiles avant l’arrivée de l’automobile. Confidentielle jusque dans les années 1880, la bicyclette est très présente dans les rues de Paris à partir de 1890. Les automobiles arrivent entre 1895 et 1897. Ici, nous sommes avant l’émergence de ces nouvelles « locomotions » comme le dit la Marie de Paris actuellement.

 

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Le sol est-il pavé? Le grand premier plan nous montre une surface striée de traces de roue. Des lignes claires et des amas sombres parsèment le sol. Du crottin et de la  terre…mais lorsque l’on regarde de plus près, il semble que l’avenue soit quadrillée de petits rectangles très serrés. Les Champs Elysées sont pavés de bois! Les pavés sont en usage à Paris depuis Philippe Auguste. Mais la création des Champs Elysées en prolongement les allées du jardin du château de Tuileries est somme toute tardive dans l’histoire de Paris. Les Champs Elysées après avoir été en « terre battue » seront recouvert de pavé de bois en 1883, une gravure signée Noël Girardin du musée Carnavalet en témoigne.
 Isolant et beaucoup moins bruyant. Les chevaux, même s’ils glissaient parfois, les appréciaient.

Le site Attelage et patrimoine nous renseigne sur ces pavés de bois qui flottèrent dans les rues de Paris lors de la grande crue de 1911:
"Les pavés sont faits avec du madrier de sapin, débité en rectangles d’environ 8 centimètres de largeur sur 12 centimètres de hauteur et 22 centimètres de longueur.  Sur ce revêtement très uni, une rainure était effectuée tous les quarante centimètres afin d’éviter la glissade des chevaux. Ce pavé qui avait l’avantage d’être ; peu bruyant, étouffant le bruit des pas des chevaux, réduisant au minimum les cahots et très roulant, fut installé dans les voies des quartiers les plus cossus de Paris : avenue des Champs Elysées, avenue Marigny, place Beauvau, rue de l’Elysée, place de l’opéra, rue royale, grands boulevards..."

Notre regard remonte l’avenue parmi les attelages, vers le faux-plat de l’avenue Georges V. L’Arc de Triomphe commandé par l'Empereur à Jean-François Chalgrin, finalement inauguré en 1836, est monumental. Il découpe sa silhouette sur le ciel, son arche avale la circulation. On traversait l’arc de la victoire comme il se doit. Des fiacres se détachent sur ciel.

Un détail surgit. La monumentalité de l’édifice est exacerbé par une gigantesque sculpture posée sur le toit. Effectuant un zoom qui nous place la lanterne du réverbère dans le centre de l’image, le groupe sculpté est très reconnaissable. Des chevaux, un char, un personnage au centre avec peut-être un bras levé ou un tissu qui s’envole. Colossale sculpture qui place l’arc de Triomphe dans la lignée de celui du Carrousel digne successeur de Constantin et Septime-Sévère! Ce groupe sculpté doit peser quelques tonnes!  Voilà une prouesse technique que de jucher sur le toit de l’arc de triomphe une sculpture monumentale que l’on imagine en bronze!
Il existe une photo célèbre montrant cette sculpture entourée de voile de crêpes noirs. Un immense catafalque occupe l’arche. Un « Castrum doloris » pour le grand Victor Hugo dont les obsèques nationales eurent lieu le 31 mai 1885.

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Le groupe intitulé «  le Triomphe de la Révolution » commandé par la République en 1882 après de multiples projets assez baroques fut installé "un prototype" sur le toit de l’arc de Triomphe. Une gigantesque maquette de plâtre, montée sur un échafaudage de madriers, figurait une allégorie de la France écrasant le despotisme et l’anarchie sur un quadrige en charge. Mais Alexandre Falguière, sculpteur de renom qui fut l’élève d'Albert-Ernest Carrier-Belleuse et de François Jouffroy ne reçu jamais la commande ferme et définitive.

Le groupe en plâtre souffrit des intempéries et menaçait de s’écrouler quatre ans après.

Il fut donc démonté en 1886, ce qui nous donne une fourchette de dates possibles pour cette photographie. Les printemps de 1882 à 1886 avec une impossibilité pour le mois de mai 1885 où le cénotaphe de Victor Hugo fut installé. L'avenue ayant été pavée en 1882, Il est raisonnable de ne retenir que les printemps de 1883, 1884 ou 1886.

15 - 1882: 1886

16 - 188217- 1885


Ci-dessus un dessin aquarelle représentant la construction de la maquette à l’échelle 1 sur le toit de l’Arc de Triomphe. ( Provenance lucienparis.com)  1882 - 1886.

 Castrum Doloris de Victor Hugo - 31 mai 1885. Grande pompe funèbre pour le poète, avec voiles noirs et oriflames.

Intéressons-nous maintenant à la partie gauche de la photographie. Détaillons le bas côté au dessus de la voiture « rue Vivienne » . Le grand trottoir est assez vide, il n’y a que quelques passants. La femme « en cheveux » avec son panier qui passe près des petites grilles en arceaux qui semblent être sur le trottoir et non plus uniquement entourant les pelouses des six fontaines du rond-point. Une autre femme avec un bonnet blanc et un panier clair passe non loin d’un homme en chapeau. Quelques silhouettes sont discernables plus haut. Notre attention se porte sur les façades de cette fin d’avenue ou plutôt de ce début des Champs Elysées car les numéros vont en montant vers l’Arc de triomphe. Il est plus aisé de se repérer en parlant d’en haut et d’en bas de l’avenue.

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Si nous regardons l’immeuble qui est juste derrière le panneau publicitaire porté par la voiture « rue Vivienne » nous reconnaissons les pignons de l’Hôtel Particulier Sabatier d’Espeyran qui fut le fameux Hôtel Le Hon. Cet hôtel existe toujours. L’Hôtel le Hon fut construit entre 1840 et 1845 par le duc de Morny pour sa maitresse la comtesse Le Hon née Fanny Mosselmann. Le duc de Morny était le fils naturel de la reine Hortense de Beauharnais et du comte de Flahaut. Napoléon III était donc son demi-frère, aventureux et très intelligent, il brillera aussi bien en politique que dans les affaires.
Après avoir logé somptueusement sa maitresse, il se fit construire un petit pavillon presque mitoyen, pour y recevoir discrètement ses visites. Ce petit hôtel plus profond que large est visible au dessus de la lanterne du lampadaire.
 Suivent deux immeubles, le premier à cinq étages semble correspondre à un immeuble de rapport, un immeuble d’habitation avec un commerce au rez-de-chaussée. Le deuxième immeuble est plus petit, à seulement deux étages surmontés d’une sorte de terrasse balcon donnant probablement sur un troisième étage en retrait. Puis nous observons un espace entre cet immeuble et le suivant.

En se rapprochant davantage, on reconnait les piles et les petits murs d'entrée surmontés des grilles de l’Hôtel de la Marquise de Païva.  ( Carré rouge )


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Cette remarquable femme d’affaire, née Thérèse Lachmann, se fit construire entre 1846 et 1856 un petit hôtel admirablement conçu par l’architecte Pierre Mangin.
Les décors somptueux préfigurent les réalisations de l’opéra de Charles Garnier.
Cet hôtel en retrait de l’alignement de façade existe toujours, c’est le dernier hôtel particulier des Champs Elysées. Sauvé de la destruction en 1902 par le cercle « Le  Travellers" qui en est aujourd’hui encore le propriétaire, il est un exemple unique des magnificences de l'architecture privée du second empire.

 

Après ce décrochement, on observe une suite d’immeubles de trois ou quatre étages avec de nombreuses fenêtres en lucarne au dessus des entablements. Sur les pignons des cheminées, une forêt de tuyaux va chercher les vents aspirants pour une bonne évacuation. Les poêles et les cheminées des habitations avaient toutes leurs évacuations.


La physionomie du rond point des Champs Elysées n’a pas beaucoup changé depuis 1860, date de l’aménagement de six fontaines par Adolphe Alphand.

20 - six fontaines


Les six fontaines existent toujours. Le mobilier urbain, les fameux "candélabres à lanterne ronde" dessinés par Hittorff en 1835 sont également toujours là.

L’Hôtel Le Hon construit entre 1840 et 1845 dans le goût néo-Renaissance par les architectes Louis Moreau et Victor Lemaire pour le duc de Morny est presque encore visible aujourd’hui. Il fut fortement remanié en 1874 par l’architecte Henri Parent. La nouvelle propriétaire, madame Sabatier d’Espeyran, veuve d’un très riche négociant propriétaire venant du sud de la France, transforma et modernisa l'Hôtel pour finalement le délaisser. Il fut loué puis vendu.

Madame Sabatier d'Espeyran fit édifier une petite dizaine d’année après avoir acquis l'Hôtel le Hon, et cela par le même architecte Henri Parent, un hôtel d’inspiration Louis XV. Il remplaca un immeuble très banal avec commerces faisant l’angle.

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Cet hôtel pastiche virtuose de 1888 existe toujours heureusement. Il est remarquable par ses proportions et la finesse de son ouvrage. Protégé par une somptueuse grille ornées il s’orne d’un portail remarquable répété trois fois. On pourrait les rapprocher des grilles du Parc Monceau de 1861. Grilles extraordinaires qui firent scandale en leur temps par leur prix astronomique.

Deux grilles sont donc presque mitoyennes devant l’entrée des deux hôtels de madame Sabatier d’Espeyran: l'ancien Hôtel Le Hon que l'on nommera "Hôtel du Rond Point" et l'Hôtel d'Espeyran qui est aujourd'hui le siège de la maison de ventes Artcurial. La troisième grille se situe un peu plus haut sur l'avenue. Nous en parlerons plus tard.

 

 

22- annotation rond point champ elysées 1874 -

L’ancien Hôtel Le Hon devenu « Hôtel du Rond-Point » fut acheté en 1952 par monsieur Marcel Dassault qui effectua une extraordinaire opération immobilière en se faisant acquéreur des immeubles suivants et notamment du petit hôtel de Morny dite la « Niche à fidèle ».  Ce petit hôtel plus charmant et historique que patrimonial fut malheureusement détruit. En 1962, Marcel Dassault fit donc doubler la façade de l’hôtel du Rond-Point donnant sur l’avenue pour installer le siège de Dassault industrie. La réalisation en reproduction de l'existant est remarquable à plus d’un titre. La création d’un corps central et la symétrie parfaite de la façade à fronton provoque un effet d’ordonnance très élégant. Les matériaux en tout point comparable extérieurement à ceux utilisés en 1878 ne permettent pas de reconnaitre la séparation du moderne avec l'ancien. Aujourd'hui encore seul un oeil très attentif peut entrapercevoir une légère différence de teinte dans les pierres des chainons de jonction. La troisième grille qui fut très intelligemment copiée sur les deux premières du rond point donne beaucoup d‘unité à l’ensemble du bâtiment dont l'entrée se fait par la façade sur jardin.



23 -niche a F galerie JAMARIN

 
Malheureusement le petit hôtel du duc de Morny, la fameuse "Niche à Fidèle" a donc disparu dans cette opération.

Légué par le duc à sa fille naturelle Léopoldine, épouse du prince Stanislas Poniatowski. Elle le transformera par l’élévation d’un étage supplémentaire. Vendu, l’hôtel devint la résidence d’Edmond Archdeacon, député de la Seine et administrateur.

Transformé durant l’entre deux guerres en galerie d’art et d’antiquités sous le nom de Galerie Jamarin, l'hôtel subsistait malgré toutes ces transformations. Témoignage Historique, sa destruction se fit dans un grand silence.


Une partie de sa façade aurait été réutilisée dans les constructions de la propriété Dassault à Coignière dans les Yvelines. Mais nos informations sont assez lacunaires sur ce sujet.




La photographie montre au dessus de la grande baie vitrée de façade, l'enseigne "Jamarin" Le passage sur la gauche était l'accès à l'entrée qui s'éffectuait par l'arrière comme pour l'Hôtel Le Hon. ( photo circa 1915 )

Capture d’écran 2022-01-22 à 12

L’immeuble de rapport à droite de l’Hôtel de Morny fut détruit dans les années de l’entre deux guerres. Il laissa la place au cinéma « Le Paris » qui fut inauguré le 20 décembre 1935. Ce grand cinéma de luxe avec une entrée monumentale, écrasait un peu le petit Hôtel de l'ancienne marquise de Païva qui se retrouvait ainsi prit en tenaille entre ce nouveau temple de la modernité et l’énorme construction du Pathé-Natan Marignan datant de 1933.
Le gigantesque immeuble existe toujours et le cinéma aussi sous le nom de Gaumont Champs-Elysées.  


25 -cinema-le-paris-champs-elysees_05

Ci-dessus l'entrée béante du cinéma avec sur le flanc, le mur renard de l’Hôtel Païva. ( Mur aveugle avec continuité des architecture de façade.)


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Ci-dessus le cinéma Le Paris en 1984 avant sa démolition. Le petit Hôtel de la marquise à sa droite. A noter les contre-allées des Champs-Elysées avec ses voitures garées.

A l'affiche le Carmen de Francesco Rosi avec Julia Migenes.

 

Le site Salle.Cinema point com nous précise:

"Après sa fermeture et sa démolition, André Antoine – qui a veillé à la destiné du Paris de 1935 à 1985 – évoque ses souvenirs dans les colonnes du Film français: « Le Paris est inexploitable aujourd’hui ! Le lustre du hall éclairait de 350 lampes, les 14 lampadaires de la salle possédaient chacun cent lampes… Plusieurs millions d’électricité par mois étaient nécessaires à ce grand luxe. Mais le prix des places était le même qu’ailleurs ! » Chargé en 1985 de la liquidation du matériel, André Antoine témoigne dans ce même article que « jusqu’à la fin la présentation des films s’est faite avec ouverture du rideau et graduateur de lumière de scène. C’était du spectacle ! »

 


Le Journal collaborationniste Comoedia, lui, écrivait en 1933 sous la plume de Charles Méré :

« La nouvelle salle Marignan qui vient de s’ouvrir en plein cœur du Paris neuf et dont l’inauguration fut, hier, un éclatant succès, peut être considéré pour l’harmonie de ses proportions, le style solide et dépouillé de son architecture, et sa décoration, comme l’une des plus belles salles de Paris. Et comme je félicite les constructeurs de ce moderne palais de s’être gardé du colossal! Par le goût qui a présidé à sa conception et à son aménagement, par ses proportions équilibrées, et par son atmosphère, cette salle est vraiment française. Dès le premier soir, les parisiens se sont sentis chez eux. Et tout Paris était là en effet. Une surprise inédite était réservée aux invités. L’arrivée de ceux-ci dans le magnifique hall avait été filmée; leurs conversations et leurs exclamations admiratives avaient été enregistrées ! Et sur l’écran, on projeta en « édition spéciale » cette « dernière heure » des actualités. Miracle du cinéma ! Quel chemin parcouru depuis 1900 ! Les vieux parisiens pourront à loisir comparer dans leur souvenir les Champs-Elysées de cette époque aux Champs-Elysées d’à présent, auxquels le Marignan ne va pas manquer d’apporter plus d’animation encore. Le choix qui fût fait de « La Dame de chez Maxim’s » pour cette inauguration est en cela fort heureux. Ce regard vers le passé nous permet de mieux admirer l’élégance et la beauté du Paris d’aujourd’hui ». Le site « salles cinéma com » est extrêmement bien documenté sur l’historique des cinémas parisiens;  à consulter pour aller plus loin et détailler les nombreuses vues intérieures:  Le Paris et Le Marignan.

Le cinéma Le Paris acheté par le groupe Dassault fut démoli en 1984 pour devenir un gros cube néo trente avec des putti en façade et des balcons à motifs dorés. Longtemps resté le siège de la Thaï Airways, il est devenu en 2011 un magasin de luxe. L’enseigne a changé récemment.

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Le Rond-Point fut donc le théâtre d’une course oubliée. Une cavalcade spectacle au printemps des années 1882-1886.
Cette cavalière qui capte tous les regards, suivie par trois jeunes cavaliers nous amène à penser à la comtesse Blanche Von Donnersmarck.

29 -Blanche H v D

 

L’action se déroule devant chez elle. Les photographies de cette mystérieuse Thérèse Lachmann qui fit ce si long chemin de Moscou jusqu’en Prusse puis de la place Saint-Georges jusqu’aux Champs Elysées pour sfinalement se retirer en Silésie en 1882 , sont rares et précieuses. Elles ont été retrouvées récemment dans les archives de la famille Donnersmarck en Allemagne par un historien français sagace et débrouillard ( cf le livre : L'Extraodinaire Hôtel Païva, Madame Odile Nouvel-Kammerer / monsieur Eric Mension Rigaud)
Quittant son château de Pontchartrin, abandonnant Paris, elle termina sa vie de lutte, de pouvoir et d’amour le 21 janvier 1884 dans son nouveau château tout neuf, ce château de Neudeck au goût si français qui comportait de merveilleuses similitudes avec son hôtel des Champs Elysées.

Peut-on imaginer cette femme puissante et aventureuse caracolant en amazone devant trois jeunes gens avant son départ à l’automne 1882 ?  Imagine-t-on en amazone une Penthésilée de 65 ans?

La comtesse Blanche Henckel Von Donnersmarck, ancienne marquise de Païva qui n’a laissée que quatre photographies oubliées pendant de très longues années en Silésie n'a malheureusement pas laissée de beaux grands portraits à l'huile. Les deux répertoriés ont disparus. Sur cette photographie la cavalière se montre pourtant fière et sûr d’elle. La taille est fine, le buste opulent, la sensualité de la paupière n’égale que l’ourlé des lèvres charnues.

La nature semble aussi forte que l’esprit.

Les Champs Elysées ont été très souvent photographiés. Le passage de la voiture hippomobile à la voiture automobile s’est effectué progressivement. Les « automobiles » se firent de plus en plus présentes entre les années 1897 et 1910. Après la Grande Guerre, il y avait encore quelques chevaux dans les rues de Paris mais l’essentiel du flot de circulation se faisait avec des « autobus » et des voitures à moteur.

Les vélocipèdes, tricycles et bicycles, s’imposèrent petit à petit de 1865 jusqu' à 1890 avec les nouveaux brevets d’inventions. La pédale relégua les « draisiennes » et autre « michodines » comme obsolètes. Le pédalier, les amortisseurs, les boudins de caoutchouc et chambres à air apparurent entre 1889 et 1891. Il y eu cinq années de partage des rues entre la bicyclette, les fiacres et omnibus. Le métropolitain, commencé dès 1898 en concessions privées, était en circulation en 1900.
Voici collecté au hasard, comme une promenade, quelques vues de la transformation de la vie sur les Champs Elysées à la fin du XIXème siècle.


30- 1880 Avenue-des-Champs-Elysees-Paris

Vers 1880  Absence de pavés, de vélocipèdes et voitures automobiles.

1880:1890 tri cycles

Vers 1870 -1875 ?  Présence d'un tricycle.

33 -1911 champs

Annoté à droite "1911"-  Présence d’un « autobus », d’automobiles et de fiacres. Le centre de l’avenue semble occupé prioritairement pas les voitures à moteur.

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1914 / 1918 (?)-  Trois voitures à cheval à gauche, de nombreuses automobiles et vélos.

Capture d’écran 2022-01-22 à 12

1934 - Après la construction de l’immeuble signé Bruynel en 1933 et avant la construction du cinéma « Le Paris » en 1935.

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En conclusion, cette image un peu oubliée des funérailles spectaculaires de Victor Hugo qui eurent lieu le 31 mai 1885. Un cénotaphe géant est installé dans l'arche. Les voiles noirs et les oriflames entourent le groupe sculpté par Alexandre Falguière (1831 - 1900)
La foule est rassemblée pour l'hommage national autour du l'Arc où des piliers architecturés et ornés forment un cercle ceinturant le monument.

 

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Samedi 25 septembre 2021-XXI ème siècle - Deux jeunes filles devant  le "Wrapp" de Christo.

Exposition- Installation posthume et éphémère.



"La race fiacreuse tend à disparaitre complètement, comme celle de l'omnibus, détruite par les sauriens à essence. Elle ne comporte plus que quelques exemples cachectiques, à peine plus nombreux que ceux de la girafe, qui ne comptent plus que quatre au monde, ou l'orgue de Barbarie, dont je ne connais personnellement qu'un seul et unique survivant.
Les rares fiacres que l'on rencontre ont l'air d'insectes égarés, séparés de leur tribu, sans espoir de retour, errant à l'aventure, porteurs d'un fardeau qui se trompe lui-même et qu'ils ne savent où loger.

Ces Phasmes n'ont pas su mourir dans leur saison."

