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Étrange parcours que celui du jeune Wei Jingsheng.
Né à Pékin en 1950, il reçoit une excellente formation maoïste suivant le cursus traditionnel des enfants de la catégorie Rouge. Il passe du primaire jusqu’au collège dans les prestigieuses écoles des enfants des hauts cadres du Parti.
La société chinoise était subdivisées en dix catégories, cinq rouges et cinq noires. Les catégories noires ne pouvaient prétendre au même parcours ( propriétaires terriens, droitiers, contre révolutionnaires, paysans riches... la catégorie, s’étendant à toute la famille, vous classait comme « mauvais éléments » exclu de la société)
Wei Jingsheng devint tout naturellement garde rouge, position initialement réservée aux enfants de cadres avant l’ouverture rapide à tous les étudiants et lycéens quelque que soit leur appartenance catégorielle.
La mobilisation unique des étudiants de la catégorie rouge semblait en effet restreindre la portée politique du mouvement initié par Mao Tsé Young. Il s’agissait pour lui de réaffirmer son pouvoir au sein du comité central du parti en purgeant les cadres et ce n'étaient pas spontanément la cible de leurs enfants gardes rouges.
C’est à cette occasion que son talent de fin manoeuvrier politique peut être analysé.
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Critiqué par le général Peng Dehuai suite à l’échec économique et politique du Grand Bond en Avant. Sa marginalisation ( il du quitter ses fonctions de président de la république) favorisa la position de Liu Shaoqi qui lui succèda. Mais Mao Tsé Young garda sa position de président du parti et réussi à placer Lin Biao à ses côtés. Général fidèle et dévoué, excellent stratège. Liu Shaoqi n’a pas vu le piège et ne su pas le déjouer.
Mao initia avec son épouse Jiang Qing et l'aide de Lin Biao, la Révolution Culturelle qui n’avait pour but non dit que de le rétablir en guide suprême, serait ce au prix d’un bouleversement immense.
Liu Shaoqi sera arrêté en 1967 avec sa femme Wang Guangmei, ennemie personnelle de Jiang Qing. Elle sera humiliée en public avec sa robe à grosses boules tristement célèbre. Liu Shaoqi meurt en prison en 1969.
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Wang Guangmei
***
Wei Jingsheng devint par ses prises de position et son engagement politique, un écrivain important à la suite de ce que l’on appellera le « Printemps de Pékin ».
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La Révolution Culturelle telle que je l’ai vécue.
par Wei Jingsheng-
Récit
J'avais seize ans quand la Révolution culturelle éclata. C'était en 1966. Selon le calendrier normal des études, c'est cette année-là que j'aurais dû obtenir mon diplôme du 1er cycle du secondaire. Mais la Révolution culturelle vint détruire tous les ordres établis, y compris celui de l'enseignement. Et pourtant, ce que ces troubles ont apporté à notre génération du point de vue idéologique compense à mon avis la perte qu'a constituée l'impossibilité de poursuivre des études. Pendant cette période de bouleversements, en effet, les gens ont été contraints d'abandonner les superstitions et les préjugés qui encombraient leur cervelle et de remettre sans cesse en question leurs points de vue et leurs méthodes de pensée. Ainsi ont-ils pu analyser toute chose avec une réelle objectivité, ce qui est impossible en temps normal. (…….)
Au cours de la Révolution culturelle, dans presque toutes les unités où ont été déclenchées des luttes, des organes du gouvernement central jusqu'aux brigades de communes populaires, on a vu les masses opprimées s'opposer aux dirigeants oppresseurs. Dans la minorité de cas où des gens qui n'avaient pas été opprimés ont participé au mouvement. ils étaient néanmoins obligés de brandir l'étendard des opprimés. C'est la preuve que ces troubles n'ont pas été impulsés par le « Grand Timonier », mais qu'ils ont résulté, en fait des erreurs accumulées pendant des années par le gouvernement despotique du Parti. Il n'en est pas moins vrai que cette explosion de colère a pris la forme d'un culte du tyran et qu'elle a été dénaturée à un point tel que les gens luttaient et se sacrifiaient dans l'intérêt du gouvernement despotique. Cela montre, d'une part, l'aveuglement du peuple qui s'est mobilisé pour le combat et, d'autre part, l'emprise de la mentalité traditionnelle féodale sur son esprit. C'est ainsi que le peuple s'est retrouvé dans la situation étrange et absurde d'avoir à défendre le gouvernement même contre lequel il s'était dressé. Il s'est opposé au système hiérarchique qui l'asservissait, mais en brandissant l'étendard de ceux-là mêmes qui avaient créé ce système.
