VIE ENCLOSE
Ici toute une vie invisible est enclose
Qui n’a laissé voir d’elle et d’un muet tourment
Que ce que laisse voir une eau d’aspect dormant
Où la lune mélancoliquement se pose.
L’eau songe ; elle miroite ; et l’on dirait un ciel,
Tant elle s’orne d’étoiles silencieuses.
Ô leurre de ce miroir artificiel !
Apparence ! Sérénités fallacieuses !
Sous la blanche surface immobile, cette eau
Souffre ; d’anciens chagrins la font glacée et noire ;
Qu’on imagine, sous de l’herbe, un vieux tombeau
De qui le mort, mal mort, garderait la mémoire.
Ô mémoire, par qui même les clairs instants
Sont douloureux et comme assombris d’une vase ;
L’eau se dore de ciel ; le chœur des roseaux jase ;
Mais le manque de joie a duré trop longtemps.
Et cette eau qu’est mon âme, en vain pacifiée,
Frémit d’une douleur qu’on dirait un secret,
Voix suprême d’une race qui disparaît,
Et plainte, au fond de l’eau, d’une cloche noyée !
Les vies encloses , Epilogue 1896 . Georges Rodenbach
Les besoins de la vie en ce lieu sans ressource
De mon esprit errant avait borné la course
Quand par des secours généreux
Dont nul des vôtres n'est avare
Vous avez ,dans l'ombre , comme eux
Ranimé ce pauvre Lazare
Objet de vos bontés , Marquis, je vais encore
Vers le Pinde une fois reprendre mon essor
Y cueillir des roses nouvelles
Dignes des bouquets de Parny
Vous offrir la première et les autres aux belles
dont vous êtes le favori .
Olympe Bénazet ( 1802-1879)
Le soir descend ; il est imminent ; il approche,
Emblème de la mort que trop on oubliait ;
– On était trop vaillant, on était trop quiet ! –
Mais le soir doucement nous en fait le reproche
Car il est comme le précurseur de la mort !
Ah ! comment s’en sauver, quel moyen qu’on l’élude,
Et qu’on s’illusionne et qu’on le croie en tort
Et qu’on échappe à ce qu’il a de certitude,
Le temps de se reprendre au leurre du miroir :
Fenêtre où s’envoler, tournant le dos au soir !
Le temps de se reprendre au mensonge des lampes.
L’ombre s’aggrave ; tout s’oriente déjà
Vers la nuit ; seul un lis plus longtemps émergea ;
Mais, là, tous ces drapeaux qui meurent à nos hampes !
Tous ces cygnes que l’ombre incorpore ! Ces ors
Se dédorant sur les lambris et sur les plinthes
À mesure que les ténèbres du dehors
Couvrent de crêpe un vieux portrait aux lèvres peintes !
Les bibelots pensifs abdiquent sans effort
(Tristes un peu de se sentir des urnes closes)
À l’ombre qui leur fait une petite mort,
Et mon âme s’incline à l’exemple des choses.
Les vies encloses , VI Le soir dans les vitres 1896 Georges Rodenbach
Promenade en Mayenne. Décembre 2012