- Le Piéton de Paris -

"Souvenir d'un fantôme"    Léon-Paul Fargue.    Gallimard 1932

 

 

 

 

 

19 décembre 2021

LIRE LA VILLE

 

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Place Charles Garnier à l’angle de la rue Scribe et de la rue Auber, la façade latérale du pavillon de l’Empereur laisse apparaitre une gigantesque bâche avec une photographie très grand format en couleur sur fond blanc.
Le piétons en est écrasé, la différence de taille entre ce panneau ( le toit de l’Opéra culmine à 32m12) et le mobilier urbain et les véhicules est gulliverienne!
Une grosse femme en tenue de sport moulante se déhanche dans une sorte de danse statique. Elle est noire et ses longues tresses fines sont emportées par son mouvement. Les bras au dessus de la tête, légèrement penchée, elle sourit de manière extatique. Le bassin en avant, les genoux déverrouillés comme le dit la formule sportive, les jambes écartées, elle effectue un mouvement « pelvien » bien campée sur ses jambes dénudées, les pieds posés à 11h 10. La photographie donne une excellente image du mouvement. On la regarde fixe et pourtant elle s’anime devant nous. On peut la voir danser.
Que nous dit cette image?  Que vend elle ?
Grand format sur fond blanc, l’image est encadrée de textes. Formules courtes et répétitives, elles ont comme on peut s'en douter, été murement pensées, réfléchies.
 Un gros titre en caractères gras surplombe le tout . On peut lire  « Own the Floor » avec en sous ligne une virgule horizontale qui est un symbole mondialement connu. Instinctivement l’oeil descend vers les chaussures de sport, chaussures que l’on dénommait « baskets » il y a peu. Maintenant il convient de parler de « sneaker »  le véritable terme anglo US pour les chaussures de tennis ou de sport. ( Est ce que cela à voir avec « sneak, sneaked » se faufiler, resquiller, moucharder?  on ne sait .) Il est donc inutile de mettre le nom de la marque en toute lettre. Le « logo » suffit …Logotype qui incite à l’action, au mouvement et qui semble être la marque positive d’un QCM.
« Own the floor » en caractère gras est immédiatement compris par certain, soit parce qu’ils sont bilingues, soit par association d’idées car cela fait référence  à « We own the night » de James Grey avec Joaquin Phoenix ou à « A room of one’s own » de Virginia Woolf.
L’injonction « Own the floor » peut être traduite mot à mot par « appartenez le sol » « soyez propriétaire du sol » , c’est de l’impératif, mais le sens explicite dans la formule américaine est « appropriez vous le sol » ou plutôt «  appropriez vous le plancher », « floor » étant le diminutif de « dance floor ».  C’est d’ailleurs la traduction proposée par voie légale ..Sur le côté gauche il est inscrit en longueur « La piste vous appartient ».
Le message est clair et direct: prenez votre place. Cela est légitime et nécessaire de vous imposer au monde. La formule en anglais doit créer une distance avec l’injonction simple et purement locale, elle renvoie à un imaginaire culturel qui englobe un nouveau comportement social. Les trois formules en plus petits caractères sont comme des slogans qui ont une valeur extrêmement collective ;  « Dansez pour bouger », « Faire »  en général, faites en particulier pour vous unir au mouvement global: « Faire bouger les autres » « Faire bouger le monde » soyez incitatif, tous le monde doit rentrer dans la « danse ». C’est le propos implicite de cette publicité géante. « Dansez pour bouger » est une formule qui relie le sport au plaisir de la danse. Il faut « bouger » , « se bouger »  nos endorphines sont nos alliées, le plaisir et la santé vont de pair.
Pour que les autres bougent, il n’y a pas meilleurs exemple que de montrer le plaisir intense, sans fausse pudeur, sans complexe d’une femme forte pour ne pas dire « grosse » alors que justement le propos est d’enlever tout caractère dépréciatif ou même injurieux au terme « grosse »… Si elle danse, s’amuse et trouve un plaisir physique dans cette danse déhanchée, dans ce « contraposto » rythmé, elle en éprouve par ce biais un plaisir moral qui l’émancipe des carcans du canon esthétique occidental lié à l’objectivation du corps de la femme.
Sur le côté droit en haut est inscrit dans la longueur « The Curve Catwalk »



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JIGGLE YOUR BEAUTY

The UK's First Plus Size Dance Class.
Welcome to The Curve Catwalk; where the beat is louder than people's opinion.

We're building a platform to revolutionise ideologies that dance is exclusive to one body type. Advocating for physical activity being used to enhance our wellbeing, improve our mental health and activate joyfulness.
Our aim is to create a safe space for body liberation and build a community that encourages people to focus on how they feel, instead of how they look.


The Curve Catwalk  est un club de danse situé au GymBox à Covent Garden à Londres. Il propose une sorte de danse gymnique pour personne en « surpoids » ; il faut traduire avec toute la subtilité nécessaire « Curve Catwalk » . « Cat walk »  c’est la marche du chat bien sûr ..c’est donc par extension la passerelle, puis le défilé, puis le podium en lui même. «  Curve » se traduit par courbe, virage, détour, galbe, rondeur…   
« Trouble with the curve » de Clint Eastwood va bientôt comporter une ambiguïté pour ceux qui n’aurait pas vu ce film ( titre en français  « une nouvelle chance » 2012) car « Curve » désigne maintenant un genre bien spécifique de femmes qui ne sont pas celles qui étaient regroupées sous le terme de « grosses » .
 Curve ce sont celles qui ont des courbes et du galbe, ce sont celles que l’on appelle dans le français imagé de l’ Afrique de l’Ouest «  des femmes avec des bagages ». Le corps s’affirme et se libère … « Where the beat is louder than people's opinion. » Tout est dit.  Ce rythme .. ce « gros son » lourd et captivant de l’Électro est plus fort que le quand dira t’on….  ne souffrez pas de ne pas être mince et fine, vous devez vous sentir belles en étant larges et stéatopyges, rondes et stéatoméres…Le regard de l’autre change car l’affirmation sans complexe libère l’oeil.

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Trina Nicolle dont le nom apparait sur le côté droit de l’image, a su faire de ce qui pouvait être pour certain considéré comme un « handicap » ou une incapacité à danser, un atout commercial. 

Elle fonde le Curve Catwalk londonien. Elle obtient un franc succès et une visibilité médiatique. Elle devient l’égérie d’un mouvement porté par la chorégraphe Parris Goebel qui a été sollicitée par la marque Nike.


 

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Sur le site Freepress .com, Parris Goebel nous explique le sens de sa démarche :

« Own The Floor, c’est nous ouvrons nos bras sur le monde. Inviter chacun à devenir propriétaire de son sol. Pour moi, cela signifie posséder votre histoire, posséder votre identité ou votre style, posséder la façon dont vous bougez et ne pas vous en excuser », explique Goebel, une danseuse autodidacte de Nouvelle-Zélande qui a ouvert le Palace Dance Studio et a participé à des compétitions de danse avant d’obtenir sa première grande chorégraphie pour Jennifer Lopez en 2012. "C’est notre appel. C’est le début d’une nouvelle conversation. C’est une nouvelle communauté."


Nous pouvons rapprocher cet appel à une nouvelle communauté à la nouvelle visibilité sur les réseaux sociaux des femmes rondes à postérieurs augmentés. Les courbes prennent le large, les égéries des années soixante dix sont oubliées ( pensez à Anita Pallenberg, Bianca Jagger, Jane Birkin, Pamela de Barres). Il n’y avait pas de place à ce moment là, sur les podiums pour les extra larges et les rondes à formes voluptueuses …Fellini ou Russ Meyer oeuvraient sur les marges.

La culture Rap Hip Hop a commencée à faire bouger les choses en reprenant de la musique jamaïcaine qui avait opté pour le "Twerk" dans ses versions insulaires. Le Twerk, est une danse assez particulière venant du bassin du Congo. C'est un mélange de Mapouka et Soukouss, qui pénètre ainsi la culture afro-américaine. Inspirée de ce que l’on appelait en Afrique de l’Ouest, la « danse du ventilateur » elle permet aux femmes de bouger les hanches et les fesses en se présentant de dos, amenant en rythme à faire tourner les « rondosités des parties charnues » Rien ne vaut des « curves » pour exceller dans cette chorégraphie féminine ..qui sublime le postérieur et hypnotise le mâle.
Mais il est légitime de se poser la question de savoir si cela est une démarche libératrice féministe?


Il est d’usage dans une bonne éducation occidentale de demander une certaine « tenue » aux jeunes femmes. Il était convenu d’apprendre aux petites filles à se tenir sur une chaise les jambes croisées sinon fermées. On se moquait avant l’adolescence de celles qui montraient par inadvertance leurs « culottes ». La façon de danser était à l’aulne de ces prescriptions. Les hommes en étaient eux dégagés au point que maintenant  le « male spreading » devient un sujet de lutte …La virilité affichée par les jambes bien ouvertes allait contre les genoux serrés des femmes qui signifient une non-disponibilité sexuelle. Ce qui induit l’inverse si les cuisses s’ouvrent.
Les nouvelles danses répercutées par les vidéos diffusées massivement d’abords sur M’TV puis par Youtube changent les comportements.  Est-ce une façon de se ré-approprier son corps ou de faire une sexualisation excessive participant à l’objectivation du corps de la femme?

Se ré approprier son corps cela veut dire s’émanciper des injonctions concernant la tenue, la limitation d’une certaine visibilité du corps féminin. La parure, mode et bijoux; la tenue, la grâce et l'élégance sont encouragés mais pas la sexualisation forte effectuée par certains vêtements et certains  comportements. Cela est réservé à une certaine catégorie marginale qui commercialise ces « charmes ». La chevelure est considérée dans certaine civilisation comme ostentatoire et trop attractive. Elle doit donc disparaitre par excès de féminité déstabilisante pour la masculinité qui doit s’extraire de ses pulsions « animales »  Ainsi en est-il chez nous des fesses ? Elles disparaissent d'elles mêmes dans certaine culture alors qu'elles exploseent ailleurs. Il semble que nous soyons dans un entre deux ..mouvant.
Cette danse suggestive ( le body shake ou plutôt le booty shake) est-elle une libération du corps ou un enchainement supplémentaire à l’assujettissement des femmes au désir masculin?  Elles sont soumises à leur désir de plaire et se retrouvent dans l’obligation d’utiliser les codes hétérosexuels qui depuis le fond des âges poussent à la compétition de la reproduction par affichage des « attraits » ..L’attirance est le maitre mot. Mais avec la régulation des rôles et répartition entre actifs, passifs. Il ne leur était pas permis ( elles ne le se seraient pas autorisés) dans les sociétés occidentales d’agiter avec autant instance leur postérieurs
Le twerk serait-il une émancipation ou cécité volontaire par pur auto-érotisme?

 

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Usbek & Rica  Oui le body shake peut être thérapeutique ( et féministe)

Voilà la récupération d’un mouvement déjà ancien, d’une accession via la pop culture des modes afro américaines vivifiées par la culture africaine. L’acceptation des différences est un long chemin dans le Melting pot américain. La musique noire sans cesse récupérée par les musiciens blancs se régénère sans cesse en se radicalisant vers les secteurs encore vierges d’appropriations. Il faut se souvenir d’Elvis the Pelvis …jusqu’aux danses de Two Live Crew. Maintenant le sport s’en mêle …et tout cela pour vendre des baskets blanches qui sont le plus grand des dénominateurs communs de l’uniformisation populaire.
Que nous dit ce panneau immense qui domine nos têtes de piétons et nous voile l’Opéra Garnier?
Il ne nous dit rien de plus que l’époque.
Sur cette photographie, il est à noter que le petit panneau JC Decaux nous informe et nous incite à aller voir une exposition "Hip Hop 360 - Gloire à l’art de la rue »  à la Philarmonie de Paris…C’est la cohérence du propos global. La « culture » est une contre culture qui a réussie. Nous sommes loin de la critique du capitalisme consumériste individualiste des années passées. Il n’existe plus de mouvement « No LoGo » et l’art de la rue devient l’art officiel car la transgression est rentré au musée. Mais les temps de luttes contre l’impérialiste américain sont loin et maintenant comme l’appropriation culturelle est dans le viseur des comportements déviants, comment accepter ou résister à ces nouvelles hégémonies?
Ayons une lecture « progressiste » de ce carrefour parisien à deux pas des grands magasins. La mode se sert d’une certaine idéologie du « bien  être» pour ouvrir ses segments de cibles…
La cohérence des publicités américaines en France est impressionnante: Apple depuis l’Ipod  jusqu’à ses Mac pro à puces M1; Mac Donald festif conviviale et sain, qui inspire une déferlante sur les marques françaises ( comme pour  la campagne de téléphonie Bouygues..) Le monde global est là. Nous sommes dans une mondialisation qui nous émancipe en tant qu’individu débarrassé des carcans d’une culture passéiste. On est comme on est. On profite aussi bien dans l’habillement que par les nouvelles technologies à la facilité confortable du nouveau monde. On existe non plus en se conformant et se confrontant à nos pères et mères mais en embrassant les « influences » les prescriptions des influenceuses en short. Être quelqu’un en ressemblant à tous le monde ..T shirt, jeans, basket, doudoune, casquette, tatouages surtout à l’aise sans contrainte dans le négligé US uni sex …
L’accomplissement personnel passe par le détachement et l’auto construction imaginaire.
 Tout le reste ne serait-il qu’une vision maintenant « zemmourienne » d’une société de repli et de coercition personnelle? Mais ..
Parce qu’il y a un mais…La culture Afro américaine à Paris ne sera que l’apanage de ceux qui s’y reconnaissent ..que faire des autres? Ils consommeront ailleurs… ou grapilleront des bribes pour se sentir intégrés au mouvement. Pas si fédérateur...

« Le contrôle des masses exigeait que les gens comme le monde qu’il habitaient, revêtent un caractère mécanique prévisible et sans aspiration à l’autodétermination. À mesure que la machinerie industrielle produisait des biens standardisés, la psychologie de la consommation tentait de former l’idée d’une « masse » pratiquement identique dans toutes ses caractéristiques mentales et sociales »
Stuart Ewen «  Captains of Consciousness » 1976
Les modes se servent du moment et digèrent toutes les luttes pour recracher des consommateurs. Les communautés sont mises en avant pour les capturer dans une injonction de consommation de produit sensé les émanciper mais en les enfermant davantage dans un particularisme quasi essentialistes.

Les femmes en luttes ne peuvent que voir derrière cette déesse mère en transe, la projection d’une assignation au corps fabriqué par le socle sous jaccent (et solide ) du patriarcat dominateur. Non?


Nous avons échappés aux écrans géants qui cachent l’architecture et captent le regard mais les bâches publicitaires sont devenues des affiches de propagandes consuméristes que ne reniera pas le docteur ou la chorégraphe homonyme. Contrainte de besoin, contrainte de consommation suivant la logique de Jean Baudrillard, la ville se couvre d’immenses photographies couleurs comme un pavois soviétoïde pour le dernier téléphone pliable ou la basket banche à durée de vie limitée.


Le parisien ne reconnait pas sa ville. Il change d’ailleurs tout le temps. La ville se transforme de génération en génération …Mais si la transmission est interrompue nous ne pourrons plus suivre le précepte énoncé par A .H. Tapïnar qui veut que ce soit de la nostalgie de la ville passée qu’émane le visage « réel » de Paris et de tous ses particularismes, même les plus ordinaires et c’est cela qui entretient en nous ce sentiment d’attachement.



 

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12 novembre 2021

PEINDRE L'ÂME RUSSE

 

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1895 Nenuphars- Isaac Levitan

 

Peindre l’âme russe est le sous-titre, ou plutôt le titre, d’une rétrospective de peinture présentée au Petit Palais à Paris jusqu’en Janvier 2022.
Peindre l’âme russe peut être compris d’abord comme un regard d’occidental sur ce continent-état, immense et secret, qui s’étend jusqu’aux confins de la taïga et de la toundra; mais aussi exprimer un souhait résultant des préoccupations de peintres en révolte contre les sujets trop « académiques ».

Un rejet des sujets imposés par cette Académie de Peinture de Saint Petersbourg qui les a formés durant ce 19° siècle de toutes les innovations.  Une volonté de s’émanciper pour aller loin des sujets mythologiques ou religieux vers la Russie de leur âme…
 « Peindre l’âme russe »  Pourquoi et comment?
 Parler d’âme russe renvoie certainement à l’immensité géographique et historique d’un peuple qui se voit comme une multitude sous une strate supérieure, restreinte en nombre, de nobles et de bourgeois concentrés autour de la famille impériale.

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Sans revenir sur la révolte des Quatorze du 9 novembre 1863 dans cette Académie de Peinture de Saint Petersbourg, qui voit les nouvelles conditions du concours de la grande médaille d’or refusées par quatorze artistes sur quinze. Il faut bien établir que cet événement a été considéré comme les prémices d’un soubresaut qui engendrera une nouvelle façon d’appréhender la peinture de genre.

L’âme russe devient alors la préoccupation d’une certaine peinture se voulant aller au contact de la population, non seulement par les sujets traités, par la technique plus réaliste, plus sensible mais aussi physiquement en organisant des expositions itinérantes dans la grandes villes de l’Empire.
 La « société des amis des Expositions Ambulantes », que l’on simplifie en appelant les peintres qui y participent « Les Ambulants », se libèrent du carcan des règles en vigueur. La volonté de peindre, de représenter un sujet, un paysage, un portrait, une scène, vient du profond de l’être. L’oeil projette, la main réalise, l’esprit gouverne. La peinture de genre comme l'on a l’habitude de la dénommer n’est que la représentation d’images mentales, de visions quasi obsédantes que le peintre rejoue en atelier avec ses modèles, pour atteindre par les couleurs et la matière, une représentation physique de son image vue en esprit.
Il suffit d'une image touchante, un enfant avec un agneau par exemple, une image réconfortante, le bonheur du foyer, la jeunesse aux champs, la vie paisible d’un village, un marché, n’importe quelle scène montrant une vie organisée laissant la réflexion, aussi bien celle du peintre que celle du regardeur sensibilisé, vagabonder vers d’innombrables sentiments qui reviennent à chaque vision jusqu’à épuisement du pouvoir de l’image.

Il nous faut aller en Russie, faire ce voyage inversé comme les peintres de l’académie l'ont fait, pour aller découvrir les musées regorgeant d’une vie artistique florissante, explosant de « Russitude » au 19° siècle.

Schématisons rapidement ce parcours de la peinture russe. Les influences viennent d’abord du monde grec avec la peinture apportée par l’avancée du christianisme. Les premiers peintres religieux s’émancipent finalement de cette tutelle pour atteindre, malgré un canon très strict bordant les façons de faire, une excellence que l’on résume par un nom : « Andreiv Roublev »  
Il réalisa au début du 15° siècle, les peintures de l’iconostase de la cathédrale de la Dormition de la Vierge dans la ville de Vladimir ainsi que les peintures des murs de la cathédrale de l’Annonciation du Kremlin à Moscou. Ses réalisations sont des purs chefs d’oeuvre de la peinture…mondiale. Ils n’en sont pas moins très russes. Le film d’ Andrei Tarkovsky de 1966 « Андрей Рублёв » ( Andreï Roublev) restitue avec une force peu commune la ligne profonde qui unit à travers les âges la perception collective d’une âme russe.


Le Tsar Ivan dit « le Terrible » ( 1530 - 1584 ) invita de nombreux artistes étrangers à venir travailler en Russie. Il encouragea les peintres et les sculpteurs russes à s’inspirer de ces maitres. Les doreurs étrangers importèrent aussi leurs techniques, enrichissant ainsi l’esprit de magnificence de la cour. Le Tsar Fyodor ( fils et successeur d’Ivan ) reçu le patriarche Arseniy de Constantinople qui, lors de sa visite remarqua d’admirables icônes dans la chambre de la Tsarine. Il y avait aussi selon ses dires beaucoup de mosaïques réalisées par des maitres russes.
Pierre le Grand qui était très désireux d’avoir non seulement des experts militaires, mais aussi des architectes marins voulut aussi avoir des artistes compétents. Il envoya également à l’étranger de nombreux étudiants qui devaient se perfectionner dans tous les domaines.

Les échanges ne s’arrêtèrent pas avec les  souverains suivants. Anna Ioannovna (L’impératrice Anne) puis Elisabeth II ainsi qu’une grande partie de la noblesse ont fait appel à de nombreux artistes étrangers. Les églises et les palais se transformèrent sous cette impulsion. Parmi ces artistes étrangers, il y eu de remarquables portraitistes comme Pietro Rotari et Stephano Torelli, des créateurs de scènes mythologiques comme Louis Lagrene et Friedrich Grooth  (connus aussi comme peintres animaliers). Catherine II fonda l’Hermitage et créa l’académie des Arts Russes. Cette dernière avait pour but, en autre chose, de favoriser le renouveau de l’art russe en gardant les traditions occidentales au sein d’une école destinée à enseigner le dessin et la peinture suivant les règles du bon goût.
L’Académie fit son office tant et si bien qu'une certaine peinture semble maintenant comme un sous produit de l’art occidental. Il n’en résulta pas moins d’un apprentissage qui permit assez vite la réalisation de purs chefs d’oeuvres. Le 18°siècle se regarde néanmoins comme moins émancipé que le 19°. Mais heureusement l’irruption de cet impalpable sujet, qui résonne facilement en nous, cette fameuse  « âme russe » va donner à la peinture à partir des années 1830, une qualité qui ouvre les portes d’une reconnaissance internationale.
Ce que la littérature russe a en nous provoquée, la peinture russe peut agir de même. Mais elle doit s’imposer à nous physiquement, soit par une exposition au Petit Palais soit si l'on est volontaire, par la visite du Musée Russe de Saint Petersbourg et de la Galerie Tretyakov à Moscou.

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Le Musée Russe de Saint Petersbourg est situé dans le Palais Michel qui dépend du complexe édifié par pierre Le Grand au 18°siècle ..Alexandre III voulut un Louvre Russe; Nicolas II le fit en 1895, les collections n’ont cessé de s’agrandir depuis.

Le Musée moscovite est l’ancienne galerie d’exposition de deux frères, Pavel et Sergei Tretiakov. Devenus de riches entrepreneurs, ils constituèrent une extraordinaire collection qui fut donnée à la ville en 1892. Le musée, inauguré le 15 août 1893, possède les principaux chefs d'oeuvres du siècle, les joyaux admirables des peintres irradiant l' «âme russe » comme trame sous jaccente. .

 

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Ilya Repine né dans une famille de serfs en 1844 est originaire de Tchouhouïv, près de Kharkiv en Ukraine. Il serait aujourd’hui considéré comme Ukrainen. Il se serait peut être aussi lui même considéré comme Ukrainien.
Mais il est russe, complètement russe par son parcours et sa peinture …même sa mort à Kuokkala qui deviendra Repino, nouveau nom donné en son hommage, est Russe.  Son refuge, son exil, ses "Pénates" sont à Kuokkala. Ville appartenant à la Finlande libre après avoir fait parti de l’empire Russe jusqu’à la Révolution d’Octobre. Une vie de peinture, d'expositions, de commandes prestigieuses laisse le très célébré Ilya Repin russe, complétement russe, jusque dans son acceptation de la révolution de 1905 et de son rejet de celle de 1917 internationaliste et sanguinaire.


« Procession religieuse dans la province de Koursk »1883, «  Les haleurs de la Volga » 1873 «  Les cosaques Zaporogues » 1891, « Léon Tolstoï pieds nus » 1901 sont des tableaux devenus très célèbres, il en va de même de ses admirables portraits. Des condensés d’"âme russe" qui outrpassant leurs sujets nous transportent vers une rêverie géographique.
Lorsque l’on voyage en Russie, l’immensité est perceptible. C’est une sensation forte qui, par la connaissance de la carte de plus dix sept millions de kilomètres carrés, nous submerge.
Il faut avoir circulé sur la route forestière de l’aéroport Koltsovo qui va vers Ekaterinbourg dans l’Oural pour s’en rendre compte. Cette large route isolée montre des panneaux routiers aux carrefours comportant plusieurs centaines de kilomètres entre les villes les plus proches comme Perm et Tcheliabinsk. La forêt englobe tout …la capitale est à 1798 km.
 De Napoléon à Barbarossa les témoignages sont éloquents. La largeur de la Moskova à Moscou est un signe. Les quartiers excentrés comme Obushkovskoye où il vous faut aller de Krasnogork par une autoroute disparaissant dans les brouillards de l’Oblast de Moscou, roulant dans la neige sous un ciel de zinc. Les immenses champs vides et nus succèdent à de touffus bois sans lumières. La Neva gigantesque qui ne se fige pas seulement devant la forteresse Pierre et Paul à la bouche du golf de Finlande mais en amont d’une ville gigantesque ou Petrograd existe encore. Il faut le voir pour le sentir ….On peu évoquer l’immense Sibérie, mais c’est une autre chose que d’y avoir circulé. Sylvain Tesson et son axe du loup font taire les voyages en chambre.

