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FLORIDUM MARE................................
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14 mai 2022

CARTE EN FRANCHISE

 

Dégageant une senteur de bois chaud, le tiroir du secrétaire, resté silencieux dans le salon fermé depuis des semaines, déborde de vieux papiers. L’odeur de colle, de bois, stagnant dans l’immobilité est perceptible dès les premiers mouvements. Une carte colorée apparait. Elle attire l’oeil par son petit bouquet de drapeaux. Les rouges sont très vifs, les bleus tranchent fortement sur le fond très jauni du papier. C’est une carte postale couverte d’une écriture fine. L’encre est subtilement violacée.
« Correspondance des Armées de la République » en est l’ en-tête bleue suivi de « Carte en Franchise » illustrée à droite par un bouquet de quatre drapeaux. Une carte militaire, un souvenir familial. Elle a trouvé sa place depuis bien longtemps dans ce petit tiroir en placage d’acajou. Elle est là depuis que de main en main elle a été lu par son destinataire qui l’a conservée.

Capture d’écran 2022-05-14 à 20

Le drapeau français est bien déployé en haut à droite, suivent le drapeau de la Russie, trois bandes horizontales Blanc, Bleu, Rouge, puis celui de la Belgique, noir, jaune, rouge, Enfin du Royaume Uni, rouge avec un insert en haut près de la hampe de l’ »Union Jack » ce drapeau est le « British Red Insign »Le drapeau du royaume Uni « marine ».  Les cartes militaires auront de plus en plus de drapeaux au gré de l’Entente.
Le cachet de la poste fut frappé sur la base des drapeaux. Il est malheureusement peu lisible. Avec beaucoup d’attention, on peut néanmoins déchiffrer sur la circonférence du cercle, la mention « Secteur Postal 147 »  Les chiffres de l’intérieur sont hélas beaucoup trop effacés; il n’y a que le chiffre « 28 » de discernable.  La date était pourtant la première indication que l’on souhaitait trouver. Très lisible par contre est la mention du destinataire, elle est adressée au Maréchal des Logis de Cambolas, 11eme Dragons escadron territorial Montauban, Haute Garonne en abrégé. Cette adresse fut rayée pour être remplacée par « 129eme Territorial Agen ». Le trait de plume est d’ une autre écriture. La mention est ferme et appuyée, Agen est souligné.

Voilà donc une des cartes que les Postes française éditèrent par millions. Cartes en franchise pour les soldats de la première guerre mondiale. L’expéditeur avait en perpendiculaire l’obligation de mentionner son grade et son régiment. Il est stipulé que ces indications devaient être reproduites « dans l’adresse de la réponse ». Du bout de la plume, l’expéditeur a inscrit en abrégé d’une petite écriture que l’on dirait tremblante: "H de Cruzy M° de L° 10é D.° 2é Esc° SP 147"   que l’on peut transcrire par : Henri de Cruzy  Maréchal des Logis  10 ème Dragons,  2ème Escadron, Secteur Postal 147.
La carte comporte sur son verso le message de l’expéditeur, il n’y a aucune illustration c’est une carte lettre prépayée par les postes française. Monsieur Jean pierre Legras de l’association APRA nous renseigne:  (https://apra.asso.fr/)

« En août 1914, le ministère de la guerre met en place une administration unique « Trésor et Postes ». Mais l’importance du courrier oblige à réorganiser le dispositif dès le mois de décembre. Le « Bureau Central Militaire » trie le courrier par « Secteurs Postaux ». Ensuite, il est adressé à un « Bureau Frontière » au contact du secteur civil et du secteur militaire. Pris en charge par « l’Ambulant d’Armée » qui le remet au « Vaguemestre d’Etape », celui-ci le conduit aux « Bureaux Divisionnaires » où s’effectue le tri par régiment. Là, le « Vaguemestre » remet le courrier à la compagnie du destinataire. Ces fonctions sont confiées aux militaires. Le courrier venant du front suit le chemin inverse.
Capital pour le moral des soldats comme pour l’arrière, mais aussi pour l’armée, ces échanges font l’objet de contrôles et de censures : il ne faut pas compromettre les opérations futures, ni mettre en danger les combattants, et ne pas laisser se propager des rumeurs ou des faits qui pourraient altérer le moral des combattants comme celui de l’ « arrière ». Pour déjouer le contrôle, certains utilisent un code ou le patois. De son côté, l’armée impose l’écriture au crayon, et retarde la distribution du courrier.
Trois types de correspondance sont utilisés : la carte postale, la carte-lettre et la carte en franchise. Au total, plus de 10 milliards de correspondances sont échangées, d’ou une grande diversité de modèle - 132 types « carte correspondance militaire » - une multitude de griffes, cachets, marques de contrôle,..."