Il a demandé les droits démocratiques, mais en considérant la démocratie avec mépris, et il a cru pouvoir se laisser guider par l'idéologie des tyrans pour conquérir ces droits.
Pour finir, tout le monde se dit que la situation était insupportable, bien que cette conclusion fût l'aboutissement de points de vue très différents au départ. Mais chacun, tôt ou tard, sentit que le regard qu'il portait autrefois sur les choses était partial et qu'il fallait, dans une mesure plus ou moins grande, clarifier et réviser ce qu'il croyait.
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Les dix ans de Révolution culturelle ont profondément modifié la compréhension des gens. Ainsi le peuple stupide qui, en 1966, versait des pleurs en contemplant sur la place Tian'anmen celui qui lui avait volé la liberté, s'est retrouvé, en 1976, sur la même place, pour s'opposer courageusement à ce même homme.
L'expérience douloureuse de la Révolution culturelle a modelé une génération entière. Les gardes rouges, dont j'ai rejoint les rangs avec quelques dizaines d'amis au début de l'année 1966, formaient un groupe ardemment maoïste, mais aussi, et surtout, mécontent de la réalité présente. S'ils avaient été simplement des maoïstes, ils n'auraient pas été obligés d'adopter une attitude de « rebelles ». La plupart de ces gens étaient, comme moi, choqués par les inégalités sociales, et cela leur insufflait un esprit de sacrifice et une volonté de lutte qui en faisaient une force difficile à détruire.
Mais pourquoi cette force n'a-t-elle pas en fin de compte abattu le système social inégalitaire? Parce que les gens qui la constituaient avaient armé leur esprit d'une idéologie de la dictature. Ainsi, moi-même, j'étais à l'époque un fervent maoïste. Je trouvais tout à fait anormal que les belles idées contenues dans les œuvres de Mao, de Marx et de Lénine n'aient pas été réalisées, et que les dirigeants de mon école ne manifestent même pas la volonté de les mettre en pratique. Quand Mao Zedong nous dit que, pendant la période socialiste, la lutte des classes continuait et que les ennemis de classe s'étaient infiltrés dans les couches dirigeantes, nous en tirâmes la conclusion que toutes les inégalités et tous les malheurs venaient de ces ennemis de classe infiltrés et nous nous jetâmes à fond dans la lutte pour leur sauter au collet. Nous prêtions à ces méchants le même rôle que celui de Boukharine dans le film "Lénine en Octobre".
Pour toutes sortes de raisons, le mouvement des gardes rouges se développa rapidement et s'étendit à toute la Chine. Pour nous conformer aux directives de Mao Zedong, nous nous rendîmes dans tous les coins du pays afin d'échanger nos expériences et d'allumer le feu de la révolte.
Chaque fois que nous arrivions quelque part, nous entrions d'abord en contact avec les gens que nous connaissions, c'est-à-dire essentiellement les cadres de tous les échelons, pour comprendre la situation locale concernant les dirigeants et notamment la « clique au pouvoir ». Ensuite, nous allions dans les écoles et dans les entreprises pour inciter les gens à se révolter. Mais une fois la première ardeur passée, ce type de rébellion souleva une question dans notre esprit: notre action suggérait en effet que presque tous les « gens au pouvoir » étaient des salauds. Mais alors, c'était tout le pays, tout le Parti qui étaient corrompus!
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Cette conception ne correspondait pas à celle que nous avions au départ, et pourtant, si les dirigeants n'étaient pas tous mauvais, comment se faisait-il que dans pratiquement toutes les unités, les masses trouvaient d'excellentes raisons pour s'opposer à eux? Et selon ces raisons, c'étaient vraiment des salauds.