La peinture de paysage laisse la part belle au ciel et ses nuages changeants. La forêt, les bouleaux, les isbas et datchas dans une neige aux ombres bleues sont une poétique de l’hiver.

 

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Le Lac Russie 1900 Dernier tableau inachevé  Isaac Levitan

 

 Après la pluie, Plyos » 1889;

  Après la pluie, Plyos  1889     Isaac Levitan

 

 

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Tranquille Monastère 1890 Isaac Levitan

 

 


Le printemps et l’automne éclatent de couleur, la terre parle comme le peuple. Ils sont intimement liés par un contrat séculaire de vie.

 

 

 


« Après la pluie, Plyos » 1889;« Tranquille Coenoby (monastère) »1890; « L’appel du soir » 1892; d’Isaac Levitan sont des chefs d’oeuvres peu connus en Europe.
 Le ciel, l’eau, la végétation vibrent à l’oeil dans une étonnante immobilité. Comme une musique déclenchant un flot de sentiment, le sentiment de ce qui a été submerge l’âme du spectateur en lui révélant une présence toujours active. Toute l’éternité de l’immensité russe est là dans un instant, un moment d’incarnation fixé sur toile, l’air y souffle, l’oeil s’y fige et l’esprit voyage dans le temps et l’espace.
L’école de Barbizon s’est magnifiquement illustrée en créant ce genre de peinture d’extérieur et cela avec beaucoup de grâce mais la puissance de l’esprit ne l’a pas autant transfiguré. De l’anecdotique poétique, Levitan en fait une épopée mélancolique vivifiée par l’ "âme russe ".

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Isaac Levitan est né à Kybartaï, dans l’apskritis de Marijampolé en Lituanie, mais il est russe dans toute sa fibre artistique. Il appartient au groupe des Ambulants.  Malheureusement il meurt trop tôt en 1900 à l’aube de ses quarante ans. Si Repine fut très lié à Tolstoï, Levitan lui, fut l’ami de Tchekov et de Pavel Tretyakov. C’est ainsi que que l’on retrouve à la Galerie Tretyakov une succession de paysages époustouflants qui montrent une vision synthétique de la nature que l’on pourrait mettre en concordance symétrique et opposé à Ilya Repine. Lui qui fut un peintre de la figure humaine, un remarquable portraitiste touchant avec autant de sensibilité la psychologie des visages est à l'inverse de Levitan qui extériorise le sentiment panthéiste d’une nature mystique.

 

 

De l’Ukraine à la Lituanie, les sentiments forts d’une appartenance collective à une « âme russe » une « âme slave » si l’on préfère, existent toujours. Il faut pour s’en convaincre regarder la peinture de Denis Gorodnichiy, peintre d’extérieur ukrainien. Il s’inscrit dans une veine « impressioniste » si ce mot veut dire encore quelque chose. Gorodnichyi peint par touches larges, avec des empâtements aux couteaux, à la brosse dure, des paysages baignant dans la lumière, l’eau, la forêt, les arbres.

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https://www.instagram.com/denisgorodnichy


Une église orthodoxe apparait quelque fois, une maison paysanne projette ses ombres de chaumes sur son flanc, l’eau miroite même à faible profondeur. La neige est particulièrement épaisse. Elle est d’une poudre couverte des traces plus blanches à l’orée d’ombres bleutées, le crissement s’y entend, les pas s’y enfoncent, les arbres la strient de leurs silhouettes. C’est saisissant de violence en vision rapprochée, c’est saisissant de calme et d’éternité en vision lointaine.
 Denis Gorodnichiy déstructure les paysages lissés des peintres du Nord comme Peder Mønsted ( 1859 1941) ou de l'école russe comme celle d’Apollinariy Vasnetsov ( 1856 1933 )…S’il n’atteint pas la précision d’ Ivan Shishkin ( 1832 1898 ) qui est le maitre du paysage russe, c’est que son oeil est différent; il est même « difractant ». Il peint la neige en volume, en surcharge et structure le blanc de titane au couteau à palette. Les formats sont souvent exceptionnellement petits, la puissance en est alors décuplée …L’ « âme russe » transparait dans le « floconnement » des nuages, dans le scintillement d’un soleil rouge, dans le balancement d’un chardon et la contre plongée sur la vallée qu’illumine une fin d’automne aperçue dans la trouée des frondaisons.


La peinture de paysage est un médium pour atteindre la peinture pure comme Soulage la cherche depuis plus de soixante dix ans. Le paysage est une façon d’agencer des masses dans une beauté formelle. Une abstraction de la réalité, une macro-vision qui se recompose avec la distance, qui crée une image dans l’image, visible par tous et compréhensible par tous …C’est la peinture totale qui se forge dans notre monde terrestre.


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"Etude de Chêne " inachevé 1887  Ivan SHISHKIN





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"Chênaie"  1887  Ivan SHISHKIN Musée Russe Kiev





















9 mai 2021

LE FAUX MARBRE Le Marbre peint Le Marbre feint

 

 

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Le mot marbre vient du grec marmaros ( μάρμαρος ) qui veut dire "pierre polie, qui brille ". Le Littré le défini comme «  Toute roche susceptible de prendre un beau poli. »

Peindre les pierres, peindre le calcaire immaculé. Voilà comment les premières peintures de faux marbre virent le jour.
 La Grèce antique travailla le marbre en bas relief et en rond de bosse. Le calcaire sorti des carrières, découpé, taillé et enfin poli, fût, de Phidias à Praxitèle, de Polyclète à Critios, le médium idéal pour atteindre l’Art total parfait:  La sculpture immaculée taillée dans des blocs de pierre blanche. Cette pierre de Paros est un calcaire dépourvu d’impuretés, éclatant de blancheur sous le soleil de l’Attique. Le marbre blanc fut aussi extrêmement utilisé en architecture sur tout le pourtour méditerranéen durant l'âge héllénistique.
Mais bientôt le besoin de couleur put se faire sentir. Si les statues chryséléphantines apportèrent un peu de diversité et de luxe, vinrent l’idée et l’envie de peindre les parements de marbre blanc avec des couleurs... Les veines furent teintées « artificiellement ». Les temples et Palais s'initiaient à la couleur.

Les couleurs du marbre sont des ravinements d’eaux chargés d’oxyde de carbone, d’oxyde de fer, de cuivre, de chrome, d’hématite, de manganèse qui donnent respectivement les noirs, les rouges, les verts, les jaunes, les violets et leur infinies nuances.
 Les cassures, les pliures, les mouchettés, les refends, les brèches, les nodules sont des accidents de fabrication.

La montagne dans son silence écrase et plisse les sédiments.
 Les plaques dites tectoniques sont le laboratoire des pierres. Inlassablement par l’action conjuguée de la chaleur du magma et de la pression sur la lithosphère, dans cette formidable presse, dans ce four chauffé par les Hadès, le calcaire se cristallise avec toute son eau captive colorée qui le travaille pernicieusement. Peindre le marbre blanc amène à peindre de fausses pierres colorées sur un fond de stuc. Le faux marbre voit le jour en même temps que l’extraction du marbre.


«  Les marbres croissent dans les carrières. Pline le rapporte sous l’autorité d’un éminent naturaliste et d’après le témoignage des ouvriers qui affirment que les brèches qu’ils font aux montagnes ne durent pas, car la pierre, se régénérant, ne tarde pas à les combler. Il déplore le fait : « S’il en est ainsi s’exclame-t-il, le luxe peut espérer ne jamais finir. » De la même manière, Strabon relate que les mines de fer exploitées à ÆThalie, avec le temps se remplissent à nouveau, comme la pierre dans les carrières de Rhodes, le marbre dans celle de Paros, le sel dans les mines de l’Inde, au témoignage de Clitharque. » ….in "Pierres" de R..Caillois

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 La peinture décorative Romaine montre des architectures intérieures peintes. Les maisons de l’aristocratie comme de la haute bourgeoisie ne se concevaient pas sans une décoration murale peinte. Cette habitude, ce goût qui s’étendait sur une large couche de la société, jusqu’aux maisons modestes des commerçants de la petite bourgeoisie eu cours du IIᵉ siècle av.J.-C. au IIIᵉ siècle de notre ère. Les décors d’architectures intérieures ont pour fonction d’ouvrir l’espace en créant des premiers et des arrières plans.
Le faux marbre est un des éléments de l’illusion recherchée. Le marbre utilisé en construction se retrouve comme  tous les éléments architecturaux, les colonnettes, les entablements, les soubassements, peint sur le stuc pour égarer l’oeil et ravir l’esprit. La décoration du mur au fil des styles s’allège pour ne devenir que jardin ou grande scène avec personnages ( « Les mégalographie ») mais le marbre est toujours présent comme éléments luxueux et facilement identifiable .

 


 Les décors du premier style romain montrent une répartition du mur directement inspirée de la Grèce classique. Un appareillage très sophistiqué d’éléments superposés. Le faux marbre est peint sur les soubassements puis gagne toutes les parties architecturées, les orthostrates en carreaux que l’on retrouve réinterprétés jusqu’au XIXᵉ siècle, puis les zones supérieures comme les assises isodomes de rectangle à bossage, les frises, les architraves, les corniches. Les scènes avec personnages et vues de jardins s’inscrivent petit à petit dans cette ordonnance architectonique, engendrant une longue filiation qui va s’inscrire dans l’histoire de la décoration intérieure.


Le traitement romain des marbres en peinture n’est pas des plus réaliste, mais les cailloutis, les mouchetés, les veines hydromorphiques sont déjà présentes.

Le chiquetage, consubstentiel à la création d’une brosse spécialisée pour cet effet, est inventé. Le marbre est reconnaissable par ses teintes et graphismes, il devient concept. La dextérité des peintres montre la possibilité de fixer des archétypes dans leur vision interne. Le marbre modèle est une image mentale.

 
Un décor unique daté du milieu du IIᵉ siècle à Verulamium ( Hertfordshire, Angleterre ) montre un décor de marbre quasi psychédélique couvrant l’intégralité du mur rythmé par des colonnes ne reposant sur rien.  Ce traitement est une interprétation provinciale d’une façon de faire plus maitrisée à Rome et à Pompéi que dans les marches lointaines. Les formes exagérément distordues et répétitives montrent la déperdition de la connaissance du modèle pour ne privilégier que l’effet en le surexploitant.

 

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Le grandiose procure ainsi ses effets. L’accumulation des motifs et le volume des pièces aident à l’impact visuel. L'ensemble est magnifié par des couleurs vives en contrastes, l’oeil s'en trouve subjugué, le spectateur saisi par la magnificence des formes et couleurs.. L’Exonarthex Byzantin de la basilique Sainte Sophie en est un bel exemple. Cette grand entrée comporte une impressionnante série de peintures imitant des marbres et onyx disposés en placage « aile de papillon », les veines sont en miroir, ce qui provoque d’hallucinants dessins colorés que le visiteur intègre sans broncher. L’effet décoratif trouve ici le gigantisme de l’édifice comme allié.

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Détail d'un faux marbre de l'Exonarthex Byzantin

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Le marbre utilisé comme du « précieux utile » dans les parements et sols intérieurs des palais est intellectualisé en peinture. Il est présent pour servir non seulement d’accompagnement des sujets représentés mais aussi en aporie face à la création divine.
 La Renaissance italienne nous donne de beaux exemples de peintures de faux marbre en accompagnement mais aussi comme partie intégrante du discours. Saint Thomas assigne à l’image, à la peinture religieuse, la mission de mettre clairement en mémoire « le mystère de l’Incarnation » et la vie didactique des Saints. Mais comment mettre en mémoire un mystère? Même incarné, le mystère est une chose inconnue, comment le figurer en échappant à sa dénaturation idolâtre? Il faut donc, nous renseignent les apologétistes comme les théologiens, créer une image qui porte les deux termes d’une contradiction: Figurer le sensible, le monde visible, la visibilité du verbe divin et l’invisible, l’infigurable, l’inénarrable, le mystère christique.


 Dans son ouvrage « Gloire et misère de l’image après Jésus Christ » Olivier Rey revient sur «  l’exemple paradigmatique » choisi par le philosophe Georges Didi-Huberman dans son étude concernant Fra Angelico, appelé aujourd’hui Beato Angelico:  La Madone des Ombres du couvent San Marco de Florence.Cette fresque ( véritable peinture à fresco) qui a pour nom exact "La sainte Conservation" est située dans le couloir des cellules de moines dominicains dont le frère Angelico faisait partie.

 

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Réalisée vers 1440, la Vierge et l’Enfant entourés par les évangélistes et les saints protecteurs des Médicis trônent dans la partie supérieure, la partie inférieure est constituée de quatre panneaux rectangulaires debout sur leurs largeurs représentant une idée de marbre une idée de marbre qui nous fait penser à de la peinture abstaite contemporaine. Veinés de droite à gauche en descendant, deux avec des franges d’ocre jaune sur un fond vert strié de rouge et deux autres en dominante d’ocre rouge et de sienne brulée; il est a remarquer la présence de nombreux splités, de grandes giclures, de ce que l'on pourrait reconnaitre aujourd'hui comme des "dripping". La disposition rappelle l’ordonnance des orthostrates romains. Le spectateur est au niveau des marbres et lève les yeux vers la scène de maternité divine. On parle de vertu « anagogique » des images pieuses quand elles nous élèvent vers les choses divines. Ici, les deux parties sont censées avoir cette action. Le niveau supérieur élève effectivement le regard et provoque l’esprit, en est ainsi du soubassement aussi indirectement. Il nous plonge dans l’abstraction du mystère de notre condition humaine. Le moine pénitent spectateur se tient au même niveau que la matière colorée. Le "marbre feint" est utilisée comme la représentation non figurative de l’indicible, de « ce qui ne s’énonce pas »  c’est à dire le mystère de la création.

Les moines sont face à des portes colorées qu'ils devront tenter d’ouvrir mentalement par l’oraison et ainsi accéder au Royaume supérieur. Ces peintures qui imitent le travail abstrait des pierres marbrièrers qui fascinent tant, ont une fonction non écrite. Représenter l’abstraction, c’est se plonger dans sa nuit intérieure pour y découvrir la lumière de l’amour divin comme l’écrit au XVIIᵉ siècle le Bienheureux Jean de C. Chanoine de Saint Sernin.

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Couvent des Ognissanti Florence


 Il nous faut donc, dit Olivier Rey, absolument considérer l’oeuvre dans son entier avec la partie inférieure qui est malheureusement le plus souvent absente des reproductions. D’autre fresques comportent ce même dispositif. La grande Cène de Ghirlandaio du couvent Ognissanti présente dans son soubassement, onze panneaux de faux marbres colorés encadrés de noir. Le principe et le but recherchés sont les mêmes. Il faut contempler cette fresque incroyable et comprendre que rien n'est anecdotique, pas plus le paon que les marbres.

Le faux marbre est également intégré dans les compositions de la Renaissance, il devient par sa fonction abstraite une sorte personnification de l’impossibilité humaine à approcher l’infini de Dieu. Notre condition terrestre limite notre connaissance. La nature façonnée par le créateur fait sortir de la roche des pierres colorées et fascinantes. Le peintre les représente avec l’idée d’ « encadrer le figuratif par le non-figuratif, de signifier que le visible est débordé de toutes parts par l’invisible » Le marbre est regardé comme mystère de la création, il vient des forces telluriques mais atteint le divin par son immuabilité.

La fonction ornementale du marbre peint est aussi une façon de célébrer la beauté de la nature qui elle même « fabrique » des images. Fugace comme les couchés de soleil, grandiose comme les paysages, la nature est à l'oeuvre devant nos yeux. Mais elle travaille aussi dans son antre cachée. Les roches polies sont une source d’émerveillement, les « jeux de nature » deviennent des modèles à imiter. L’exploitation des carrières, la mise au point des transports particuliers accélèrent l’utilisation des marbres dans la décoration intérieure.

Abandonné durant le moyen âge, l’utilisation des marbres d’Europe revient en force au XVIᵉ siècle pour culminer au XVIIIᵉ. Le faux marbre suit cet intérêt et permet de combler les vides, de minimiser les coûts. La peinture devient plus réaliste pour aller vers un trompe l’oeil qui est censé faire disparaitre l’idée de la peinture interprétative qui avait plutôt cours en Italie. La palette du peintre se précise ainsi que le graphisme illusioniste. La brosserie spécialisée s’affine pour créer les innombrables effets où la main de l’homme ne sera plus apparente. Les marbres peints d’une manière « conceptuelle» comme ceux de l’école italienne laissent la place à une sorte d’hyperréalisme. Les grands Campans verts, très étirés, de l’Opéra Royal du château de Versailles côtoient les innombrables panneaux peints extrêmement réalistes en couleur. Le château de Versailles donne la grammaire décorative classique qui allie les vrais marbres aux faux, le plus souvent invisibles aux visiteurs non avertis. L’ensemble des châteaux français suivront cette règle qui va se trouver adaptée à toute l’architecture des grandes demeures.
L’appauvrissement des marbres au siècle suivant est manifeste. Les carrières surexploitées ne donnent plus la même magnificence de couleur dans les plaques de grandes tailles. La peinture de faux marbre sera là pour suppléer à la nature déficiente alors que le goût du marbre de se tarie pas, loin s'en faut.

Les grands travaux de Louis Philippe au château de Fontainebleau laissent deux authentiques chefs d’oeuvres que sont les escaliers du Roi et de la Reine. Le décor de faux marbre d’une ampleur extraordinaire atteint ici une maitrise incomparable.

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Escalier du Roi


L’escalier du Roi transformé au XVIIIᵉ siècle par Gabriel, qui agrandit l'accès en ouvrant le nouvel escalier sur l'ancienne chambre de la duchesse d’Etampes conserve  heureusement le plafond initial de la chambre avec ses magnifiques stucs féminins. Cet escalier a été restauré en 1835 comme celui de la Reine, qui se trouve lui pourvu de grands cartons de tapisseries peints par Jean Baptiste Oudry entre 1733 et 1746. Ces grandes toiles sont encastrées dans les boiseries de la partie haute sous le nouveau plafond à compartiments peints et dorés. Toute la partie basse de l'escalier de la Reine est en faux marbre, ajusté en imitation de placage à bords francs.

Ces compostions de faux marbre dont personne ne parle, que donc peut être personne ne voit, sont extrêmement bien réalisés. Avec une maitrise incomparable, justesse des coloris et réalisme du graphisme, ils tiennent les superstructures qui ont besoin visuellement d’une assise forte. Ces escaliers ne sont malheureusement pas visibles. Les visiteurs les aperçoit de loin sans pouvoir les emprunter. Le nom des peintres est sans doute conservé dans les archives du château mais personne ne s’y intéresse …Le but de ces décors étant de ne pas être vu comme des décors. La maitrise du peintre les a rendu invisibles; personne ne les voit, personne ne les regarde comme des chefs d’oeuvres de technicité et de création.

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Faux Marbre  Escalier de la Reine


Les plaques géantes de faux marbre de l’escalier du Roi semblent devoir imiter le « Rouge Royal » bien qu’elles soient assez proches de l’incarnat Turquin de l’Aude. Ces plaques n’existent pas dans la nature. Ce sont des créations réalisées par un peintre en décor qui a conçu ces panneaux grands formats en respectant les coloris et les graphismes des marbres existants. Il a surtout, en idéalisant la composition des masses, juxtaposées celles ci dans un équilibre créant une belle harmonie.

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Escalier de la Reine


La peinture est « construite », les effets retrouvés, les transparences préservées, c’est une peinture « conceptuelle »  La projection d’un marbre idéalisé et pensé: Chaque plaque comporte ses différences comme ses convergences dans un ensemble décoratifs cohérent. Ces grands panneaux sont encadrés par ce qui s’apparente au Gris Turquin, un marbre dense et gris bleuté zébré de refends blancs grisâtres. Cet agencement ne se situe que dans la première montée d’escalier ainsi qu'au rez-de-chaussée.
La partie supérieure est ordonnée de grands panneaux rectangulaires debout sur leur tranches. Trop brunes pour être un pur Saint Anne, il s’agit sans doute d’un mélange de Saint Jean Fleuri de l’Aude et d’un Saint Anne des Pyrénées. La composition est rythmée par des pilastres et des champs de Brèches Grises. Le tout est très dense pour remplir son rôle de soutien au plafond très chargé de peintures, de sculptures et motifs décoratifs de stuc qui est un des joyaux du château.

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Escalier de la Reine;  vue avec les tableaux d'Oudry

 

L’escalier de la Reine entièrement transformé en 1835 présente une subtile composition de Gris Saint Anne et Rouge Incarnat qui rythme la partie inférieure et monte à l’étage par le limon et la cimaise. Les grands panneaux d’Incarnat sont extrêmement travaillés et montrent une dextérité peu commune de la part de l’exécutant. Il est habituel de n’avoir qu’un peintre par marbre car son dessin est comme une écriture qu’on ne mélange pas avec d’autres. Mais dans ce cas précis, la taille des compositions étant considérable, il serait intéressant de pouvoir étudier de près ces réalisations pour déterminer s’il y a eu éventuellement une deuxième main ou tout du moins des assistants.  Les escaliers du château de Fontainebleau sont les grands oubliés des descriptifs. L’exposition réalisée en 2019 sur les travaux et restaurations de Louis Philippe ( Le Roi et l'Histoire ) ne leurs rendent pas justice bien qu’ils soient des chefs d’oeuvres ayant une fonction qui excède la simple peinture décorative.

 

 


Les anglais reconnaissent le talent de Thomas Kershaw (1819-1898) qui fut un digne représentant de l’école de peinture décorative anglaise dont l’apogée technique et stylistique se situe entre les années 1840 et 1870. Thomas Kershaw remporta des prix prestigieux comme la médaille d’or de l’Exposition (Great Exhibition ) de Londres en 1851, une médaille de première classe à l’Exposition Universelle de Paris en 1855, Le premier Prix de l’Exposition Londonienne de 1862. Sa technique de « Marbleizing » était incomparable, il dû comme le faussaire hollandais Han Van Meegeren, prouver qu’il ne produisait pas des « faux » en utilisant une technique frauduleuse de reproduction. 