Capture d’écran 2022-05-14 à 20

Mon bien cher Oncle
Pas le moindre incident ici- On suit la marche des Russes en Galicie et des progrès de la flotte alliée dans les Dardanelles- Ce n’est pas fatiguant- - Nous vous remercions beaucoup de votre envoi- C’est la chose la plus pratique dans les tranchées pour faire du thé, du punch, du café ou autre réconfortant.
Ma soeur m’a écrit aujourd’hui que vous allez partir pour la Syrie, moi qui n’ai pas de tuyaux je dis que c’est un voyage épatant qu’en pense-t-on à Montauban . Je pars à 3h49 surveiller les boches autrement dit je vais aux tranchées avec Maurice , toujours monté sur Favori. Je vous remercie bien encore une fois et vous dit affectueusement au revoir.
Henri


Deux maréchaux des logis s’écrivent. Le neveu écrit à son oncle.  Le secteur postal 147 se situe près de Colmar à Epinal.  Le maréchal des logis Cruzy est donc en Alsace face aux lignes ennemies.  Tout semble calme. « On suit la marche des Russes en Galicie et des progrès de la flotte dans les Dardanelles » . Voilà heureusement une vision globale s'élévant du quotidien. En effet ces deux événements internationaux peuvent aider à déterminer la date de redaction de cette carte. Le corps expéditionnaire Russe en Galicie qui se situe en Ukraine de nos jours à quelques 70 km de la Pologne s’est déployé pour exercer une pression sur le flan Est de l’Autriche Hongrie et de l’Allemagne. L'offensive de Gorlice-Tarnów en fin 1915 menée par plusieurs divisions allemandes obligera la Russes a reculer de plus de 150 kilomètres. La progression de la flotte dans les Dardanelles est bien connue comme la défaite de la péninsule Gallipolli par la marine anglaise et l’armée française entre mars 1915 et janvier 1916. Le maréchal des logis Cruzy remercie pour un ustensile qui semble multifonctions. C’est d’ailleurs pourquoi il semble si pratique dans les tranchées. Cela pourrait être un réchaud à alcool avec son récipient incorporé.  Puis la lettre prend une tournure plus intime, plus familiale où le maréchal des logis dit avoir reçu une lettre de sa soeur concernant un possible départ de son oncle pour la Syrie et évoque « Maurice » sans plus de précision car son oncle le connait certainement, ainsi que le nom de la jument « favorite ».  
Par la généalogie et les archives militaires, nous pouvons faire les recoupements qui suivent. Henri de Cruzy Marcillac est inscrit au tableau d’Honneur des morts pour la France 1914 - 1918,  édition La Fare 1921 de la BNF. Il y est inscrit :

« CRUZY-MARCILLAC (Henri-Gaston-Emmanuel de), né en 1895  ( croix posthume), IH (palme et étoile), engagé volontaire, sous-lieutenant au 28e Chasseurs alpins.
Engagé, le 25 août 1914, au 10e Dragons; passa, sur sa demande, dans l'Infanterie. Tué à Suzanne (Somme), le 31 octobre 1916. »

 Par la généalogie, nous relions sa mère, Edith de Cruzy Marcillac  comme la soeur du Maréchal des Logis Jean de Cambolas né en 1873 de 22 ans son ainé.  Henri évoque sa soeur Renée, née en 1891qui lui survivra jusqu’en 1959.  Le maréchal des logis Henri de Cruzy Marcillac est mort sous-lieutenant en étant au 28 eme régiment de Chasseur Alpins. Le 10 ème Dragon ne fut stationné dans le secteur d’Epinal à partir de décembre 1914 et cela jusqu’en mai 1916 puis il fut engagé aux chemins des Dames  en 1917.  Henri de Cruzy à été tué dans la Somme en 1916.
Maurice avec qui il va « surveiller les boches » est possiblement son cousin germain. Sensiblement du même âge car né en 1892, Maurice de Cellery d’Allens a lui aussi une mère née Cambolas ; Marguerite, la soeur d’Edith, mère d’Henri. Toutes deux soeurs du maréchal des Logis Jean de Cambolas; l’oncle célibataire qui fut incorporé dès 1914 la quarantaine tout juste franchie.  Le père de Maurice qui monte au petit matin surveiller les boches sur « Favorite »  Gaston de Cellery d’Allens ,d’abords sous-lieutenant au 30ème régiment de ligne, puis lieutenant au 10ème régiment de dragons, enfin capitaine à la Légion étrangère, fut décoré de la croix de guerre sera tué en septembre 1915, mort pour la France comme son neveu. Maurice lui, survivra et aura une belle carrière militaire en Syrie et au Maroc.  Le maréchal des Logis Jean de Cambolas n’ira jamais en Syrie, il terminera la guerre au camp d’aérostation de Saint Cyr.