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Cette contradiction s'aggrava après notre retour à Pékin, lorsque nous découvrîmes que certains vieux cadres que nous connaissions bien étaient tous devenus des « dirigeants engagés dans la voie capitaliste ». Nous n'avions pourtant pas le sentiment qu'il s'agissait d'éléments anti-Parti et anti-socialistes, ni de comploteurs du type Boukharine. De plus, ils venaient de familles qui avaient souffert et ils s'étaient engagés très jeunes dans la révolution. Pour un adolescent de seize ans, tout cela était bien difficile à comprendre. Cette situation contradictoire provoqua des scissions au sein des organisations de gardes rouges. Dans mon école, par exemple, sur plus de quatre cents gardes rouges, une bonne centaine se retirèrent pour participer à d'autres organisations, et ceux qui restèrent se divisèrent en cinq ou six factions. Je trouvais la situation extrêmement compliquée et je sentais le besoin de l'éclaircir en me basant sur des faits concrets, capables de fournir une explication concrète de ces contradictions. J'emmenai alors les quelques camarades qui m'étaient le plus proches pour faire une enquête sociale. Qui eût dit que cette enquête se poursuivrait pendant de nombreuses années?
Nous partîmes en train pour aller dans une direction que nous n'avions pas prise lors des « échanges d'expériences »: le nord-ouest. Le train était archi-bondé. Il y avait toutes sortes de gens, la majorité prétextant des « échanges d'expériences » pour aller faire du tourisme.
Il s'agissait dans l'ensemble de « ploucs» ne comprenant rien à rien et ne cherchant pas a comprendre. Leur esprit s'était engourdi et ils n'avaient qu'un but dans la vie: s'amuser. J'avais ce genre de personnes en horreur.
Je soupçonnais l'homme d'âge moyen assis en face de moi d'en être un exemple. Il se prétendait en mission, mais j'avais remarqué qu'il utilisait un « billet d'échange d'expériences ». Comme nous en imposions par notre nombre et que nous étions des gardes rouges, il essaya par tous les moyens d'engager la conversation, mais je ne montrais aucun empressement à lui répondre. Quand nous eûmes dépassé Xi'an, le nombre de mendiants dans les gares devint très élevé. Lorsque j'en voyais, je leur tendais machinalement de la nourriture. Mon voisin d'en face me dit alors: « Ne leur donnez plus rien. Ce ne sont que d'anciens propriétaires terriens et paysans riches, ou tout au moins des paresseux; ça leur fait du bien d'avoir faim. » Je fus à moitié convaincu par son raisonnement, et suivis dans l'ensemble ses conseils. Parfois pourtant, en voyant des enfants, je ne pouvais m'empêcher d'avoir pitié d'eux et de leur donner quelque chose à manger.
Après Lanzhou, nous pénétrâmes dans le fameux "corridor du Gansu » (passage entre la chine et l’Asie centrale Mandchourie )
Le train s'arrêta incidemment dans une toute petite gare. C'était vraiment une très petite gare. je n'exagère pas. D'ailleurs. il n'y avait même pas de quai. C'est sans doute parce que très peu de gens descendent là et que les trains s'y arrêtent rarement.
Quand notre rapide fit halte, une nuée de mendiants accourut. Il y en avait devant presque tous les wagons. Je fus ému par la vue d'une femme au visage couvert de suie et dont le buste était couvert par une longue chevelure en désordre qui mendiait de la nourriture sous ma fenêtre avec quelques enfants d'une dizaine d’années.
Je me dis que les enfants étaient innocents et que la femme, même si elle venait d'une famille de propriétaires fonciers ou de paysans riches. n'avait sans doute jamais joui personnellement de ce statut. En lui donnant un peu à manger, je ne ferais pas vraiment preuve de « manque de rigueur dans ma conception de classe ».
Je tendis donc par la fenêtre quelques gâteaux achetés à la gare de Lanzhou. Comme le train était très haut et que les mendiants se trouvaient en bas du talus, l'écart était trop grand : il restait bien cinquante centimètres entre les gâteaux et leurs mains tendues. Je penchai alors le buste en dehors du wagon, mais rentrai aussitôt la tête, le bras dans le vide, car dans un éclair j'avais aperçu un spectacle que je n'aurai jamais imaginé ni cru possible auparavant.