Il lui fut demandé, pour faire taire les suspicions et accusations après l’Exposition Universelle, de réaliser un panneau de faux marbre devant témoins. Une démonstration publique de son savoir faire et de sa technique. Il stupéfia son public. La Famille Royale lui commanda de prestigieux travaux comme la décoration de colonnes au palais de Buckingham ainsi qu' à l'Osborn House. Thomas Kershaw fut membre de la « Painter-Stainers Company » pendant plus de trente ans. Le peintre William Holgate (1931-2002) a été désigné par ses pairs comme son digne successeur.
 Le Victorian & Albert Museum rend un vibrant hommage à Thomas Khershaw en présentant ses panneaux de faux marbre encadrés sous verre. Il n’existe rien de tel au musée des Arts décoratifs de Paris. Les grands peintres décorateurs français du siècle dernier sont des anonymes.

 

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             Victorian & Albert Museum  Londres

 

 




Le faux marbre fait toujours pleinement partie de la décoration intérieure malgré les nouvelles technique de reproduction. Celles-ci sont censées faciliter le travail et sa pérennité, ce qui est une façon de suppléer plutôt à une déperdition du savoir. Les faux marbres en céramique peuvent remplacer l’école disparue des stucateurs marbriers qui ont couvert les entrées parisiennes de chefs d’oeuvres entre 1850 et 1950. C’est toute une génération qui a disparu avec son savoir faire dans la tourmente de la grande guerre. Les céramiques en imitation de marbre ne sont pas encore très répandues et les gammes de coloris et graphismes sont généralement d’esprit très contemporain. Le poli et les transparences sont étonnantes mais manque la composition pensée du peintre. Les agencements sont secs et mécaniques alors que les compositions faites avec du vrai marbre demandaient un choix, une sélection des graphismes qu’il était petit à petit de plus en plus difficile de faire. Le faux marbre permet lui toutes les combinaisons harmonieuses aussi bien en couleur qu’en masses contrariées.
Les faux marbres en papier collés ne sont utilisés que pour les installations temporaires et de petites dimensions. Il s’agit d’un marbre peint photographié et édité sur papiers adhésifs de la largeur des plinthes qu’ils recouvrent. L’illusion est bonne, les répétitions peuvent être évitées en retournant le motif.

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Ensemble de pinceaux particuliers pour peindre les faux marbres.(Source M. Nadaï)


La technique du faux marbre s’apprend dans les écoles de décor peint. Il en existe un certain nombre en France et à l’étranger. L’école Vanderkellen de Bruxelles était la plus célèbre mais depuis la disparition du vieux maitre, le fleuron de la renommée a bien de la peine à se fixer quelque part. Réalisé traditionnellement à la peinture à l’huile fine, il est courant aujourd’hui de peindre des faux marbres à la peinture acrylique, les différences ne sont généralement pas perceptibles par le néophyte bien que la technique soit assez différente. La brosserie spécialisée est bien spécifique pour les faux marbres à l’huile. Les chiqueteurs, les deux mèches, les brècheurs, les fileurs sont des outils indispensables comme le Blaireau et la queue à adoucir. Ils aident à une bonne exécution de l’imitation demandée en créant des effets que les pinceaux classiques ne savent pas produire. La rubrique faux marbre sur l’encyclopédie Wikipedia anglais ( la version française reste à faire ) nous apprend qu’il faut une dizaine d’années pour maitriser cet art! « It typically took an apprentice 10 years or more to fully master the art. » ( Wiki source Marbleizing)

 

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Un vétéran à l'ouvrage:  réalisation d'une brèche violette arabescatesque turque.


La contemplation des marbres est un préalable à sa réalisation en imitation. L’oeil pénètre dans les transparences et suit sans effort le parcours sinueux des veinages entremêlés.  S’abimer « s’abymé » s’engloutir dans le calcaire cristallin chargé de rudistes ( coquilles écrasées), de nodules, de micas chloriteux est une initiation à la lecture des pierres. De tout temps, des paysages, des montagnes, des gouffres, des monstres y ont été aperçu. L’attrait pour les images « naturelles » les images « acheiropoïètes »  c’est à dire non faite par l’homme, non exécutées par la main de l’homme. Ces images sont comme l’Icône envoyé à Agbar, une fascination dévorante. Les motifs des marbres comme les dessins des pierres de jaspes, d’Agates ou d’Obsidienne sont été de tout temps admirés comme les témoignages mystérieux du monde invisible. Aujourd’hui avec une approche plus réaliste, la beauté des roches nous entraine sans difficulté dans une rêverie poétique.

« Au coeur de la pierre, demeure le destin splendide qu’elle proclame et qui, comme les formes des nuages, comme le profil changeant des flammes et des cascades; ne représente rien. Il ne figura jamais comme j’ai prétendu tout à l’heure, larve ni lémure qui au vrai n’ont d’apparence que celle que leur prête l’imagination de l’homme; et il arrive qu’elle les fabrique à partir justement de ces dons du hasard. Il n’y eut jamais d’image, jamais de signe, mais l’imprévisible résultat d’un jeu de pression inexpiables et de températures telles que la notion même de chaleur n’a plus de sens. En même temps, ces armoiries sont norme et canon de la beauté profonde, celle que, sur le rivage opposé, les rares réussites du génie s’efforcent d’enrichir ou de retrouver. Elles procurent en outre, prise sur le vif et à tel instant de son progrès, une coupe irrécusable faite dans le tissu de l’univers. Comme l’empreinte fossile, ce sceau, cette trace n’est pas effigie seulement, mais la chose elle-même par miracle stabilisée, qui témoigne de soi et des lois cachées de la lancée commune où la nature entière est entrainée. »  In « Pierres » de Roger Caillois  1966


La beauté du soubassement de la Madone des Ombres de Florence peut être mis en parallèle avec les « Untitled  I - VI » de Cy Twombly.
Ces toiles donc sans titres, en série, peintes en 1986 à Gaeta en Italie, ont été présentées pour la première fois au Met Breur de New York en 2016.  Ces six grands formats rectangulaires étaient exposées légèrement à part dans l’exposition intitulée « Unfinished ».
La série accrochée dans une sorte de renfoncement provoquait un choc visuel et une grande émotion que beaucoup de visiteurs ont ressenti.
Séparées par une longue cloison de verre dépolie par endroit, l’espace ainsi créé avait l’aspect et la fonction d’une circulation. La vision déroulante de l’oeuvre provoquée volontairement par le manque de recul plaçait le visiteur dans la même posture que les moines dans le couloir où la Madone des Ombres a été peinte entre les cellules 25 et 26. La série Untilted  I-VI  n’a pas été incluse dans le catalogue raisonné, Elle est restée invisible dans son atelier jusqu’à la mort du peintre en 2011. Il est dit que personne ne saurait dire si elle est achevée ou non. Mais comme les pierres invisibles dans leurs caches, elle est sortie à la lumière; leur processus s'est donc comme les pierres, achevé. La peinture excède leur cadre blanc, la série parle comme les marbres aux sens du spectateur, un monde à part, mi marin mi forêt primordiale, qui enchante l'esprit.

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 Les toiles de Twombly sont des orthostrates de cascades d’infiltrations de calcite pure dans un fond de sel de fer, de chrome et de silicate de magnésie hydraté si l’on veut les regarder avec l’oeil souterrain du lecteur de Marbres. La beauté répercutée par le travail en série fonctionne comme pour le soubassement de Fra Angelico; l’oeil en pénétrant la matière et le geste renvoie l’esprit à l’introspection mystique, la nuit obscure où il faut trouver la lumière. Le non titre de la série est une porte ouverte comme souvent, à la première sensation du spectateur et c’est en cette occurence que l’on a pu dire que c’était le « regardeur » qui créait l’oeuvre. Le titre, la légende vous bride, vous oriente, vous guide, vous enjoint de penser ce que le peintre a voulu que vous pensiez; l’absence de titre fonctionne de même, mais avec votre liberté intérieure non gouvernée par le rationnel. La contemplation des marbres procède du même ordre, pas de titre, une date étirée sur 40 millions d’années il y a 100  millions d’années. Peindre les marbres c’est balbutier à la surface du monde. Cy Twombly en savait peut être quelque chose. Roger Caillois devait s'en douter.
 

 

 

 

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III   et    II 

 

 Untitled I- VI   Twombly fondation 2011

 

 

 

 

 

 

 

 

 

22 mars 2021

FEMMES DANS L’AGIR PRODUIRE

 

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Les femmes de métier.

La peinture décorative que tout le monde connait mais que personne ne voit est un monde mixte et tant mieux.
 Il n’en a pas été toujours ainsi du temps de Lebrun ou de José Maria Sert. Depuis quand les femmes ont-elles pénétré cette profession? La grande guerre dit-on a fait disparaître une génération d’artisans d’art. L’ancienne maison Logelin à Bruxelles qui deviendra la si renommée Ecole Van Der Kellen, ne comptait pas d’étudiantes…Seuls les Beaux Arts pouvaient avoir des ateliers mixtes où les femmes étaient quand même minoritaires. Il faut attendre l‘émancipation du décor peint de sa férule du bâtiment pour voir les jeunes femmes arriver dans les écoles de décor.
 La qualification supérieure des peintres en bâtiments incluait dans les entreprises, le statut de peintre en décor pour effectuer les effets de matières comme les faux bois, les faux marbres puis les filets et frises décoratives qui agrémentaient les patines proposées. Ces entreprises avaient du personnel qualifié qui était capable de créer une couleur et faire de magnifique réchampis d’une propreté impeccable. Les entreprises ont changées…Les peintres utilisent des nuanciers industriels et le décor s’est émancipé vite ..très vite.
Les indépendants sont arrivés, les femmes également. Le métier s’est amélioré en s’ouvrant aux nouveaux talents.
La dorure était un métier d’homme il n’y a pas si longtemps,…maintenant les équipes de doreurs sur les chantiers sont plutôt des doreuses! La partie masculine régresse beaucoup et se retrouve en atelier. La mixité et encore moins la parité n’est vraiment visible sur les chantiers de dorure. Dans les CFA  ( centre de formation d’apprentis) comme « La Bonne Graine » l’apprentissage de la dorure ne regroupe pratiquement que des filles. Et dans la tapisserie ? Pour combien de temps l’hégémonie des hommes va-t-elle durer?

Voilà trois portraits de Jeunes femmes indépendantes qui ont choisi un métier aux qualités indéniables mais comportant des risques. Risques liés au statut d’indépendant qui ne leur procure pas les sécurités que beaucoup réclament comme des dûs.
Elles cotisent à « La Maison des Artistes » qui  est une association datant de 1952, agrée par l’état en 1969. Celle-ci gère les cotisations et contributions sociales des artistes auteurs pour les Urssaf …C’est un drôle de statut d’indépendant dans le système général, cela n’a rien à voir avec les « artisans » ou les professions d’indépendant sous le régime SSI.
Les artistes auteurs n’ont pas de droit chômage ( à la différence des intermittents du spectacle ) pas de congés payés, pas de comités d’entreprises, pas de stabilité d’emploi…Ils n’ont comme avantage catégoriel que la gratuité dans certains musées et des tarifs professionnels dans les boutiques de beaux arts. Il existe quelques entreprises de décor qui salarie leurs peintres décorateurs, ce qui ne les empêchent pas d’avoir recours aux indépendants pour les gros chantiers gourmand en personnel. Le statut de salarié est appréciable dans certains cas, comme lorsque l'on débute par exemple, il amène une certaine sécurité et l'assurance d'un revenu même modique mais souvent  arrive un moment où l'appel du large se fait entendre:


« Attaché? dit le loup: vous ne courez donc pas
Où vous voulez? Pas toujours, Mais qu’importe?
Il importe si bien, que de tous vos repas
je ne veux en aucune sorte. »

 

QUESTIONS à  Murielle Delaet

Montreuil sous Bois 93

insta @murielledelaet

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 - Comment appelez-vous votre métier?
Peintre en Décor!


- Quelle est votre formation ? Depuis combien de temps exercez vous ce métier?
Je suis née en Martinique, j’ai grandit là bas et à 14 ans je suis allée suivre ma scolarité au Québec
C’était le cursus canadien. Il ressemble beaucoup au système américain. J’étais à Montréal pour ma high school; puis j’ai intégré le CEGEP (Collège d’enseignement général et professionnel ) en décoration peinture, art plastique.
Après j’ai passé une maitrise en scénographie département Théâtre à l’UQAM  (Université du Quebec à Montréal). J’ai commencé à travailler là bas en réalisant des toiles peintes pour le théâtre et notamment pour le festival « Juste pour rire » pour ceux qui connaissent!  

Je suis arrivée en France en 2002 et j’ai travaillé comme assistante déco sur des pièces de théâtre et des films ..quelques courts-métrages dont je ne me souviens plus des titres sauf « le Nécrophile »  ah ah !….et  aussi un autre qui s’appelait « Après » où il y avait Géraldine Pailhas qui a été plus connue ensuite …
J’ai travaillé sur un seul long métrage, un chef d’oeuvre indien appelé « one dollar curry »! Puis j’ai postulé pour l’IPEDEC ( Institut de Peinture Décorative) en fin 2004 et j’ai commencé à travailler pour Emmanuel Renoird, un décorateur parisien qui habite maintenant à Los Angeles.  J’ai donc débuté dans la vie active en 2000 et bifurqué vers la déco intérieure en 2005. Je suis inscrite à la Maison des Artistes.

-  Est-ce que cela a été bien accepté dans votre entourage ?
Le choix de mon métier? Oui pas de problème ..Mes parents n’ont rien dit. Dans mon entourage s'il y a eu des commentaires, c’était surtout qu’ils s’interrogeaient sur ce métier qu’ils ne connaissaient pas …Est ce que l’on peut vivre de ça ? etc… Mais ça a été accepté sans problème, quelques interrogations mais c’est tout.

- Vous qui travaillez sur des chantiers ( Renovation du bâtiment ) Avez-vous trouvé votre place dans cet univers qui est majoritairement ( sinon exclusivement ) masculin ?
Ah mon expérience est très bonne! Il n’y a pas de problèmes je n’ai connu que très rarement des situations compliquées et je ne crois pas que ce soit parce que j’étais une femme…. De toute façon je ne me suis jamais senti être considéré comme le « sexe faible » Un mètre quatre vingt dix ça change les rapports!  Oui c’est un univers masculin, il n’y a pas de quelconques aménagements pour les femmes, c’est tout le monde à la même enseigne…S’ il y a un côté négatif à ça, c’est pour les commodités mais il suffit de demander et le plus souvent on a vestiaire et toilette pour nous.
On s’impose sans difficultés, je trouve qu’il n’y pas vraiment  de macho phallocrate misogyne sur les chantiers..Et s’il y en a, ils ravalent en silence leurs frustrations. J’ai connu des peintres enfin des corps de métiers désagréables mais pas de dérapages sexistes. Il n'y a que lorsque l'on est en tenue de ville et non pas en tenue de peintre que quelque fois il ne vous imagine pas peintre...et vous prenne pour la cliente...Ah ah Ça m'est arrivé!

- Quel est votre ressenti en tant que femme dans ce monde compétitif où l’on est jugé, évalué, comparé sur pièces
Alors là non ! Je n’ai aucun problème avec ça.
Aucune réticence vis à vis des jugements qui pourraient être portés sur mon travail; d’ailleurs la plus part des gens ne sont pas très critiques. Je n’ai que des compliments et souvent faciles. Les clients sont toujours hyper contents, les déco sont très vite satisfaits .. Et les peintres en bâtiment nous appelle « Picasso »…Je travaille en équipe, j’ai mes propres chantiers et intègre des équipes …quand ça ne va pas , c’est à dire quand ce que l’on fait n’est pas réussi on s'épaule, on recommence, on trouve des solutions c’est un travail d’équipe. Bon quelque fois il y a des ratages oui …mais on arrive toujours à s’en sortir…
Dans les sociétés de décoration comme Mériguet, Del Boca ou Gohard Deco, il peut y avoir entre salariés des compétitions je pense, mais dans les équipes d’indépendants c’est autre chose, c’est très volatile, on n’est pas lié par un contrat de travail. On s’entend bien, on est souple et polyvalent et la bonne humeur est de rigueur !


- Quels sont vos domaines de prédilection ? Acceptez vous tout les travaux?
J’aime élaborer des décors qui mélangent matières et ornements, j’aime beaucoup les pochoirs que je dessine et découpe ou fait découper au laser maintenant…La peinture des ornements en frise ou en semi donne beaucoup de satisfaction esthétique.
 Enfin, je fais de la deco traditionnelle XVIII et XIXème siècle et de la déco assez contemporaine, des créations d’effets et de matières pour des appartements très design…J’aime beaucoup mélanger les genres.

J’accepte tous les défis, oui …quoique .. certaine fois les demandes ne sont pas folichonnes… Je n’accepte pas les travaux de stucco par exemple, pas de béton ciré ou Tadelak, je sais le faire oui, mais ça ne m’intéresse pas…. Je le fais faire quand le deco ou le client en demande.

Depuis quelques temps je participe à des chantiers de Restauration, J’ai appris beaucoup de techniques en travaillant avec des restaurateurs. J’interviens en restitution sur ces chantiers qui peuvent être extrêmement techniques mais dont le résultat est magnifique. Je ne vais pas faire ici la liste des personnalités de la restauration mais j’ai travaillé avec Cinzia Pasquali par exemple et aussi avec Jean de Seynes mais c’est surtout avec Marie-Lys de Castelbajac que j’ai acquis une bonne connaissance des processus de restauration dans lesquels je pouvais amener mes compétences en restitution. Je travaille souvent avec elle et c’est toujours de très beaux chantiers!

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  - Quels sont les quelques chantiers qui vont ont laissés les meilleurs souvenirs ?:
J’aime énormément les déplacements, j’aime les voyages.
Le travail en équipe est agréable quand vous vous entendez bien. Depuis quelques années une équipe informelle s’est constituée à partir d’un beau chantier en Turquie et donc à cinq, on se retrouve à s’embaucher les uns les autres et l’habitude de travailler ensemble fait que l’on est extrêmement efficace!! Trois garçons, deux filles avec maintenant plus de dix ans de pratique en équipe, n’importe quel déplacement est agréable!
J’ai, je viens d’en parler, un très bon souvenir du chantier en Turquie à Istanbul, enfin plus précisément Kanliça, dans une grosse maison sur les rives du Bosphore. Quatre mois de chantier incroyable !  Et à ce moment là, la Turquie était agréable car en pleine croissance…
Je suis allée en Russie à Moscou, mais j’ai préférée Ekatérinbourg dans l’Oural..C’était une expérience !  j’y suis allée plusieurs fois en différentes saisons, le printemps et en plein hiver…neige, glace et températures extrêmes. On travaillait pour un Hôtel de luxe.
On a beaucoup bossé mais bien visité la ville et passé des soirées mémorables!
Je garde un super bon souvenir du chantier pour Jacques Garcia à Sorrente face au Vésuve, et ce n’est pas uniquement parce que c’est la capitale du Lemoncello !  C’était superbe.  On travaillait dans une somptueuse villa face à la mer. Toujours en équipe (avec mes amis les frères Christian et Cyrille Laroche ) on peignait un décor inspiré de la villa Kérylos.. Le temps était magnifique, la nourriture italienne divine et les ballades en scooter sur la corniche digne d’un film italien ! Je suis allée en Toscane aussi. Près de Florence à Greve in Chianti, dans un somptueux palais entouré de cyprès sur une colline ..Puis l’Angleterre, Londres à Covent Garden pour la grosse boutique Ladurée, à Ascot avec Nicolas Reese pour Garcia, enfin j’ai plein d’excellents souvenirs de chantier. La corse avec le Musée Bonaparte ou je retourne assez souvent avec Marie Lys de Castelbajac. J’ai aussi beaucoup aimé la restitution du décor du jardin d’hiver de l’Hôtel de Païva à Paris sur les Champs Elysées. J’ai travaillé en binôme avec Amaury de Cambolas, Nous avons, à partir des photographies anciennes datant de 1870 /1880  et des dégagements stratigraphiques, recréé le décor du Jardin d’hiver décrit par les frères Goncourt dans leur journal… Il y avait plus de dix couches de peinture, tout le monde avait oublié le décor original! C’était fabuleux de faire renaitre un décor si mythique dans cet endroit incroyable qu’est le Traveller’s.
J’ai été très aussi heureuse de créer un décor assez élaboré pour la chambre de William Christie dans sa superbe maison de Vendée, là où se déroule son festival baroque …J’y suis allé en équipe et ce fut une sacrée expérience ..William Christie venait tout les matins et nous offrait du thé!

Mais sinon, il y a le chantier d’une vie ! Mon château préféré..! J’ai commencé en 2009 à travailler au château de Tournoël …La grande ruine sur son éperon rocheux au dessus de la plaine de la Limagne près de Volvic…Le commissaire priseur Claude Aguttes m’a confié pièce après pièce la tache de réhabiliter les intérieurs proposés à la visite mais aussi les parties privées car le château est trop grand pour être visité entièrement. Je ne connaissais rien au décor de haute époque mais j’ai appris… Voilà douze ans que je travaille dans ce château et ce n’est toujours pas fini. J’y vais en équipe, monsieur Aguttes me communique ses idées et j’élabore un projet…Il me fait confiance et c’est quelque fois une surprise pour lui mais il est toujours enthousiaste et très satisfait. Sinon en ce moment je travaille pour Géraud de Torsiac avec les frères Laroche pour le grand Hôtel du Chateau de Versailles ! Encore une aventure....
 

 

 

QUESTIONS  à  Cécile Crochet

Paris 18 ème

Insta @cecile_crochet

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- Comment appelez-vous votre métier?
Mon métier est «  Peintre Décoratrice »

-  Depuis combien de temps exercez vous ce métier   - Quelle est votre formation ?
J’ai passé un baccalauréat B (économie) Puis une licence d’Art Plastique à Paris
J’ai suivi ensuite le cursus des Cours Renaissance à Bagnolet où j’ai appris le métier de peintre décoratrice. J’ai commencé travailler en 1994.
Ma formation a été financée par l’entreprise Trouvé. J’ai donc commencé dans l’entreprise de monsieur Trouvé avec monsieur Lefumat bien connu dans le monde de la peinture décorative. C’était assez déroutant mais formateur…Puis je suis allée travailler aux Etats Unis avec Pierre Finkelstein pendant un an. Devenue indépendante, j’ai continué de retour en France, en développant ma propre clientèle …et cela continue encore aujourd’hui ..
J’étais d’abord à l’Urssaf puis peu après inscrite à la Maison des Artistes.