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Un article de presse, plié soigneusement, était accolé à cette carte lettre. Le titre du journal était déchiré et sa date également. La lecture de cet article est non seulement édifiante mais instructive sur un certain état d’esprit. Cet article a été conservé avec cette carte car il lui est lié. Lié par le souvenir d’une touchante relation familiale entre un jeune oncle et son neveu mort à 21 ans. Les liens entre les famille se cimentaient avec de la douleur, Edith perd son fils, Marguerite son mari , Jean perd un neveu et un beau frère.
Voici la transcription de cet article qui après quelques recherches à la BNF sur le site Gallica a été publié dans « L’Oeuvre » le dimanche 25 février 1917 et depuis conservé dans ce même tiroir.


Sous la rubrique « L’oeuvre militaire »:

 

Capture d’écran 2022-05-14 à 20


Une plainte Une proposition

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Le 28 septembre dernier un léger incident survenait à la gare régulatrice de C… Un sous-lieutenant de chasseurs alpins qui remontait au front retour de permission M. de Cruzy Marsillac ayant demandé au commissaire militaire adjoint, le lieutenant O… Un renseignement celui-ci incrimina son « ton arrogant » et la « mauvaise grâce » dont il aurait fait preuve. Le même jour, le commissaire régulateur de la gare de C le commandant J... transmettait un rapport en insistant sur le "service pénible de ses collaborateurs obligé de subir des appréciations déplacés" et il concluait en demandant que "pour éviter le découragement dans un corps d'officiers qui a toujours fait preuve de dévouement et souvent de courage, la sanction fut porté à la connaissance de la régulatrice de C…."
La plainte suivit son cours. Elle fut dirigée sur le 23e bataillon de chasseurs alpins qu'elle désignait comme étant le corps auquel appartenait l'officier incriminé. Le commissaire militaire dans son emoi avait mal noté le numéro.  Monsieur de Cruzy Marcillac appartenant au 28e bataillon. Le 23e répondit donc aucun officier de ce nom ne figurait sur ses contrôles. Le dossier avec cette mention revint à la régulatrice de C. Que pensez-vous que fit le commissaire régulateur ? Qu'ils jugent l'incident clos ? Non. Il conclut formellement que l'interlocuteur de son adjoint portait bien le numéro 23 et il demande que le dossier fut transmis à la sûreté pour "rechercher l'individu qui s'était présenté le 28 septembre à la gare de C… Qui paraissait avoir usurpé la qualité d’officier avec port illégal d'uniforme et avoir voyagé sous un faux nom et avec une fausse permission".

La sûreté s’étant mise en action, on finit par découvrir que le sous-lieutenant d’Alpins était au 28e bataillon. On lui demanda des explications, ce fut le colonel Messimy, commandant la brigade de chasseurs, ancien ministre de la guerre, qui répondit par un compte rendu adressé au général commandant le 10e C. A et dont voici la conclusion:


Il a été impossible de recueillir les explications de l'officier incriminé, pour la raison suivante, des exercices de lancement de Grenade ayant eu lieu récemment au 28e bataillon en vue d'un assaut prochain, un de ces projectiles fut lancé maladroitement et alla tomber près de la section du sous Lieutenant de Cruzy Marcillac laquelle allait être décimée.

Cet officier se précipita sur l'engin, le lança à nouveau et sauva ainsi ces chasseurs. Malheureusement la grenade a peine lancée, éclatait et tuait le jeune officier.
Les règlements ne permettant pas de décerner la Croix aux militaires morts au champ d'honneur c'est l'unique raison pour laquelle j'ai dû me borner à demander pour Monsieur de Cruzy Marcillac une citation à l'ordre de l’armée. Il avait déjà eu une attitude splendide aux glorieux combats des 4 et 12 septembre. Il est mort en faisant noblement le sacrifice de sa vie. Je demande que le présent compte rendu soit communiqué à la régulatrice de C et aux lieutenants O. et D. commissaires adjoints. Ces officiers verrons ainsi pourquoi il n'a pas été possible de donner la « suite convenable » qu'ils réclamaient pour le rapport, ils puiseront dans sa lecture de nouvelles forces pour éviter de le découragement et subir dans « leur service pénible les observations déplacées des militaires de passage » enfin ils pourront identifier " l’individu" qui s'est présenté le 28 septembre à la gare de C. et « qui paraissait avoir usurpé la qualité d’officier », cet « individu » se nomme Henri de Cruzy Marcillac, sous-lieutenant au 28 bataillon de chasseurs alpins, deux fois cités à l’ordre, mort glorieusement pour la France en sauvant la vie de ses chasseurs.
 Au cas où Messieurs les commissaires adjoints se plaindraient à nouveau des fatigues de leurs services, je suis disposé à leur réserver deux vacances sur les 17 provoquées dans le cadre des officiers du 28 BCA par le meurtrier combat du 5 novembre.
 Nous ne savons pas encore à leur actuel si les commissaires de la régulatrice de C ont accepté la proposition du colonel Messimy.

Mortimer-Megret


 Extrait du Tableau d'Honneur Mort pour la France 1914 1918 avec une belle coquille concernant la date du décès et sur le nom de famille de sa mère ...

inévitable?

henri de Cruzy

 

 

 

 

 

 

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