La femme à la chevelure éparse était une jeune fille de dix-sept ou dix-huit ans qui n'avait rien d'autre pour se couvrir que ses cheveux. Son corps n'était recouvert que d'une couche de suie et de boue qui pouvait passer de loin pour un vêtement, et comme elle était mêlée à un groupe de petits mendiants entièrement nus, sa vue ne frappait pas particulièrement l'observateur distrait. Bien que je ne sois pas de ceux qui se cachent la tête dans le sable, je savais que j'avais devant moi une réalité, mais j'étais incapable de l'accepter. Ni la jeune fille ni les enfants ne remarquèrent mon geste et leurs supplications redoublaient de force. Je compris que, pour eux, le plus important c'était la faim, et je leur lançai mes gâteaux.
Des cris d'êtres humains en train de se battre pour de la nourriture montèrent du talus.
Le type en face de moi éclata d'un rire gras et satisfait à deux reprises. Il me dit d'un air averti: « Vous n'avez jamais vu ça? Ce n'est pas ce qui manque dans cette région. A chaque petite gare, il y a des filles comme ça.
Certaines ne sont pas mal du tout. Pas besoin d'argent, il suffit de leur donner à manger et elles font ce que vous voulez. » Je le remerciai intérieurement de me donner l'occasion d'exhaler ma colère et ma peine en le foudroyant d'un regard de mépris.
Mes yeux devaient être vraiment terribles, car il s'interrompit aussitôt et reprit d'un air embarrassé: « Si vous preniez souvent le train dans cette région, vous ne trouveriez pas ça étonnant. A toutes les stations, on peut en voir.
Évidemment, quand on y pense, c'est bien malheureux! » Ne voulant pas laisser voir mes sentiments à ce genre d'individu, je me tournai vers la fenêtre. Je vis la jeune fille dressée sur la pointe des pieds et les bras tendus, qui, sous ses cheveux pêle-mêle, me fixait d'un regard pitoyable et m'implorait avec anxiété dans un patois que je ne comprenais pas bien. Mais ce qu'elle voulait était clair: peut-être n'avait-elle pas réussi à s'emparer d'un gâteau, ou bien l'avait-elle donné à ses frères et sœurs? Quoi qu'il en fût, si je ne lui en redonnais pas, elle aurait faim.
Ma surprise et ma gêne du début étaient passées. Je pris tout le pain qui restait dans ma sacoche, et, me penchant complètement par la fenêtre, je le distribuai à ceux qui n'avaient pu avoir de gâteaux. Mais le pain que j'avais dans les mains ne suffisait pas à apaiser une pareille foule d'affamés, d'autant que les gens qui mendiaient des deux côtés du train commençaient à se rassembler sous ma fenêtre…Désolé, je m'apprêtais à rentrer la tête dans le wagon quand une voix dit à côté de moi: « J'ai des restes ici.»
Quand je me retournai, incrédule, pour regarder mon voisin d'en face, il ajouta d'un air gêné: « Moi non Plus, je ne peux pas finir tout ça ». et il me tendit quelques paquets de gâteaux secs. Je les répartis entre les mains tendues vers moi. Je vis qu'à d'autres fenêtres aussi, des gens se hâtaient de distribuer de la nourriture aux affamés, ce qui n'était peut-être pas sans rapport avec le brassard de garde rouge épinglé à mon bras...
Quand le train repartit, j'aperçus à nouveau la jeune fille et les enfants nus; beaucoup avaient déjà détourné leurs yeux ternis par la faim vers la nourriture qu'ils tenaient dans leurs mains.
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Pendant les deux jours de trajet qui suivirent, je ne pus détacher mes pensées de cette petite station anonyme. Était-ce là le fruit du régime socialiste? Ou était-ce la conséquence des actions d'une minorité de mauvais dirigeants? Si le responsable de cette région avait été un « camarade de combat» de mon père, j'aurais bien aimé savoir quel genre d'homme c'était. En tout cas, je pouvais affirmer que même battu à mort, un type comme ça n'aurait pas encore complètement payé sa dette. En même temps, je pensais que connaître la situation dans les villes et celles des couches supérieures ne suffisait pas, et que, pour connaître le vrai visage de cette société, il fallait comprendre ce qui se passait dans ses couches les plus basses.