-  Est-ce que votre métier a été bien accepté dans votre entourage ?
Oui, mes parents l’ont accepté sans réticence, ils étaient contents que je trouve ma voie!
Par contre, cette voie, ma grand mère ne l’a jamais comprise, elle disait que ce n’était pas un métier « normal » enfin que c’était un métier d’homme!

- Sur des chantiers ( Renovation du bâtiment ) Avez-vous trouvé votre place dans cet univers qui est majoritairement ( sinon exclusivement ) masculin ?

Ma place ? oui, il y a une grosse différence entre aujourd’hui et mes débuts…Lorsque j’ai commencé on me faisait comprendre que je n'étais pas légitime, il fallait s’imposer et je ne pouvais m’imposer que par la qualité de mon travail. Comment dire, on ne pouvais être prise au sérieux que par le travail effectué. Je me souviens d’un chantier en Suisse où je faisais des filets. J’ai pris une pause pour aller boire un café et quand  je suis revenue, un type avait marqué son numéro de téléphone sur ma règle à filet!  Il y a ceux qui veulent vous aider tout le temps et ceux qui vous ignorent..Il faut savoir se positionner en professionnel et au début ce n’est pas si facile….

- Quel est votre ressenti en tant que femme dans ce monde compétitif où l’on est jugé, évalué, comparé sur pièces?

Moi, je ne suis pas « compétitive ».et donc je n’ai jamais ressenti  de pression comme ça.. Certains hommes disent préférer travailler avec des femmes car il y aurait moins de combat de coq !  il y a aussi une forte compétition entre femme mais n’ayant jamais été dans ce sens là, ce n’est pas quelque chose qui me pèse. Oui, on est jugé sur son travail mais je pense que c’est comme ça que ça doit être non? Quand on réalise, on produit quelque chose de tangible comme du décor peint, le résultat est là et on ne se cache pas…De toute façon s’il y a des problèmes hommes femmes c’est souvent entre la peinture générale et les deco.. certains peintre en bâtiment ont du mal a être « dirigé » par une femme….et moi, lorsqu’il y a un problème je ne me dis pas que c’est parce que c'est un homme mais plutôt parce que c’est un con….


- Quels sont vos domaines de prédilection ?-
Ce que j’aime c’est le changement… Je n’ai pas de souci avec la variété. J’aime faire des choses très différentes. C’est un des grands avantage de notre métier que de faire des choses très différentes…

- Vous acceptez tout les travaux?

Oui, j'accepte tout ce que je sais faire, ou pas d'ailleurs!  En tout cas si c’est du décor peint j’expérimente, j’échantillonne dans mon atelier. Je fais de la laque, du meuble peint et plein de découvertes en créant des matières, même avec du relief...J'aime cette alchimie, cette cuisine artistique qui permet de projetter à partir d'un petit échantillon une salle entière ...la "vision de masse" est assez difficile à acquérir mais c'est une qualité qui vient avec le métier.

Je ne refuse rien, enfin uniquement les chantiers qui sont trop sales et bruyants ou si je n’ai pas confiance dans les entrepreneurs qui me sollicitent.

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 - Quels sont les quelques chantiers qui vont ont laissés les meilleurs souvenirs ?
Ah.. lorsque j’étais au Etats Unis j’ai eu des chantiers mémorables ..Comme celui du Getty Museum de Los Angeles avec Pierre Finkelstein.  J’y ai fait du faux marbre dans les salles d’expositions de l’art européen et notamment français, ce qui est amusant. J’y ai fait aussi de la patine et plein d’autres choses assez variés.

J’ai travaillé à Dallas, à Las Vegas. Je me souviens avec plaisir du Casear Palace où j’ai réalisé des colonnes en faux marbre pour un décor néo-romain assez kitch… j’ai travaillé aussi à New York bien sur, là où je résidais.
Sinon j’ai fait plein de beaux chantiers à Paris ..chez des Saoudiens et pour une clientèle toujours assez chic et internationale..J'ai participé à la rénovation du château de Sceaux. Comme celle du château de Villette aux environs de Paris ... …Il y en a tellement eu que je peine à m'en souvenir de tous!

Ah oui! J'ai travaillé un an pour des japonais!! ..Toute une deco sur les éléments d'une maison en kit!  J'ai réalisé énormément de décor pour les Ateliers Thiery qui sont une société de dorure bien connue.
En ce moment je m'occupe de la décoration de la maison mère d'une banque pestigieuse !!
 

 

QUESTIONS à Gaëlle Dulac

Brunoy 91

insta @gaelledulac

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   - Comment appelez-vous votre métier?
Je suis peintre décorateur …je dis que je suis peintre et souvent ça suffit

   - Quelle est votre formation ? Depuis combien de temps exercez vous ce métier?
J’ai suivi des cours pendant ma scolarité dans un conservatoire d’art plastique, j’ai passé après un bac technique arts appliqués (STI) Puis j’ai fait l’école Olivier de Serre à Paris dans la section fresque mosaïque …
J’étais un peu perdue avec des histoires familiales compliquées, j’ai été au p’tit bonheur voir a la SEMA, la formation des métiers d’art. Je ne savais pas trop quoi faire à part être peintre et je suis tombé sur la formation « peintre en décor » je me suis que c’etait ça que je voulais faire !
 J’ai fait des petits boulots pendant six mois ( vendeuse au BHV par exemple ) pour me payer cette formation à l’IPEDEC ( Institut de peinture décorative  ) à Pantin…et ce n’était pas rien, c’était hyper cher, il fallait aussi se payer sa « caisse » ..c’est à dire la caisse de brosserie particulière … j’ai réussie à mettre dix mille euros de côté!
 Je suis sorti major de ma promo début 2004 et il fallait que je bosse sans tarder.
 J’ai très rapidement commencée à travailler sur le gros chantier de l’Hôtel Royal Monceau décoré par Jacques Garcia !
C’est Cyrille Laroche ( Maintenant Atelier Laroche ) qui m’a appelé au printemps 2004. Je l’avais rencontré à l’Ipedec où il était assistant. Assistant d’un professeur d’Olivier de Serre qui donnait des cours à l’Ipedec, Bruno Baloup. J’ai travaillé avec Cyrille sur un grand décor réalisé par Philippe Laurent ..J’ai peint des arbres, je m’en souviens ..on a bossé comme des fous, nuit et jour d'affilé, j’étais tellement crevée que je en suis même pas allé à la soirée d’inauguration !

Après comme une sorte de super formation, j'ai été assistante de Christian Martincourt ...et ça c'est formateur pour les futurs chantiers....


   -  Est-ce que cela a été bien accepté dans votre entourage ?
Oui très bien, Il n’y a eu aucune réticence autour de moi ….J’avais 19 ans, mon père de toute façon voulait que je fasse un métier manuel et ma mère, passionnée d’art, elle m’a soutenue vraiment …non, pas de problème de ce que côté là..!


- Sur des chantiers ( Renovation du bâtiment ) Avez vous trouvé votre place dans cet univers qui est majoritairement ( sinon exclusivement ) masculin ?
J’aime beaucoup être sur les chantiers, c’est très vivant, tu apprends l’humour et l’autodérision. tu as un nouveau rapport aux garçons, moi ça m'a beaucoup appris, ça renforce en plus, il y a un côté "guerrier" ou "aventurier", tu montes sur des échafaudages, c’est physique, tu te donnes à fond! Ça développes les qualités d’adaptation.
j’aime beaucoup les ambiances de chantier, il y a tous les milieux sociaux, plein de corps de métier. Il y a un échange et dans cet univers masculin, il y a un lachez prise que j’aime bien. Ça devient comme une famille!

 

- Quel est votre ressenti en tant que femme dans ce monde compétitif où l’on est jugé, évalué, comparé sur pièces ?
Oui et bien c’est pas évident, on fait beaucoup plus facilement confiance à un homme qu’a une femme dans le décor. En tant que femme il faut s’affirmer, ce qui n’est pas évident. Rester femme dans un monde d'homme, se faire entendre, comprendre et respecter…c’est un équilibre à maintenir en permanence et en même temps c’est du défi.

  Je pense que je suis compétitive mais dans le bon sens du terme, pas pour être la meilleure mais faire des choses comme les garçons, dès le début je voulais m’affirmer en tant que personne. Je refusais toutes leurs sollicitudes, ils voulaient te monter l’échafaudage moi j’aime faire ce que les mecs font, avoir le même rôle qu'eux. Puis j’ai appris l’humour, parce que au début je réagissais presque comme un pitbull à toutes les blagues un peu lourdes puis j’ai gagné en souplesse, j’ai compris les codes et l’humour chantier mais sans dérapages, je me sens toujours femme et je mets des limites. Pendant dix ans, j’étais avec un peintre qui est devenu chef de chantier et j’étais protégée, on était dans la même boite et c’était connu, après lorsque je suis devenu célibataire c’est devenu autre chose..et j’ai dû bien marquer les limites …mais une fois les limites marquées il n’y a pas de problème, même s’il y a toujours un jeu ambiguë chez certains. Parce qu’un mec avenant qui blague avec tout le monde c’est juste un mec sympa, un fille qui fait ça sans marquer les limites, ils dérapent…
Pour moi ce métier, rassemble bien les deux côtés masculin et féminin : le chantier, c’est le côté masculin et la fibre sensible, artistique c’est le côté féminin. .… c’est peut être pour ça qu’il y a autant de femme dans la déco…enfin c’est assez équilibré, les équipes sont le plus souvent mixtes. On rencontre de très belles personnes sur les chantiers.
 

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- Quels sont vos domaines de prédilection. - Acceptez vous tout les travaux?
J’aime la peinture figurative, je dessine et peint.
Sinon je fais toutes les matières et ornements… oui j’accepte tout ce que je trouve intéressant ..et qui plus est quand il y a une équipe sympa.. comme à Versailles pour le grand Contrôle avec l’équipe de Cyrille Laroche …


 - Quels sont les quelques chantiers qui vont ont laissés les meilleurs souvenirs ?
Ah! moi comme je le disais j’aime beaucoup les chantiers… donc il y en a beaucoup! …. D'abord j'ai un bon souvenir des cours que j’ai donné .. bon ce n’est pas des chantiers mais c’est pareil.  j’ai enseigné  à l'Atelier des Peintres en Décor et à l'école d'Art Mural de Versailles mais ce que j'ai préferé ce sont les cours donnés en Guadeloupe à l’ « Ecole de la Dernière Chance » ça c’était l’aventure pendant trois semaines!
Ce qui est amusant c’est que je logeais là bas chez une mes premières élèves de l’école des métiers d’art  (l’INFA) à Tremblay. Mais oui, les chantiers j'ai de bons souvenirs aussi ... ...J’ai travaillé au Ritz plusieurs fois pour les sociétés Trouvé et Gohard déco et dans plein d’endroits différents.. Mais c’est les lieux prestigieux où il est incroyable d’avoir été qui marquent vraiment……à Reims, au château des Crayères, l’hôtel de luxe pour les amateurs de Champagne…  Ah oui, l'un des plus beau c'était à la cahédrale d'Alès avec Valerio Fasciani, un vrai chantier de restitution de décor de voussures et demi-coupole sur les pas du peintre fresquiste Antoine Sublet....  Et évidemment le salon doré de l’Elysée en août 2020 avec Marie Begue...Le bureau du président ! j’ai restitué des décors peints sur les dorures dans le cadre d’une campagne de restauration assez médiatisée..
J’ai travaillé à l’Hotel Lambert avec Madeleine Hanaire dans la salle des muses…il faut voir ça!..J’ai eu aussi le Louvre pour moi toute seule pendant la fermeture covid, enfin quand je dis toute seule, c'était une bonne équipe de filles! Mes amies Chloé Costes, Lucie Deslile, Alexandra Chiarella et Priscilla de Buhren!. Il y a eu pas mal de travail avec les Ateliers Mariotti. On était seul dans le palais, j’ai peint du faux acajou sur des grandes portes…CNN m’a même interviewée, et longuement, mais ils n‘ont gardé que le passage où je détaille la brosserie … ( a voir ici)

 J’aime beaucoup les déplacements .. mais alors loin ! J’ai pu aller deux fois à Pékin .. La chine c’est quelque chose …Froid et pollué mais très intéressant.
Je suis allé travailler à Moscou aussi, avec l'atelier Tourtoulou, dans le centre, près de l’église Saint Jean le Précurseur. J’y fait des ornements, du faux marbre et de la patine ..pendant deux mois et demi !
J’ai même été au Kasakhstan faire la déco de la boite de Régine à Astana! (le président Nazarbaïev adorait aller au Jimmy’s de Monaco, il a demandé à Régine d’ouvrir une succursale chez lui…Horrible! ) C’était super dur comme chantier mais dingue d’aller là bas boire un coup avec Régine; elle était souvent pas drôle et on bossait avec des horaires de dingues!
Enfin l’aventure n’est pas finie …j’espère retourner à Moscou prochainement.


 

 

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 Les photos d'atelier ont été aimablement autorisées par Cécile Crochet

 

 

 

 

 

 

22 mars 2021

MEATPACKING MADISON



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2001

(....)


Dans la société appelée PBN : Les Productions Bonne Nouvelle, composée de deux salariés associés égalitaires, j’occupais en 1987 les fonctions de chef d’atelier. Nous étions localisé rue de la lune, dans une assez curieuse construction en pignon sur le boulevard Bonne Nouvelle. Cet immeuble construit disait-on par Eiffel avait une belle terrasse en triangle donnant sur la grande Porte Saint Denis. (il existe toujours)
C’est dans ces locaux que j’ai passé mes trois ans de ce qu’on pourrait appeler mon « apprentissage » J’ y ai attiré mon ami Denis Meillassoux qui très vite participa à cette aventure. Je l’avais rencontré un soir, chez un ami, plus ou moins commun. Nous nous sommes revu dès le lendemain dans un vernissage du peintre chinois Ru Xiao Phan que nous connaissions. Nous y avons exercés nos talents de critique d’art, cela fut le début d’une amitié qui nous amena naturellement à travailler ensemble. C’est avec lui que je suis allé à Manhattan pour la première fois en 1988. (...)

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Denis Meillassoux et Amaury de Cambolas 1996


En 2001, Denis avait un bon contact pour réaliser les décors des boutiques Emmanuel Ungaro. Le décorateur italien, Antonio Citterio, avait conçu une sorte de signature décorative avec un contraste fort entre les bois sombres (masculins) et une patine tirée à l’horizontale d’une couleur rose un peu fuchsia tendre et coloré, très lumineuse.
Les grands murs de jonction entre les présentoirs de bois sombre extrêmement design, sobres et chics, devaient être peints en patine horizontale; ce qui devait laisser par les stries du spalter une grande quantité de nuances colorées allant du fuchsia au rose le plus délicat. C’était assez technique, les stries devaient être horizontales avec une sorte de vibration élégante. Les cabines d’essayage ainsi que le fond des vitrines devaient être aussi peintes avec cette technique et bien évidemment de cette même couleur.

Une Jeune femme brune en tailleur qui se faisait appelée Madame Fourrier était l'interlocuteur de Denis, c’est elle qui gérait la réalisation des décors. Nous avions déjà réalisé les peintures de la grande boutique de l ’avenue Montaigne et maintenant la maison Ungaro voulait ouvrir une nouvelle boutique à New York. Denis fut bientôt sollicité et c’est ainsi qu’il m’embarqua dans cette aventure. Tout ne fut pas simple dès le commencement, car la maison Ungaro voulait exporter en kit sa boutique conçue et fabriquée en Italie sous l’oeil de Citterio. Une fois terminée dans leur atelier de Cantou, il ne s’agirait plus que d’agencer les différents éléments in situ pour minimiser le temps d’immobilisation de leur location et ouvrir le plus vite possible. Denis partit pour l’Italie du Nord, mais cela se passa avec tant de problèmes qu’il en revint assez vite en me disant que ça n’allait absolument pas, que ce n’était pas la bonne méthode et que nous partions réaliser les décors sur place. J’étais très heureux de cette nouvelle comme on s’imagine !
Denis avait suivit les cours de l’Ecole des Arts Décoratifs ( « il a fait les « ArtDeco » comme l’on disait à ce moment là ) Il possédait un bon coup de crayon, un dessin très sûr pour toutes les architectures. Assez grand, d’allure sportive, il avait ce que l’on appelle, un physique avenant. Son visage régulier, sa masse de cheveux brun et son regard rieur lui assurait un beau succès auprès de tout le monde. Les sourires féminins l’encadraient. Sa verve et son humour faisait le reste. Madame Fourrier n’échappa pas à la règle.

 

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Denis Meillassoux Artiste et Peintre 2015


 Notre voyage fut décidé et organisé assez rapidement. Nous emmenions que le strict nécéssaire, toutes nos fournitures étant facilement accessible là bas. Il fallu trouver un hébergement car la société Ungaro ne pouvait s’en charger nous disait Madame Fourrier. Un budget nous avait été alloué et c’était à nous de nous débrouiller. Denis connaissait beaucoup de monde. Il m’expliqua qu’il connaissait une fille qui habitait New York. Plus précisément il me confia que c’était l’amie d’un ami et qu’elle avait un appartement dans Manhattan.
Evidement cela n’était pas gratuit, c’était d’ailleurs assez cher mais moins que l’hôtel et nous aurions une cuisine. Cette amie du nom de Laurence avait expliqué à Denis que son  « RoomMate » étant parti, elle cherchait un remplaçant, fusse-t-il temporaire; même pour un mois. Elle était d’accord pour nous recevoir tous les deux si nous pouvions partager la même chambre. Comme on s’en souviens, ce n’était pas la première fois pour moi et avec Denis cela ne me posait aucunes difficultés. Cette Jeune femme était photographe et avait disait-elle bien des difficultés à payer son « rent » surtout depuis son divorce.
Affaire fut conclue et nous voilà en partance pour aller travailler à New York! J’étais extrêmement content d’avoir cette deuxième chance!
Nous avions un rendez-vous là-bas, calé par Madame Fournier qui devait mettre les choses en route.
Je ne me souviens absolument pas du voyage, de ces préparatifs ou autres. Nous étions si insouciant, confiant qu’aucune possible gravité liée à ce départ n’a pu certainement fixer mes souvenirs. Nous sommes parti ensemble comme treize ans auparavant, sans aucun souci, en rigolant j’imagine. La complicité qui nous liait dans le travail était l’humour et la dérision. La vie ne se passait pas sans humour. On se moquait facilement de tout, à croire que la dérision nous permettait de supporter toutes les difficultés de notre travail et il y en avait énormément quand on y pense: Les conditions de chantiers difficiles, la lutte pour une place avec les autres corps de métier, les clients tatillons, les peintres en bâtiment sabotant nos fonds et l’obligation de travailler sans confort dans des endroits bruyants ( machines des menuisiers, des électriciens, des carreleurs) plein de poussière de ponçage avec en plus, un minimum de «  commodités » L’eau au robinet dans la cour, pas de vestiaire, pas de toilettes et des problèmes techniques constants.
Les boutiques sont souvent le théâtre d’une sorte de surenchère. Dans un même espace, pressé par une date d’ouverture, vous mettez tous les corps de métier ensembles et vous avez un chaudron explosif. Si vous êtes trop gentil, vous passez en dernier, si vous êtes trop pressants, vous vous mettez tout le monde à dos avec une ambiance qui passe de difficile à épouvantable!
Il faut s’affirmer sans agressivité et accepter en souplesse les aléas du chantier: faire et refaire, aider et se faire aider, prêter du matériel et courir après..etc etc  Denis par son humour rendait les choses si faciles que tout devenait une partie de rigolade même les plus sombres « galères » . On râlait, on s’amusait, on filoutait et on s’en sortait à chaque fois. Il y a plein d’anecdotes qui me font encore rire simplement en y pensant. Lorsque les situations étaient tendues, les réparties et l’aplomb de Denis pouvaient déclencher des fou-rires réparateurs bien qu’ils puissent devenir incapacitants chez moi. Je ne rappellerais que pour les lecteurs avertis ( cela pourrait faire l’objet d’une note plus détaillée) les épisodes du « paillons de Mirapolis », de la « cargolade de Byrrh-Cuzenier », des cubes de PBN, de Tombaize aux Tuileries etc…Je pourrais bien évidemment rajouter Ungaro-Madison.

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Nous sommes arrivés tranquillement en taxi au pied de notre nouvelle habitation. Laurence habitait dans le quartier de MeatPacking au 305 de la W 13th Street. Un bel immeuble fait d’une alternance en damier de briques sombres et rouges avec une grille noire donnant sur un renfoncement. Architecture austère d’une simplicité voulant sans doute rappeler Mies van der Rohe. L’ensemble semble difficile à dater.  L’appartement était agréable. Une petite entrée en angle ouvert donnait sur un long séjour. Un petit couloir sur la gauche ouvrait sur deux chambres face à face avec une salle de bain au milieu. Une cuisine, simple et en retrait près de la porte d’entrée sentait la litière du gros chat qui vivait confiné silencieusement sous les meubles.
L’ensemble était agencé avec le goût sûr d’une bohème bourgeoise chinant ça et là. Des meubles néo 60 se mélangeaient avec de la récupération vintage. Le tout dans les tons beige et verts d’eau, calme, sobre, chic… agrémenté de plantes grasses.
Laurence n’était plus si jeune que son apparence le voulait. Grande et très mince, dérivant même vers ce que l’on appelle la maigreur; ses jambes étaient si fines que tout galbe en avait disparu. Elle portait une grosse tignasse ébouriffée qu’elle manipulait souvent en penchant la tête. Son habillement s’inspirait des anciennes photographies devant lesquelles elle avait du rêver longtemps. Un mélange de Janis Joplin, d’Hendrix et de Talking Heads qui lui donnait évidemment le côté artiste recherché. Elle était moitié jolie, en tout cas elle l’avait peut être été et vivait la dessus. Elle nous accueillie avec beaucoup de gentillesse mais je perçu assez vite durant la conversation une sorte d’irritation de sa part devant l’attitude de Denis.
Assise sur le canapé, elle prenait des nouvelles de leurs connaissances communes, de l'ambiance de Paris, de la teneur du travail qui nous amenait dans « sa » ville. Elle ne me parlait pratiquement pas et pour ma part gardais un silence prudent. Après quelque minutes d’observation, il me semblait qu’elle était agacée de ne pas voir Denis en état d’allégeance, c’est à dire pour me faire bien comprendre, elle trouvait, je pense, Denis trop sûr de lui, trop à l’aise et blagueur. Elle aurait sans doute aimé le voir plus admiratif, plus en demande de conseils et d’explications sur l’impressionnant New York. Elle aurait souhaité le voir la reconnaissant comme une fille de poids, elle voulait être considérée comme une personnalité. Le problème était que ce n’était pas le cas. Tout était fabriqué et Denis le percevait instinctivement.
Il ne la prenait absolument pas au sérieux et rien de ce qu’elle pouvait dire ou penser n’avait pour lui de valeur. Je m’aperçu assez vite qu’il avait parfaitement raison, c’était une boite vide remplie des idées du moments, un personnage construit sur les apparences; sans fondement ni consistance. Elle était « cool » oui, mais larguée, seule et désespérée. Son attitude avec moi, était sans agressivité mais assez lointaine. Elle mit du temps à venir vers moi, puis elle vint trop; comme je l’ai gentiment repoussée, elle resta assez distante jusqu’à la fin du séjour et nous n’avons bien évidemment, pas gardé de lien.

 

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Nous avions rendez vous dès le lendemain avec madame Fourrier sur le chantier de la future boutique. Il fallait se déplacer en métro à partir de la station de la 14 ème rue et cela n’a pas été sans mal car souvent distrait, nous avons plus d’une fois raté nos correspondances!
La boutique était à l’angle de la très passante Madison avenue et de la East 67 ème rue qui arrive en perpendiculaire sur Central Park. J’étais de nouveau dans ce quartier arpenté en 1992. On s’imagine bien que c’était avec un certain plaisir que je retrouvais ces trottoirs plein de bons souvenirs.
Très spacieuse avec des vitrines sur l’angle, la boutique au numéro 790, s’ouvrait sur un dédale de grands présentoirs en construction. Face à l’entrée, un escalier fait de marches plates en verre rose fuchsia ne comportait pas de contre marche. Structure aérienne ultra moderne d’assez bel effet, il desservait un espace d’essayage à l’étage pour les bonnes clientes qui aiment à passer du temps dans une sorte de show room plus privatisé. Il y avait un grand sous sol avec des bureaux et des réserves.
Les travaux étaient très avancés, les peintres italo-américains s’affairaient, les menuisiers (italiens) travaillaient sur les présentoirs. Madame Fourrier enceinte d’une bonne dizaine de mois, nous accueilli toute souriante. Elle nous fit les présentations du chantier et de son responsable, un petit italien noiraud pète sec qui parlait avec accent prononcé en roulant les « r ».
Nous avions notre matériel sauf les liquides. Il nous fallait acheter une assez grande quantité d’essence de térébenthine.
Je n’avais jamais eu à faire des achats auparavant, tout était fourni. Ne sachant pas où aller, on nous indiqua une boutique mais ce n’était pas vraiment la bonne adresse . Aussi incroyable que cela puisse être, nous sommes parti acheter de l’essence dans China Town, dans ce dédale dont les touristes n’effleurent que la surface!  Extrêmement dense, très peuplé avec des arrières cours d’une crasse inimaginable, China Town n’est pas réputée pour ses fournitures de peinture.
Nous avons donc ramené de cette longue flânerie dans la foule, une sorte de pétrole infect acheté dans une boutique bazar qui ne rappelait rien de connu. Cette essence que nous mélangions avec l’huile de lin amené de Paris, nous permit de confectionner un glacis à peu près utilisable malgré son odeur de Kérosène huileux.
 Nous nous mîmes au travail, mélangeant les couleurs pour obtenir ce rose si particulier. Les fonds blancs préparés par les peintres devaient être très couverts, très « nourris » c’est à dire qu’ils devaient impérativement recevoir deux couches de fond uniformes sans maigreurs, ni manques de peinture car notre glacis rentrerait immanquablement dans ces failles. La patine laissera ainsi des tâches brunes affreuses. Il n’y a pas de reprises possibles si ces maigreurs appelées « embus » apparaissaient, c’était l’intégralité du panneau à refaire.  

Un colosse aux bras nus tatoués, avec un bandana ceinturant son front auréolé de maigres cheveux blonds en filasses se faisant appeler James, Denis l’appela pour toujours « le gros James ». Il était responsable du ménage. Fort en gueule, il prenait une place considérable. Denis eut tôt fait de le circonscrire par trois vannes bien senties ( Denis parlait un excellent anglais, imagé et nourri de références cinématographiques plus que littéraires, tout à fait adéquat ici) James et lui rivalisaient de fuckin’jokes. Nous avions un allié face au petit italien hargneux qui ne voulait pas avoir affaire aux « frenchies »
Je ne vais pas détailler les difficultés à travailler en finition dans un environnement si difficile, non, car c’est le lot des boutiques en chantier; mais disons que notre progression était lente et chaotique. La futur boutique attirait beaucoup de passants qui regardaient, questionnaient car comme toujours le chantier débordait un peu sur le trottoir. Il faisait beau, l’air était agréable. Il était d’usage de s’extraire du bruit et de l’agitation pour aller fumer et boire des cafés dehors.
Une matinée, il y eu un attroupement devant la porte. J’étais en train de peindre lorsque le gros James appela « Déniss Déniss  » pour venir voir l’attraction. Il y avait Sigourney Weaver à la porte. Elle voulait connaitre la date d’ouverture et créait l’attroupement. J’ai le souvenir d’une grande femme assez distinguée.


Nos journées de travail s’enchainaient avec des horaires assez souples, les premières journées furent très détendues; ce n’est qu’à la fin que les choses se corsèrent. Nous dûmes peindre les fonds des vitrines. Nous y avions tendu des papiers pour ne pas être vu de la rue mais c’était tellement exiguë que l’on ne pouvait à peine se retourner. Nous effacions à droite lorsque nous peignons à gauche et inversement. Les angles en lignes droites horizontales sont assez difficiles à traiter proprement, c’est à dire sans surcharge de peinture. Il faut patience et coup de main, les cabines d’essayage comportaient ces mêmes difficultés. Il y eut d’autres surprises, des imprévus. Madame Fourrier nous demanda de peindre le sous-sol dans ce même rose. Aucuns murs ne devaient rester blanc. Le problème était que ce sous-sol n’était pas peint du tout. Le chef peintre à qui nous nous sommes adressés pour que les fonds soient préparés, répondit sans ménagement à Denis : « You’re not the priority » Ce qui fait que nous nous sommes attelé à la peinture des murs en roulant grassement cette acrylique blanche américaine à l’odeur écoeurante si caractéristique. Les derniers jours furent donc assez intenses.

La vie avec Laurence n’était pas si simple, nous n’avions pas cette discipline qu’on les anglo-saxons pour la collocation. Nous avions commis l’impair de boire toute la bouteille de « Grapefruit » au petit déjeuné! ( Laurence se levait assez tard ) Elle le fit savoir. Difficile, boudeuse  hâbleuse, elle se vengea en nous obligeant à commander des Sushis. Le tarif était absolument exorbitant. Je me souviens de cette soirée morose, affalés dans son salon à attendre la livraison.  Une discussion sur Castro finie mal tourner car j’étais abasourdi par son inculture nourrie d’un romantisme révolutionnaire idiot. Elle se tenait en lotus avec ses jambes allumettes moulées dans un legging assez désavantageux. Les maigres sushis avalés, nous allions dans nos chambre et là, la soirée commençait car nous parlions, rions en l’oubliant complètement.

Elle n’eut que l’avantage de pouvoir nous faire découvrir des endroits assez amusants. Le quartier de Meatpacking n’était pas en cet été 2001, le quartier si en vue d’aujourd’hui.

 

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Une institution


La transformation n’avait pas encore eu lieu complètement. Il était en cours de « gentrification » mais les entrepôts des bouchers, les vieux abattoirs, les docks existaient encore dans leur vétusté et désuétude. Ce n’était pas un quartier « recommandable ». Bien loin d’aujourd’hui avec ses galeries d’art, ses restaurants bio et le nouveau Chelsea Market. La High Line n’existait pas encore ( elle fut ouverte en 2009) ni le superbe Witney Museum II ( ouvert lui en 2015)
Meatpacking était dans les années 80, un quartier en pleine déshérence, concentrant le trafic de drogue et la prostitution notamment transsexuelle.
La lente reprise s’amorça dans le courant des années 90 pour qu’en 2001, il soit devenu un quartier assez branché pour y habiter. La proximité du « Village » (West et Greenwich) lui donnait l’opportunité de se remplir de son trop plein. Une quantité de petits bars ainsi que quelques restaurants en vue concentraient les prémices des changements à venir.

 

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Nous allions au restaurant « Pastis » ouvert en 1999 qui acquit une fameuse renommée. Situé à l’angle de la rue d’à côté pour nous ( W12st/9Av) Il avait un faux aspect de bistrot français avec une terrasse cernée de plantes en bacs.  A l’intérieur, un carrelage bosselé blanc avec des plaques émaillées d’anciennes publicités en guise de décoration lui donnait un petit genre « Paris est une fête ».
Nous n’y serions pas allés sans Laurence. Mais l’endroit était très agréable. Peu cher avec un bon poulet croustillant. Ce restaurant est devenu une sorte d’icône mondaine où très vite la presse se fit l’écho des apparitions des personnalités venant y diner: Anna Wintour, Liv Tyler, Kate Hudson, Stella Mc Cartney, David Bowie ..etc etc. Personnalités que nous n’avons pas croisées. S’il existait dans la clientèle vue ces soirs là, des gens un tant soit peu connus, ils ne l’étaient pas pour nous.
En revanche Laurence passait, elle, pour une artiste en vue, grâce à son accoutrement. Manteau en pelisse de faux léopard, minijupe sur des collants disparaissant dans des bottes d’arpenteuse de trottoirs, elle arborait un maquillage de petits matins de catastrophe. Nous nous y allions diner mais le plus souvent boire des bières, au bar, sans elle.
Un soir le serveur nous regarda d’un oeil moqueur en train d’entreprendre deux japonaises un peu timides. Je m’évertuais à engager la conversation avec ses énigmatiques jolies touristes. Nous étions affalés sur le comptoir à dire n’importe quoi sûr de notre impunité de français. Denis était en verve, je rigolais de tout ses commentaires à l’emporte pièce lorsque le serveur se mit à rire aussi. Il nous comprenait parfaitement; c’était un marocain d’origine très sympathique, nous étions vraiment chez nous avec un bon allié dans la place.
 “When Pastis opened, it was like Paris had finally come to New York,’’ recalls Martha Stewart. “I and my colleagues so enjoyed the food and the ambience and the friendliness of the place. »
Le restaurant Pastis a fermé en 2014 avec de grands sanglots dans le NewYork Post.  

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H & H


Laurence nous fit découvrir une autre institution qui nous a beaucoup amusé. Un bar de bikers portant le joli nom de « Porcs et génisses » ! (Hogs and Heifers) lui aussi fermé aujourd’hui malheureusement. Il fut obligé de quitter les lieux en septembre 2015 à cause de la hausse de son loyer. Le quartier étant devenu massivement la proie des investisseurs, son nouveau propriétaire ne lui laissa aucune chance.  Le gros James connaissait ce bar, il nous expliqua le jeu de mot associé à ce nom bizarre. « Hogs » est aussi un des noms de la Harley du biker et il aime comme on le sait, parader avec une fille en croupe. On comprends mieux l’allusion.

L’entrée du Bar était filtrée par des clones de Hell’s Angels. Il était en pleine activité à ce moment là. Les « Bikers doorman » vous regardaient avec suspicion, quelques fois demandaient des « ID » pour savoir si vous étiez majeur; vous collaient un bracelet et la porte s’ouvrait.
Le bar était sombre avec une musique rock bien sentie. La première choses qui frappait le visiteur était les milliers de soutiens gorges de toutes tailles et toutes couleurs accrochés absolument partout. Ils englobaient, couvraient, détouraient tout les autres trophées couvrant les murs. Il y avait notamment une grosse Harley Davison scotchée sur la paroi. La deuxième chose frappante était, lorsque vos yeux s’habituaient aux lumières diffuses, les serveuses en soutiens gorge, jeans et bottes texanes. La tradition voulait que les soirées se terminent par des danses féminines sur le bar avec jets de soutiens gorge comme offrande. Nous y avons assistés, nous y sommes retournés plusieurs fois, c’était à deux pas.

 

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H&H Meatpacking  avant destruction.


Nous sommes beaucoup sortis, rentrés tard et levés tôt. Nous avons fait quelques soirées mémorables où notre « lâché prise » s’est distingué. Je me souviens d’un soir où nous avions décidé d’aller diner vers Greenwich village. Nous sommes parti en métro vers Washington square. Nous avons ensuite flâné dans les rues, descendant au gré de notre humeur vers les petites rues de Soho sans but réel. Nous voulions diner quelque part. En passant un carrefour, je vis un bar superbe en angle de rue. Le bar New-Yorkais tient plus du pub anglais que du café français. Les vitres laissent voir un intérieur bien tranché d’avec la rue. Les lumières et l’ameublement sont des incitation à la halte prolongée. Ce bar avait un aspect très attirant. C’était le coin de rez de chaussé d’un immeuble du début du siècle, avec large entablement et belle épaisseur des entre-fenêtres. Les murs extérieurs étaient blanc, les fenêtres carrées montraient un long comptoir dans une pénombre réchauffée par des petits abat jours. Il devait être à peine 19 h et ce fut notre perte. La serveuse était cubaine, il n’y avait personne, les after-work étaient déjà rentrés, très avenante son sourire était fabuleux, elle fit bien son métier.
Nous avons éclusé une bonne dose de bourbon pour que la soirée commence comme une bordée! J’ai un souvenir confus. Il existe une grande différence entre les cuites de désespoir et celles de plénitude quasi panthéiste. C’était vraiment par notre état de plénitude, de gaité libre sans brides d’aucunes sortes; en pleine possession de nos moyens, libérés des contraintes d’un sur-moi ( laissé à Paris) que nous nous sommes laissé prendre à la spirale joviale de l’alcool en pleine air. Nous sommes allés de place en place, diner sans doute quelque part; je ne sais plus …Mais nous marchions très gais sans avoir la moindre idée de notre itinéraire. Nous n’avions pas de carte ou de guide , on picolait de bar en bar.
Après un temps, arrivé devant un petit square, dans un quartier vide, nous avons franchit les barrières pour aller pisser. Nous savions que Jagger et Richard avait eu des problèmes avec ça donc nous étions prudents comme deux toupies chancelantes pouvaient l’être. La nuit venue, les trottoirs étaient vides comme les rues. Il pouvait être cinq heure du matin que nous n’aurions pas été surpris.
On ne savait pas du tout où nous pouvions être. Ayant la tête en vrac et la vision double, triple et floue, nous avons hélés un taxi.
Une grosse voiture jaune s’arrête enfin, nous donnons l’adresse de Laurence en bafouillant tous les deux penchés sur sa fenêtre ouverte. Le gars hésite et nous envoie promener promptement. Il nous indique du doigt la rue d’en face et nous dit quelque chose comme : « It’s here ! you moron » Nous étions devant ce petit parc triangulaire appelé Jackson Square (qui est un des plus anciens petit square de la ville) et qui est situé devant la 13 ème rue où nous habitions. Ce fut un choc! Nous étions revenu, après une longue dérive, devant chez nous. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment.
Le lendemain sur le chantier nous avons peiné à la tache. Après notre déjeuné acheté dans notre Deli coréen où nous avions nos habitudes: salade composée et hamburger à emporter, nous somme allés faire une petite sieste à Central Park. Dire une petite sieste est un euphémisme, nous nous sommes profondément endormi sur une pelouse. Le soleil nous a réveillé après deux heures de bronzage intensif. Denis était rouge vif. Il était difficile de cacher notre état au gros James qui se moquait de notre état chiffonné.

Denis qui comme je l’ai dit, connaissait beaucoup de monde, contacta une de ses connaissances habitant sur place, Franklin un garçon assez sympathique, membre d’une honorable famille du nom de Servan Schreiber. Il travaillait pour une institution internationale tout en faisant des piges pour USA Today. Notre diner fut très instructif car il nous expliqua de long et en large la grande différence qu’il y a entre les codes de séduction américain et français. Le peu de facilité de s’inviter les uns chez les autres. Ce que l’on appelait ici, les « dates » dans les bars. Le jeu des garçons face aux filles. Ce qu’elles attendent, ce qu’ils doivent faire. Rien n’était semblable à ce que l’on savait faire ou comprendre. La psychologie de la jeune américaine paraissait tordre le cou à toute notre compréhension de la chose. Il nous expliqua qu’un « non » pouvait être un « oui » et que « peut être » était sans doute un « non ». Que l’alcool servant chez nous, on le sait de désinhibiteur, pouvait servir ici d’excuse. Que bien des actes pouvaient être sans conséquences pour le lendemain et qu’il est malvenu d’y faire allusion le lendemain à moins d’y être autorisé. Il nous expliqua qu’ à l’université bien des filles se laissent aller à des fellations pour ne pas à avoir à coucher avec le garçon. Ce qui impensable pour nous.  Que le garçon se doit de franchement montrer son désir, ce qui peut être aussi le cas de la fille et que si les rapports sont plus rapidement établis (et peut être en ça plus superficiels) tout doit être fait dans une franchise déconcertante. Mais avec un jeu d’aller et venue régie par des codes dont il faut avoir la maitrise. C’était bien avant le phénomène  MeToo#, tout doit être bien changé aujourd’hui. Il y avait chez lui une vraie souffrance, le statut de français n’avait pas l’air de l’avantager.
denis n’avait pas que des amis à New York il y avait aussi de la famille. Son oncle nous invita à boire un verre au bar du Waldorf Astoria situé sur Park Avenue. La décoration du building qui date de 1931 est une merveille d’Art Deco. J’ai gardé un excellent souvenir de cette ambiance chic et feutrée qui rappelait l’ « Amérique heureuse » du cinéma des années quarante, où l’élégance à la Gary Grant était la norme. L’hôtel est toujours situé sur le Track 61 qui est une gare privée permettant de relier l’hôtel au métro. C’est par cette entrée que venait le président Rooselvet en chaise roulante. Le seul pays du monde à avoir eu un président en chaise roulante! Cet oncle était de passage pour voir son fils Marc.
Nous avons été nous aussi rendre visite à ce cousin germain de Denis qui travaillait dans Manhattan, comme commercial dans une grosse société de création de parfums. Il habitait une banlieue chic appelé Mamaroneck, dans le comté de Westchester au dessus de New Rochelle.
nous avions été le voir à son bureau dans le centre de Manhattan; je ne me souviens que d’un grand building de bureau avec à l’entrée une réception avec le nom des dizaines de sociétés occupant l’immeuble. Denis fut très agacé de s’entendre dire par Marc que nous ne pouvions le voir car il était trop occupé. C’était d’autant plus vexant que Denis lui amenait deux bouteilles de bordeaux qu’il dû laisser pour lui à la réception. Il ne consentit à prendre l’ascenseur pour nous voir rapidement dans le hall qu’à une deuxième visite. Il nous invita à déjeuné le dimanche suivant chez lui, dans sa jolie maison face à la mer dans cette petite ville portant ce sympathique nom indien. Je ne me souviens que de la vue, du jardin avec sa pelouse bien propre. il avait deux enfants en bas âge et une très agréable épouse .Une jeune italienne rousse dont je n’ai pas de souvenir. Je n’ai d’ailleurs aucun souvenir de Marc qui n’a jamais fait le moindre effort à mon égard.Il parlait avec suffisance de son travail et n’arrêtait pas de répéter «  t’sais les Ricains c’est des extra terrestres » Il était aussi grand que Denis, il lui ressemblait assez; à la différence qu’il en était la contre partie canaille. Son rictus et ses arcades sourcilières proéminentes lui ôtait à jamais le côté distingué de son cousin. C’était encore et toujours un jeu de compétition stérile qui liait sa conversation. Nous sommes restés une partie du dimanche, il faisait très beau, c’était amusant de sortir de la ville. Le train qui traverse le Bronx l’emmenant tous les matins dans le coeur de New York; il commençait son travail du jour dès qu’il s’asseyait dans le wagon disait-il avec emphase.

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Le chantier continuait sur sa lancée. Nous arrivions de moins en moins en retard car le trajet commençait à nous être connu. Notre distraction était telle qu un matin, nous nous sommes retrouvés vers la 110 ème rue à l’entrée du Spanish Harlem. Pourtant le trajet était simple; changement sans doute à Lexington Avenue, je ne m’en souviens plus. Mais la longueur des entre-stations, si différente d’avec Paris, dans ce métro tellement bruyant et inconfortable nous berçait jusqu’à nous faire somnoler et oublier de descendre à la bonne station.
 Les peintres finissaient leurs plafonds, nous tirions des bandes de couleur sur les murs; la progression des installations de présentoir donnait un air d’achèvement aux travaux.
Dans cet escalier à deux volées de marche fuchsia transparentes, il avait été installé sur le palier intermédiaire, un grand écran rectangulaire de taille humaine sur lequel face à nous marchaient des grandes filles avec ce déhanchement de défilés de mode qui les obligent à mettre leur talon devant leur hallux (le gros orteil). Cela était assez nouveau et attirait l’oeil d’une manière entêtante, désagréable.
 Une armée d’ouvriers nettoyeurs avaient retirés les protections laissant visible l’élégance de la structure de verre coloré. A la première montée tous le monde s’aperçut d’une petite erreur de conception. Aucune femme en jupe ne pourrait monter à l’étage. Les indiscrètes marches ne cachaient rien. Madame Fourrier fit mettre des opacifiants qui malheureusement dénaturaient la gracile beauté initiale. Voilà la preuve que le cheminement allant de l’idée au réel n’avait pas été effectué par l’artiste concepteur; qui semblait s’être oublier dans un face à face narcissique.

Nous nous réfugions assez souvent dans le bureau du sous-sol. L’on sut par une indiscrétion que la ligne du téléphone mural était connecté à l’Europe. Nous téléphonions gratuitement, les italiens aussi. Les liaisons téléphoniques n’étaient pas aussi fluides et simples qu’aujourd’hui entre les Etats-Unis et la France. C’était très cher et jamais nous n’avons utilisés nos téléphones portables, ni celui de Laurence chez elle.
 Le gros James était une personnalité exubérante, blaguant, râlant, bref une grande gueule. Denis et moi, nous nous entendions bien avec lui et allions dans son sens lorsqu’il se mettait à beugler des « slogans ». C’est une attitude que l’on retrouve aussi en France sur les chantiers. Il n’est pas rare qu’un artisan se mette à pousser un cri libérateur mais aussi fédérateur. Dans le mutisme des intervenants absorbés par leur tâche, il s’opère des contractions de concentration suivies par une libération de satisfaction une fois les micros objectifs atteints. L’artisan a besoin de l’exprimer. Les blagues récurrentes ou les moqueries amicales surgissent alors dans leur silence en des sortes de slogans, reprenant une expression, un nom appelé avec une intonation amusante, qui se répètent en écho parmi les corps de métier travaillant sur le chantier. C’est un phénomène sain démontrant une bonne ambiance générale. Le gros James aimait nous voir reprendre ses formules en choeur et cela fonctionnait surtout si lorsque nous étions disséminé à travailler dans des recoins, sans contact visuel. «  Fuck the damm’ shit » «  Geronimo » «  Hi Ho Silver! »  ou n’importe quoi d’autres déclenchaient des rires entre nous. Il avait stupéfié Denis par une réplique assassine. Râlant comme à son habitude contre les décisions de Madame Fourrier qui ne faisait que des apparitions éclairs. Denis lui dit « Yes, But you know, she’s the Boss! » Il répliqua l’air mauvais «  Noo, She’s a fuckin’ pregnant bitch! ».
 Nous allions acheter notre déjeuné, comme je l’ai dit, chez un coréen qui avait de très bons produits à emporter. Nous circulions en habit de travail. Pantalon plein de tâches de peinture, tee shirt et grosses chaussures de sécurité pleines de poussières (et de taches aussi). Je ne suis pas sûr que nous n’avions pas sur le crâne, vissé cette universelle casquette de base ball. Nous n’étions pas identifiable autrement que comme des « workers ». Nous avons croisés nombre de touristes lors de nos sorties de la journée. Les français sont reconnaissable à leur sac à dos et habillement. Un petit rien, un aspect particulier, un détail et nous les identifions comme français.  Denis s’amusait de l’homophonie entre l’anglais. Je me souviens qu’il me demanda de faire une expérience. Sur la cinquième avenue, habillé en peintre, avec nos salades et burger, je devais m’adresser à un américain que je croiserai, en le regardant dans les yeux, lui dire en français, sans transformer ma voix ou mon intonation :«  Boite à Musique » et attendre sa réaction.
Cela fonctionna absolument parfaitement, il me donna l’heure très aimablement. Ce à quoi je répondis en français toujours « Saint Cloud Paris Match » qu’il conclut par un « You’re welcome ».
Denis s’amusait aussi de transcrire en anglais des formules idiomatiques française comme « And my ass, is it chicken  ?» que le gros James adorait sans le comprendre.

Nous n’allions pas chaque jour déjeuner dans Central Park, les restaurants situés un peu plus loin vers l’Est nous étaient abordables. Après une assez longue marche sous un doux soleil sans doute vers le quartier de Lenox Hill, nous avons trouvé un « Dinner » posé un angle de rue.
Il existe nombre de ces rues intermédiaires droites, longues et impersonnelles qui filent à l’horizon. Elles sont aussi la ville labyrinthe où il ne se passe rien.. Le restaurant était  bricolé comme une sorte de wagon des années cinquante avec un escalier en bois pour accéder à l’entrée située sur son épaisseur. De couleur beige et rouge très fifties, il servait d’excellent hamburgers dans une ambiance de cinéma. Nous étions loin des quartiers touristiques. Très heureux d’être en « immersion » s’oubliant dans un rêve d’un autre personnage dans une  autre vie. Il nous est toujours apparu qu’il n’y avait que les chemins de traverse pour retrouver la vérité d’une sorte de quotidien, de routine qui en nous réincarnant faussement en autochtone, nous dépaysant absolument.
 Je suis sorti fumer une cigarette après le traditionnel hamburger frites ketchup bière. Je m’appuie à un sorte de poteau d’angle sur le côté du restaurant. Habillé en peintre avec mes chaussures de chantier. Je fume tranquillement lorsque devant moi s’arrête une voiture.  Cela s’agite à l’intérieur, ils sortent; le chauffeur ouvre le coffre et sort des valises à roulettes.
Je suis assez près. Je détaille une longue jeune femme en blanc. Très bien faite, extrêmement moulée dans son pantalon, elle réajuste son foulard, ramène ses cheveux en arrière et je reconnais Laetitia Casta. Je ne bouge pas, je regarde. Elle me regarde, nos regards se croisent  brièvement puis accompagnée d’un jeune homme assez efféminé, elle rentre en tirant ses valises dans l’immeuble à coté de moi.  Sorti à temps, Denis la voit passer fugitivement.
Ce qui m’a amusé dans cette scène, c’est la conjugaison de convergences mystérieuses. Le monde n’est pas si simple qu’il parait nous être donné. Cette femme passant là bas est peut être celle qui vous a guidé les mains lorsque, enfant, vous preniez des cours de modelage…Le taxi que vous prenez aujourd’hui, vous ne pouvez savoir que c’est celui dans lequel votre femme à pour la première fois embrassé son amant, il y a deux ans. Vous croisez des gens déjà vu ailleurs ou qui connaissent très bien votre appartement car ils en ont été les précédents locataires. Laetitia Casta arrivant à New York, regardant un peintre à casquette, la cigarette au bec, ne pouvait imaginer que j’étais un français, la reconnaissait parfaitement et qu’il y avait de ça un mois, j’étais dans son village de Loumio.

En arpentant les rues des quartiers un peu excentrés, partant le long des boulevards sans âme, longue marche sans but; je suis tombé en arrêt devant la petite vitrine d’une échoppe assez misérable. Un cordonnier présentait dans le bric à brac de sa devanture, une paire de chaussure noire montante. La forme me plut immédiatement, elles avaient une tenue très militaire authentique.  Nous sommes rentrés demander le prix. La boutique ressemblait à un débarras. Derrière le comptoir encombré de machines à lustrer, poncer, et d’une sorte d’établi de cordonnerie usé par les ans patiné de graisse et de cirage, se tenait un gars hirsute avec une barbe noir lui mangeant le visage. Il portait comme chapeau un journal plié en forme de bateau comme font les enfants en primaire. Nous pouvions voir que sa tête de rusé commerçant. Je discute  sans succès le prix des chaussures de vitrine.Il nous demande d’où l’on vient. Il a lui aussi un bel accent. Denis qui n’est jamais en reste pour demander d’où viennent les gens qui semblent avoir eu un parcours, lui demande son origine. Le gars nous dit qu’il me fera une ristourne si nous devinons d’ou il vient. En cet été de 2001, l’actualité n’est pas celle de l’après septembre à venir. Denis réfléchit et lui dit « Afghan » Un grand sourire éclaire son visage de barbu farouche !! J’achète à prix réduit les chaussures qui malheureusement ne résisteront qu’un an.

Laurence voulait nous présenter certains de ses amis. Elle avait dit-elle vanté Denis à deux architectes décorateurs qu’elle se targuait de bien connaitre. Mais je crains que ce ne fut pour nous une mauvaise introduction.
 Nous sommes allés avec elle dans un grand appartement de Soho, rencontrer deux architectes aquarellistes qui ne la connaissait réellement que par intermédiaire.
Ils nous reçurent dans une sorte de grand studio d’enregistrement à la décoration étrange. Dans le salon se trouvait une longue console d’enregistrement avec ce qui s’apparentait à un Synclavier, une sorte de grand synthétiseur pour composer et enregistrer de la musique « électronique » Un blanc et un noir semblaient y être au travail.
Les architectes nous reçurent dans un bureau attenant. Andrew Zegna et Bernd H.Dams ont eu un certain succès dans les années 2000 grâce à de jolies publications de leur travaux d’aquarelle. Ils créaient des architectures classiques américaines et européennes avec beaucoup de rigueur et de technique. Aquarelles extrêmement léchées, présentées sur un fond unis, ils peignaient soit d’authentiques projets du dix septième ou du dix huitième siècles non réalisés soit des visualisations d’états antérieurs de châteaux classiques.
Le dialogue fut trainant. Laurence se tortillait. Nous n’avions pas grand chose à dire n’étant pas demandeurs. Eux  peut être, ne voulaient finalement que voir nos tête de français.
 En effet, Il me semblait qu’il formait ce que l’on pourrait qualifier de couple gay raffiné et instruit, francophile et brillant. Leurs travaux étaient remarquables de propretés et de maitrise technique; obsessionnel et maniaque. Mais si loin de nos préoccupations.
Ils voulaient finalement savoir si nous accepterions de peindre pour eux des abats jours gratuitement. C’était imprécis et peu motivant ( et pas vraiment enthousiasmé par une surcharge de travail à l’oeil, je pense)
L’un d’eux fit une phrase malheureuse comme «  C’est très simple, je pourrais le faire moi même.. » Denis sauta sur l’occasion et lui répondit instantanément « Hé bien, faites le ! »
Nous ne sommes pas restés longtemps. C’était peu amical. Le musicien, dont je n’ai pas gardé le nom en tête, était dans mon souvenir, un maghrébin en survêtement qui nous parla en franco globish d’une manière assez frimeuse, pieds nus, faussement à l’aise. Il était pour nous juste un connard cool dans son intérieur mixant du rap avec un gars du Bronx. Laurence les regardait comme une groupie des années soixante dix, tout en étant très empruntée et mielleuse.
Je me souviens d’avantage des aquarellistes car il me semble les avoir de nouveau croisés à Paris dans un vernissage du carré rive gauche où ils exposaient. Mon ami Vianney m’avait offert à cette occasion un livre qu’il leur avait acheté « Les vases de jardin » publié chez Alain de Gourcuff. Ce n’est pas du tout dans mes centres d’intérêt et je soupçonne Vianney de s’être facilement débarrassé d’un achat dont il ne savait que faire.


Denis rentra en contact avec ami français qu’il n’avait pas vu depuis des lustres. Alex O.installé en famille à New York travaillait pour l’Agence Elite. Denis et lui semblaient très heureux de se revoir. Quoi de plus facile pour nous que d’aller boire un verre dans notre quartier!
Hogs and Heifers serait l’endroit idéal. Ainsi commença une soirée mémorable. Une soirée que l’absence de photos laisse dans une sorte de rêve éveillé . Ces photographies absentes auraient fonctionné comme des témoignages concrets suscitant des points fixes sur lesquels ma mémoire aurait pu mieux s’accrocher.
 Alex était assez corpulent, blond avec un large sourire. Il avait tout du bon papa. Son travail lui assurait un confortable niveau de vie que son aspect extérieur ne cachait pas. Les bikers le regardèrent d’un oeil torve. Quand à Denis et moi, nous étions toujours plus ou moins habillés en passe partout, une sorte de « causal » sombre et un peu rock roll par rapport à Alex.
 Le bar lui plut énormément, l’ambiance assez électrisée du vendredi nous imprégna rapidement. Les bières et le bourbon se succédaient. Je commandais assez souvent à ce moment là du « Southern Confort » une liqueur de la Nouvelle-Orléans, sucrée et assez alcoolisée cela se boit en cocktail, moi je la préférais pure, c’est évidemment assez traitre.
 Alex et Denis rivalisaient d’anecdotes et de bons mots. Alex est un jovial. Sa corpulence sa force lui permettent d’être à l’aise partout. Il dégagea un bel espace pour nous autour du bar. La musique toujours aussi forte l’obligeait à gueuler en français devant les serveuses amusées. Je ne sais si nous avions diner, sans doute, car il était déjà tard lorsque l’ambiance montant d’un cran nous vîmes deux jeunes filles en jupes monter sur le bar. La masse de garçons nous entourant se mis à siffler, taper du pied. Une sorte d’ovation scandait les déhanchements des deux filles qui franchement s’amusaient. C’est avec de grands sourires, regardant des types qui devaient les accompagner, qu’elles ôtèrent leurs tee shirts en les faisant tourbillonner dans une main.. Elles arpentaient le bar sans renverser les verres, tournaient sur elles même en riant et criant des « yeeep Hô »tonitruant. Alex et Denis s’époumonait à l’unissons en tapant les verres vides sur le comptoir, je sifflais comme à un concert de rock ( ce qui est un encouragement).
Les soutiens gorges devaient immanquablement rejoindre le décor. Comme des Femen avant l’heure, elles se dégrafèrent en même temps. Ce fut spontané et rapide. Elles arboraient fièrement de belles poitrines rondes et lourdes qui s’envolaient avec rythme. Rien ne peut plus charger l’ambiance d’une fièvre érotique que l’imprévu d’un déshabillage consenti comme une offrande à notre testostérone. Alex était fou. Le bon père de famille avait laissé place au grand fauve, au grand sanglier des marais que rien n’arrête.On criait, on dansait, on s’échappait …… on recommandait à boire.

vipppà 11


C’était impossible d’en rester là. Très heureux d’avoir découvert un bar aussi stimulant; Alex ne voyait pas d’autre choix que de nous rendre la pareille. Il arrêta un taxi pour nous emmener West 20 ème rue qui n’est pas très loin de Meatpacking. L’entrée du VIP Club comporte un tapis rouge bordé de petits pylônes du cuivre. Evidemment cela est plus chic. Nous faisons bonne figure malgré nos verres. Deux gros costauds font office de physionomistes, Alex sors son porte monnaie et nous invite à descendre. Les strass, le velours rouge, tout fleurait bon le bordel chic. L’escalier nous amène dans une grande salle à colonnes avec une scène dominant des rangées de fauteuils en ronds autour de petites tables. Il n’était pas possible d’englober d’un seul regard les scènes incroyables qui s’offraient à nos yeux.  Des dizaines de femmes nues dansant et virevoltant autour de petits groupes littéralement scotchés dans leurs fauteuils club.
 La dénomination exact de ce club est « The VIP Club for Adult Entertainment NYC » On y boit, on y écoute de la musique et surtout on y admire toutes les beautés de la création. Venues des quatre coins du monde, triées comme au Crazy Horse Saloon, de ravissante jeunes femmes de tout types, de toutes tailles circulent en bikini fantaisies, soulignant ce que les autres cachent. Elles sont appelées par les clients accrochés à leurs fauteuils et effectuent contre vingt dollars une danse avec effeuillage suggestif sur votre nez. L’entrée dans cette ambiance chaude et enveloppante vous laisse supposer que vous êtes arrivé au paradis puis après trois danses, vous vous apercevez que c’est plutôt en enfer que vous rôtissez de désir. Des mastodontes de la sécurité sont là pour appliquer la loi et l’ordre. S’il est autorisé de parler aux Napées dansantes, il est formellement interdit de les toucher.
 Installés et déjà avec un nouveau verre devant nous, il me semble absolument irréel de voir autour de nous, une grand brune entièrement nue se pencher sur deux hommes en cravates tout sourires, deux filles complices et contraires en déshabillées, une noire et une asiatique, rirent d’onduler ensemble devant des regards ébahis.
 De quelque côté que l’oeil se porte, les divines proportions des corps en mouvement dans la lumière attirent l’oeil. Nous assistons à deux ou trois danses à nos côtés avant qu’Alex d’un signe, envoie une incroyable belle brune sur les flancs de Denis qui s’enfonce dans le cuir du siège. Elle le regarde dans les yeux, sourie malicieusement et s’appuyant de ses deux mains sur les accoudoirs du fauteuil qui lui fait face, se mets a onduler comme une vague sur Denis. Elle se déshabille en une seconde, il lui suffit de tirer sur un petit cordon de strass et son mini maillot s’en va comme une ficelle qui tombe. Nous regardons le spectacle en riant. Elle ne peut comprendre nos encouragements en français. Denis arbore le masque rieur qu’on lui connait si ce n’est qu’il est figé comme une image à l’arrêt. La grande fille tourne et retourne l’effleurant de ses cuisses, frottant volontairement ses « nipples » sur le torse de Denis qui semble en catalepsie. Les lèvres rouges s’ouvre sur des dents brillantes, je vois son souffle agiter la mèche de Denis dont les yeux clignotent comme une alarme incendie. Lentement, je vois sa main gauche remonter vers la cuisse et se poser doucement presque à la naissance du fessier de la dame. Le geste est à peine ébauché qu’un énorme gars "afro american" en costume pose sa main gigantesque sur le bras de Denis qui vivement rebrousse chemin. Elle lève la tête et fait signe d’un sourire à son ange gardien que tout va bien. Epreuve terrible de frustration mélangée à une sorte de test de température interne, cette confrontation me rappelait les danses des « fillettes » Nouba qui fouettant le sol avec leurs lanières de cuir choisissaient parmi les lutteurs vainqueurs assis au pied d’un arbre celui qui allait passer la nuit avec elles. Une fois s’être bien déhanchées en tapant des pieds en rythme, elles posaient sur l’épaule de l’élu, une longue jambes de filles nues rougies de latérite. Les guerriers eux, baissaient la tête, jouant les insensibles, les pas concernés.
La musique soudainement s’arrête pour reprendre dans une mélodie que tout le monde semble connaitre. Les applaudissement fusent. L’ensemble des jeunes filles converge vers les rideaux rouges qui encadrent la scène centrale. Elles disparaissent pour mieux revenir : c’est la revue!
Elles défilent une à une sous les vivats, descendant de la scène vers la salle, c’est une sorte de parade qui a pour fonction de récréer du collectif, un peu à la manière du « Ein Prosit, Ein Prosit » de l’Oktoberfest qui voit toute l’assistance s’arrêter de parler pour chanter et vider sa choppe.

Nous buvons, applaudissons. Alex a eu sa danse que nous lui avons offert après celle de Denis. Il a résisté vaillamment à une jolie grande tigresse d’un brun luisant qui avait reçu les compliments du bon Dieu.
Pour ma part, je croyais mon émerveillement à son comble, j’étais repus. L’emprise des Physis remplissait ma psyché, s’il ont peut dire!  Dans le défilé se profilait devant moi une grande femme auburn vêtue d’une chemise blanche d’homme ouverte sur son micro maillot. Je fus frappé par son apparence. Elle passa devant moi pour bientôt regagner la scène. Grande et assez charpentée, elle portait sans effort une poitrine de belle circonférence. Son corps était entièrement couvert de taches de son. Les tâches de rousseur par millions virevoltèrent dans mes yeux. Son visage encadré de longues mèches de cheveux épais respirait l’amusement avec détachement. Le port de tête participait à la beauté de l’allure. Son visage piqueté possédait une grâce enfantine que ses yeux améliorait d’une beauté mature. Une tête de déesse sur un corps rêve.
Avant d’avoir pu finir ma dithyrambe, je vis Alex fendre la foule, la rattraper, lui parler à l’oreille et lui indiquer notre table. C’était mon tour, j’étais prêt à mourir.
 Ce fut un moment extatique, proche de l’apoplexie. J’étais propulsé comme un cloporte qui n’a connu que son maigre champs de vision, sur le sommet de l’Olympe au banquet des Dieux. Il n’y a rien à en dire plus. J’ai encore des frissons d’épiderme si je me laisse aller à y penser. J’ai après sa danse cruelle où j’étais la victime sacrificielle volontaire, pu discuter avec elle, elle souriait.
Elle s’amusait de ces français si polis. Elle riait assez tendrement de moi, habituée qu’elle était à l’effet dévastateur qu’elle pouvait produire chez certains. Elle avait vu dans mes yeux que je pourrais être le pantin dont parle Pierre Louÿs. A la fin, je refusais d’acheter un calendrier souvenir voyant qu’elle n'y était pas en photo.
 

vip

Club Heaven & Hell


La nuit fort avancée nous cueillie par sa fraicheur; la soirée entière était une ivresse plus forte que celle de nos breuvages. Dans la rue déserte, Alex n’était plus qu’un possédé marchant dans la nuit. Il voulait expurger le démon qui cognait dans sa chair. Par question de rentrer faire couche-couche panier. Il décida que non, ce n’était pas fini, qu’il en fallait encore. Il partit à la recherche d’un hôtel qu’il connaissait après avoir raflé dans ces boites de fer blanc que l’on trouve sur la chaussée, un journal gratuit avec des annonces d’Escorts.
Je serais pas aussi disert sur la fin de notre nuit.
(.....)
Le week end commençait donc par une lente journée ensoleillé de mars. Nous avons trainé sur les trottoirs adjacents de notre rue en flottant au soleil.. Nous ne restions que très peu dans l’appartement, fuyant la compagnie de Laurence qui semblait ne plus nous supporter et réciproquement. Trainer dans New York est une occupation en soi. Il y a toujours un côté mise en scène qui satisfait l’instant. Nous nous baladions un jour de Saint Patrick. La parade irlandaise fut assez amusante avec ses flonflons de cornemuse endiablée. Les irlandais sont, de tout manière, extrêmement sympathiques, même lorsque l’on porte une sorte d’étau sur les tempes et des jambes de bois. Nous sommes allés en fin de journée, trainer du côté du World Trade Center dont l’ombre double, gigantesque pinceau caressait les alentours. Je ne sais ce que nous avons fait le soir. Sans doute rien, si ce n’est que d’aller se coucher tôt.
Le dimanche fut plus culturel, nous sommes allés visiter le superbe Cloister Museum situé après les quartiers de Washington Heights et d’Hudson Heights, à Fort George . Nous avons été en métro puis en bus car le musée se trouve dans le fort du Tyron Park très loin au nord, au commencement de la presqu’ile. Si la visite est absolument passionnante, l’on est partagé entre le soulagement de voir sauvés des trésors inouïs de l’art classique français et la tristesse de les contempler en dehors de leurs milieux d’origine. Des Jubé, des sculptures de cloitres, des statues absolument uniques transportés à des milliers de kilomètres de chez elles, abandonnées après la guerre, vendues par ceux qui n’y voyaient plus en elles que des vielles pierres inutiles.
Je ne sais pas s’il est autant visité qu’auparavant, plus personne ne m’en parle. Il faut admettre que cet étrange musée est très loin des zones habituelles qui concentrent l’intérêt touristique de Manhattan.
Revenus en bus jusqu’à Harlem, nous avons flanés sur les grands boulevards. Le quartier n’était plus celui entre aperçu il y a seulement neuf ans. La transformation était déjà visible, il ne semblait plus contenir de friches gangrénant les blocks.
 Attiré par des chants, nous sommes entrés assister à un formidable godspel qui débordait d’une église toutes portes ouvertes. L’ambiance y était chaleureuse et bienveillante.

Le chantier touchait à sa fin. Les préparatifs du départ commençaient. Le gros James nous retrouvait tous les matins avec sa gouaille. Affrontant en commun les difficultés des chantiers, les liens entre les intervenants s’affirment ou se dénaturent jusqu’à devenir quelque fois un antagonisme. Nous, nous aimions bien le gros James et il nous appréciait en retour, c’était visible.
Une anecdote le prouve. Il nous avait accepté assez pour répondre d’une façon touchante et inattendue à un coup de gueule de Denis. Nous terminions les murs des entrées des cabines d’essayage, lorsqu’arrivant sans précaution, il bouscula violemment un escabeau sur lequel se trouvait la brosse à patine de Denis. La brosse fut projetée dans le sceau de glacis qui éclaboussa les murs alentours. Le glacis a cette particularité de se comporter avec beaucoup plus d’inertie que l’eau. L’essence et l’huile mélangées est un liquide fluide mais lourd et les éclaboussures furent importantes ruinant notre travail de l’heure. Denis explosa de fureur « What the fuck the fuck you do !» « Goddamn’Shit you fuck’d my fuckin’job, you fucker » etc ..etc..Denis gueulait comme un beau diable hors de lui. Je commençais à éponger, à pocher les murs à refaire lorsque je vis le chef des peintres, attirés par les cris, s’approcher. Il assista à toute la scène.
Plus Denis criait plus le gros James se décomposait, conscient de sa bévue. Il n’était pas peintre juste manutentionnaire s’occupant du nettoyage, il était pour lui très malvenu d’endommager le travail des autres. Le gros James nous surprit par sa contrition, lui qui braillait pour un oui ou pour non, intraitable et explosif, il était ici tout penaud disant à Denis « Yes Yes you’re right Déniss Fuck me .. » « yes fuck me » d’une touchante façon. Denis se calma mais cette scène impressionna le petit italien. Il prit à part Denis peu après et lui dit qu’il était dangereux de parler comme ça à un « Felon convicted »( criminel condamné) lui disant que le James avait été en prison pour meurtre et qu’il suffisait de regarder ses tatouages. Le gros James en avait en effet plein les bras. Il arborait notamment deux belles toiles d’araignées sur les coudes.

Nous nous sommes réconciliés sans problèmes et nous lui fîmes des adieux déchirant mais aussi hilarant. Le gros James avait une expression qu’il employait comme ultime provocation, il tétanisait son interlocuteur avec un « I fuck your dead grandmother! » Que l’on peut traduire dans ce contexte par  « N’insiste pas car voilà dont je suis capable ». Après de grandes embrassades sur le trottoir, montant dans notre taxi, Denis lui asséna un «  hé James, don’t forget to fuck your grandmother too !! »  Le gros James éclata de rire en rameutant la boutique « Guess what Déniss told me…. » On ne l’oubliera pas
Laurence voulait que lui soit réglé le loyer en liquide avant de partir. Cela n’était pas simple car nous ne pouvions retirer qu’une modique somme à chaque fois. Trois cents dollars pas plus et cela était aussi plafonné pour la semaine. Denis passait de distributeur en cash machine. Nos rapports ne se sont pas du tout détendu avec l’approche du départ. Elle dû donc se résigner à recevoir la fin du loyer par virement à notre retour. Il était temps de partir; l’ambiance était assez désagréable.
 Denis ne supportait plus le gros chat chafouin qui errait dans notre chambre. le matelas futon était assez bas pour le voir maculé de traces et de poils de la bête. La litière parfumait la cuisine. Il n’était pas dans nos obligations de la descendre de toute manière; et si Denis l’avait fait, il aurait descendu le chat avec.
Nous avons quitté la boutique avec nos affaires sans voir madame Fourrier. Pourtant il est d’usage de faire un point avec le donneur d’ordre avant de partir définitivement. Mais pour une raison inconnue, elle n’était pas là. Il s’en est suivi une engueulade mémorable de la part de Denis qui ne supporta pas le ton de reproche qu’elle eut au téléphone une fois arrivé à Paris. Puis tout s’arrangea comme à l’habitude.
 La boutique Ungaro sur Madison Avenue resta ouverte pendant Neuf ans. Elle laissa la place en 2010 à une autre enseigne de prêt à porter: Michael Kors.
Il est à noter une transformation extérieure de bon aloi concernant la façade. Le premier étage a été intégré au revêtement de carreaux blanc du rez de chaussée. La corniche fut replacée au dessus des fenêtres supérieures, ce qui élève la boutique, qui n’apparaissait pas si grande auparavant.

KORS 15


Dix ans après.




 

Article extrait d' "Itinéraire New Yorkais" 2020 chez l'auteur Paris

 

 

16 février 2021

L’ATELIER REESE


 Le discret atelier de la rue Durantin. Quartier des Abbesses Paris

rue du durantin

 
Si l’atelier d’artiste a toujours exercé une fascination pour un public averti, il suscite une certaine méfiance et aversion chez les adeptes de l’ordre et de l’hygiène bourgeoises.
Antre alchimique, il révèle l’outillage de la création en accumulant les scories des oeuvres échappées vers leurs destins. Il est habituel d’y attendre un amoncellement énigmatique qui apparaît comme un chaos pour le profane. Sans aller jusqu’aux excès de Lucian Freud ou Bacon, l’atelier, qu’il soit artisanal ou artistique, il subordonne si l’on peut dire, ses dispositions à sa destination. Il témoigne du travail à l’oeuvre.

bouquet reese

L’atelier du 41 rue Durantin s’ouvre sur un petit chemin sinueux entre des grandes tables sur tréteaux et des séries de toiles et panneaux apposés aux murs.
 Il y a des cadres en métal, des panneaux de toiles tendues couvertes d’acanthes, des grands châssis rythmés par de longues étagères pleines de livres, de pinceaux, de peintures et sculptures patinées. L’accumulation y est verticale et horizontale.
On y entre par une petite porte sur la rue qui ne laisse pas présager de la profondeur, qui s’étend sur trois niveaux séparés par de petits escaliers à trois marches…Une sorte de diverticule en micro mezzanine devant une verrière vous attire l’oeil au moment ou vous descendez dans la pièce principale. L’espace est comble, saturé, deux colonnes de métal accolées aux tables occupent le centre.

La lumière vient d’une ouverture zénithale à pans coupés.
Il n’y a que des circulations car il n’y a que des postes de « travail ». L’oeil s’y perd, la présence d’une armée d’ouvrages en cours oppresse.
On ne devient pas le meilleur atelier de peinture de France sans travail.


L’atelier suit au gré des travaux une fébrile activité qui s’achève par un déménagement qui le vide partiellement; comme un ressac, comme un poumon qui respire mais au fil des ans il reste en témoignage de campagnes glorieuses, bon nombre de trophées qui se greffent sur les murs et les étagères. L’atelier semble atteint d’une légère syllogomanie. C’est un lieu extraordinaire qui ne se visite pas. Il peut se fréquenter en invité, ce qui est un privilège.


 

Sebastien & Nicolas REESELes deux frères Reese ne sont associés que depuis 2006, bien que certains diront qu’ils se connaissent depuis l’enfance. Cela pourrait paraitre juste une formule à ceux qui ne comprennent pas les ressorts secrets des liens fraternels dans la confiance et le pardon. Leur affinité, leur goût et sensibilité aux choses de l’art naissent d’un creuset magique; un père australien, une mère anglaise qui se rencontrent à Rome, se marient à Paris et élèvent leurs enfants en Corse. Ils grandissent à l’ombre du meilleur des parrainages:  l’éducation éclectique entre les humanités françaises et la vibration italienne de la « cosa bella » L’équilibre entre le réel et l’idéal.
Voilà quinze ans d’activités couronnées de succès pourrait-on dire plus certainement.
Le succès fut présent dès les premiers engagements sur la scène de la décoration intérieure, succès secret, succès discret sans bruit qui s’étend dans un petit milieu privilégié. L’audience est restreinte mais internationale.
La peinture décorative est présente partout bien qu’invisible à l’oeil du public. C’est le nécéssaire inutile qui est le luxe du superflu comme disait Serge Royaux.
 Esthètes, collectionneurs, amateurs d’objets d’art demandent à leur environnement d’être un miroir réfléchissant leurs gouts. Tout est lié, de l’architecture aux arts plastiques, par le souci de l’écrin qui donne l’âme, l’esprit du lieu, le « genius loci » des « demeures de l’esprit » que certain se plaisent à inventorier avec talent.

L’atelier Reese atteint une maitrise de la peinture qui est loin de n’être que technique.

Mais le terme de peinture est à préciser. La peinture est d’intérieur comme le montre les grands décors monarchiques de 1670 / 1680 du château de Versailles. La peinture d’intérieur est aussi une peinture de chevalet, le chevalet est un outil d’atelier, la toile peut être marouflée et elle l’est le plus souvent pour les compositions les plus ardues. La distinction est donc illusoire et le terme « décorative » accolé à la peinture peut désigner Matisse comme Sert.

 

somewhere Toiles Nicolas
Au château de Versailles « Les sujets des tableaux et sculptures composant les décors étaient inclus dans des programmes iconographiques dont les sens est naturellement politique, dans la résidence du souverain, et dont le principe est la métaphore » écrit Nicolas Milovanovic. ( cf: Du Louvre a Versailles Lecture des grands décors Monarchiques N.Milovanovic  Belles Lettres 2005)

 Colbert concevait ces programmes et Le Brun les transposait en peinture. Certains étaient refusés pour des motifs généralement politiques, mais la liberté d’interprétation du peintre était grande. Les décorateurs d’aujourd’hui sont comme Colbert en son temps, des concepteurs de programmes métaphoriques allant dans le sens de la politique du client. Il se reconnait dans ces programmes plus qu’il ne les inspire. La liberté du peintre est à la mesure du discours évanescent du décorateur qui ne brille que par l’excellence du peintre qu’il emploie. C’est à ce point de création que le niveau général bascule dans l’excellence ou pas. Rubens a fait chuter Salomon de Brosse qui a été limogé car ils avaient un différent sur les arrivées de lumière dans la galerie Médicis. Le peintre peut supplanter l’architecte d’intérieur. Qui se souvient de la querelle entre Poussin et Le Mercier concernant les décors de la galerie du bords de l’eau au Louvre? Qui se souvient de Le Mercier? Le peintre est essentiel à la conception des décors, on peut le qualifier de maitre d’oeuvre du décor.  Il ne s’agit bien évidement pas des réalisations les plus courantes, nous parlons des travaux d’excellence. L’ensemble de la jolie peinture décorative ne rentre pas dans ces propos. L’atelier de Nicolas et Sébastien Reese a quitté il y a bien longtemps maintenant le gros du bataillon des peintres décorateurs, si bien fantasmé par Maylis de Kerangal, qui vont de l’école Van der Kellen à la Lascaux II. Les réalisations de l’atelier Reese sont un éventail qui propulse de l’air pur.

nico reese

 

 


L’ainé, Nicolas, peint et compose. La manière et le médium sont multiples, chaque repli de l’éventail est une spécialité atteinte avec maestria. Peinture à la touche et déliée alliant le trait et le coloris du dix-huitième siècle, ce ne sont pas des copies, pas des « à la manière de » ce sont, avec une vraie sensibilité d’époque qui donne toute la véracité aux ornements, de vrais originaux qui apparaissent.
Peinture à l’eau, peinture à la colle, aquarelle sur fond de calcaire, la subtilité des tons empêche le spectateur inattentif à l’oeil brouillé de voir la qualité des détails, la maitrise du pale dessin qui est l’armature sur laquelle repose la composition de Richard Mique qui n’a jamais fait de voyage dans le comté de Berkshire.



sebastien ReeseSébastien compose et peint. Il est complémentaire de la main du premier, il a l’oeil en couleur, il perçoit les subtilités du « Off White » et est capable de composer une harmonie albuginée pour la pièce maitresse du chef d’oeuvre de Sir Edwin Lutyens dans la Test Valley. Sebastien cadre et colore avec un sens de la lumière que ne renierait pas Sven Nykvist.
Nicolas a fait ses apprentissages à l’académie Charpentier et rue du Métal à Bruxelles, Sebastien lui a étudié le graphisme et la réalisation cinématographique, sa première production picturale montre des plans fixes en noir et blanc, transposition d’un temps suspendu qu’Hopper illustra en couleur.

 Nicolas lui visant les étoiles, s’étourdira dans ses premières oeuvres dans une voie lactée de grand format dont chaque étoile est une goutte d’eau peinte à la martre. Un labeur cosmique obsessionnel qu’il a quitté aujourd’hui pour une peinture personnelle qui fige le regard dans une poésie qui rendrait la macula désirable.


reesssseeee logo

Il y a derrière le sigle Reese studio ou Atelier Reese, le lecteur l’aura compris, bon nombre de possibilités comme avec des chapeaux cachettes. Les décors de l’architecture des grandes demeures rassemblent dans la production de l’atelier, les peintures sur toiles, les peintures sur boiseries, les peintures sur verre (ou plutôt sous verre, tant la technique est inversée, car c’est par l’envers que se trouve la vision du recto) et enfin les peintures sur soie comme par exemple pour la re-création de tissus d’ameublement du château de Versailles ainsi que les grandes compositions pour les appartements de monsieur Thierry de Ville d’Avray place de la concorde. Cette réhabilitation des décors comportait un double défi. Dans le Grand Cabinet, sur les neufs panneaux du XVIII ème siècle, il en manquait malheureusement cinq. Cinq grandes parcloses ( panneau vertical ) à réintégrer en motifs et couleurs. Qui pouvait se charger de ce travail d’orfèvre ?

gros de tours peint

 

L’atelier Reese sut réaliser une continuation des panneaux peints sur soie. Le résultat fut si impressionnant qu’une idée audacieuse vît le jour.
 La salle à manger privée de monsieur comportait un treillage de verdure avec des oiseaux exotiques imaginés par Alexis Peyrotte (1699 - 1769). Cette composition célèbre a disparu comme la plupart des oeuvres de ce grand peintre rocaille si célébré sous Louis XV. Ses peintures du cabinet du dauphin au château de Versailles ne sont connues que par des aquarelles, il en va de même des décors des châteaux de Crecy, de Choisy, de Sceaux qui ont été détruits. Seules subsistent les magnifiques peintures faites au château de Fontainebleau dans le cabinet du conseil du Roi.
Une description des panneaux de verdure de la salle à manger de monsieur de Ville d’Avray subsiste néanmoins aux Archives Nationales. Il s’agissait pour l’atelier Reese de concevoir sur soie un décor reprenant les éléments de Peyrotte. Les arabesques, les oiseaux exotiques, les fleurs et feuillages qui avaient fait la renommée de cette salle à manger, devaient renaître en toute simplicité. Mais s’il y a loin de la coupe aux lèvres, l’on peut affirmer que les fruits n’ont pas désespérés la promesse des fleurs. C’est encore un tour de force. Il faut le dire et le proclamer.

soie peinte reese


Renaître en toute « simplicité » est une formule agréable qui ne donne pas la mesure de la difficulté de l’entreprise. Les heures de travail, la dextérité viennent après la science de la composition. Comme pourrait le dire Sebastien Reese : « l’ordonnance, l’équilibre sont aux panneaux décoratifs ce qu’est un bon scénario pour un film … un préalable. »
Les appartements de monsieur Thierry de Ville d’Avray seront visibles par les amateurs. Des visites seront organisées et il faut espérer un dossier de presse aussi bien réalisé que celui édité pour l’ouverture des nouvelles salles du département des Objets d’Art de l’aile Sully du musée du Louvre en Juin 2014.

Ces compositions réalisées sur du gros de Tours avec feuillages et fleurs parmi lesquelles les oiseaux se cachent semblent avoir sauté les siècles. Le tout est si subtilement « vieilli » intégré dans l’harmonie générale qu’il en devient invisible par lui même. C’est ce qui stupéfie dans cette gageur. Personne n’aurait eu l’audace de s’y aventurer avec ce minimum de temps.
Cette réalisation est d’une si impressionnante qualité qu’il n’est pas pensable de ne pas les distinguer comme « créations » authentiques.
Les créateurs doivent être cités et célébrés.


La décoration intérieure se nourrit de restauration ainsi que de restitution. Le dégagement stratigraphique des surfaces repeintes laissent apparaitre le décor dit de premier état. Celui que l’on se doit de mettre au jour. Le scalpel chirurgical est donc le seul outil pour enlever les strates et conserver le décor original. Le dégagement est donc toujours « mécanique » et non chimique. Les parties dégagées sont restaurées, les parties pas trop détériorées sont « restituées »  Les parties manquantes, disparues ou jamais réalisées sont donc re-créées. Pour réussir ce tour de force, la ré-création, il faut une dextérité peu répandue. Le risque de basculement dans le vrai pastiche est immense; s’attaquer à des panneaux décoratifs en ayant la main de François Joseph Belanger par exemple, est un coup de maitre.

C’est donc patiemment que la réputation d’un atelier émerge. L’éclectisme des compétences, la faculté de relever des défis, la gestion d’équipe pour les grands travaux à l’étranger donnent aux donneurs d’ordre et commanditaires une confiance qu’un seul faux pas fait disparaitre. Aller réaliser des peintures in situ demande une préparation, une souplesse qui se doivent d’être au niveau des interventions. Le studio Reese ne peut égrener les interventions sans faire tourner la tête d’un Phileas Fogg: Los Angeles, Miami, Manhattan, Brooklyn, Londres; Hampshire, Suffolk, Jersey, Vienne, Florence, Lisbonne, Genève, Bâle, Ankara, Moscou, Sidney,

dressing Reese


Le verre devient une spécialité du studio Reese. Peindre sur verre parait être un gage de pérennité en ce qui concerne la peinture et la finition glacée mais le support disparait lui très facilement, ce qui équilibre les choses. La réalisation de motifs décoratifs sous verre comme ceux inspirés de William Morris se doivent d’être à la hauteur du métal précieux qui les protège, le palladium plus cher que l’or. La technique nous l’avons dit, est inversée. Les détails se réalisent en premier jet puis viennent en couches consécutives les différents éléments jusqu’au fond qui masqueront l’ensemble. La technique est la même avec les créations contemporaines. Le studio a réalisé une sorte de « chef d’oeuvre »  pour françois Champsaur: une mer d’indigo se noyant dans sa dilution vers le ciel du matin. Les reflets glacés font de cet Himalaya technique un objet précieux qui réchauffe l’esprit. La poésie s’écrit aussi avec de la peinture à l’huile extra fine.

plxglass reese


Après ces incursions dans les marges, la création peut s’affirmer par un chemin vierge de toutes traces. Sebastien et Nicolas Reese surprennent et déstabilisent le petit monde de la décoration peinte, phagocytée par les antiquaires où ils avaient leurs entrées. Ils deviennent créateurs de miroirs. Ils fabriquent à partir de vitres faites à la main, coulées sur table ( L’encyclopédie nous dit: C’est un procédé qui consiste à mélanger la silice avec des fondants comme de la chaux ou de la soude. L'objectif étant de rabaisser la température. Après ajout de l'eau et du calcin, le mélange est porté à une température de 1 550 degrés.)
Le verre est irrégulier. Il a des vagues et miroite sans le savoir. Le fond le révélera à la lumière qui pour l’instant le transperce.

reese akm


C’est avec ces matériaux que le miroir Reese qui pourrait s’appeler le miroir « sorcier » voit le jour. La découpe, le cadre d’acier, la peinture, les nuances en font un objet magique qui renvoie plus de mystère que de reflets.

Ces créations s’exposent jusqu’à Los Angeles grâce à la Galerie Carole Decombe. Les amateurs commencent à converger, ils seront légions quand l’ordre leur sera donné par la presse spécialisée et que les Reese seront hors de prix pour eux, c’est la fatalité des mouvements grégaires dans le monde du marché de l’art. Avoir un « Acamas » sera une gloire alors que cela est une émotion actuellement. Les formes sont importantes, elles se posent sur le mur qu’elles rejettent loin derrière. Le sujet se place devant le miroir c’est un réflexe de narcisse immémorial mais le reflet vous trahit, votre double vous abandonne, il n’y a que votre aura ectoplasmique qui vous saisit en libérant votre esprit, c’est ainsi que nait l’émotion.
Les commandes viennent de la partie éclairée par les sommets. Ils puisent dans l’obscur anonymat des créateurs les pépites qui éclairent leur travail de décoration. La lumière peut venir de la main qui les choisit, espérons le pour le Reese studio qui réitère ses ventes auprès de Michael S. Smith, qui a su embellir les intérieurs de Cindy Crawford ou Dustin Hoffman avant de décorer les appartements privés du couple Obama à la Maison Blanche.

Michael comme il se présente lui même, chasse en Europe et propose dans son « Jasper Showroom » de Los Angeles les objets qui rentrent dans son vocabulaire décoratif en offrant un choix, sans précédant dans le monde du Design, d’oeuvres toujours nouvelles et en évolution, avec toujours l’idée sous jacente que tout le monde devrait vivre avec les objets qu’il aime.

Pour Nicolas et Sebastien Reese le futur est proche. C’est un glissement vers une personnification de la création qui fera tomber les paravents occultant leurs travaux.

big taff reese


 La peinture toujours à l’oeuvre ( L’exposition à la galerie Decombe l’année dernière )  Les  créations de miroirs ( exposition Zeugma 1 et Zeugma 2 *)  Les géants commandés par Michael S. Smith s’inscrivent dans la durée.

soie peinte reese


L’actualité de l’Atelier est l’ouverture prochaine de l’Hôtel de la Marine avec la visite des appartements de l’intendant au son du « confident » sur les oreilles (pour ceux qui ne le savent pas encore, il s’agit d’un casque connecté).
Découvrir l’atmosphère du XVIII ème siècle restituée sera le point d’orgue du parcours.
L’Hôtel du Garde Meuble anciennement ministère de la Marine, a été très peu ouvert au public. Après trois ans de fermeture, l’ouverture d’un des plus beaux balcons de Paris sera un événement. L’atelier Reese en fait partie et pour sa meilleure part.



balcon concorde


Les visites des appartements sont déjà ouvertes à la réservation sur le site de l’Hôtel de la Marine.
https://www.hotel-de-la-marine.paris

 

* Zeugma 1 & Zeugma 2: Exposition de miroirs Reese à la galerie Carole Decombe à Paris Rue de Lille.

 

 

 

 

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