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C'est dans ce but que j'emmenai mon camarade le plus proche visiter les unités de base d'un corps de construction de l'armée. Ce qui retenait notre attention, c’était moins ce qu'on y produisait et en quelle quantité, que la façon de vivre des diverses personne qui s’y trouvaient et leur attitude face à l’existence qu'elles menaient. Partout où nous allions, nous mous arrangions pour nous faire le plus d'amis possible.
Grace à notre attitude chaleureuse et sincère, nous nous en fîmes beaucoup parmi les « jeunes instruits »les soldats démobilisés et les « vieux droitiers » Si nous découvrîmes que si chacun avait ses propres objectifs, sa propre expérience et ses propres problèmes, tous partageaient la même attitude devant leur condition présente: le mécontentement.
Les « jeunes instruits » et les soldats démobilisés avaient tous le sentiment d'avoir été trompés et une « vieille droitière », avec qui nous fîmes connaissance, nous avoua qu'elle n'aurait jamais imaginé, quand elle était entrée au Parti, que celui-ci serait un jour contrôlé par des individus aussi cruels et inhumains que ceux qui détenaient maintenant le pouvoir.
De tels propos nous choquaient beaucoup au début, et nous en déduisions qu'elle méritait bien son étiquette de« droitière ». Mais, d'une part, nous étions habitués à écouter patiemment toutes sortes de points de vue, et d'autre part. elle s'exprimait à travers de nombreuses histoires concrètes, y compris la sienne, ce qui lui donnait une autorité difficile à réfuter et suscitait chez moi un grand intérêt. De son côté, elle paraissait très satisfaite de l'occasion que nous lui donnions d'exprimer ses pensées intimes, si bien que nous devînmes rapidement d'excellents amis.
Elle avait été journaliste à l'agence Chine nouvelle, et elle avait été mariée à Shi Shaohua. On l'avait déportée au Xinjiang en tant que « droitière », et comme les talents manquaient, on lui avait donné un poste de journaliste et de rédactrice à la 2ª Division agricole de Korla. Elle nous fit connaître beaucoup de gens misérables de la région, dont le président de l'Association des paysans pauvres du district de Korla, un Ouïghour. En ressortant de chez lui, j'avais l'impression d'avoir fait un bond de vingt ans en arrière. On se serait cru dans une de ces maisons de paysan pauvre décrites dans les romans qui parlent d'avant la « Libération ». La seule différence, c'est qu'il employait à tout bout de champ les mots « révolution » et « révisionnisme», comme s'il tenait à nous rappeler que nous étions en 1966, et non en 1946.
(….)
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J'arrivai à la campagne au moment de la « Purification des rangs de classe » et autres mouvements qui coïncidaient avec un culte effréné de la personnalité de Mao Zedong. Face à cette extension progressive de la lutte des classes, beaucoup de ceux qui s'étaient toujours tenus fermement aux côtés du parti maoïste se retrouvèrent dans le camp des victimes. Je me posai alors la question: « La lutte des classes est-elle vraiment si grave que ça? » Et je pensai naturellement : « Puisque les anciens propriétaires fonciers et paysans riches n'ont plus de statut économique particulier depuis la Libération, le seul point commun qui pourrait les unir en une classe, c'est leur situation d'opprimés. Mais les ouvriers et les paysans ordinaires n'ont ni le droit ni le besoin de les opprimer. » D'après la théorie marxiste, en effet, « c'est le statut économique qui crée la classe »; or, de nos jours, les anciens propriétaires fonciers et les simples ouvriers et paysans ne sont-ils pas devenus les membres d'une même classe? En revanche, les cadres qui possèdent le pouvoir et dont le statut político-économique est de loin supérieur à celui des ouvriers et des paysans ne forment-ils pas à présent, eux aussi, une classe? Dans la vie courante, j'avais toujours ressenti l'incompatibilité absolue entre ces deux catégories sociales, mais ce n'est que par une réflexion théorique, fondée sur la méthode de l'analyse de classe marxiste, que je pris conscience du problème. Cette façon de voir me procura la sensation agréable de sortir enfin d'un rêve et, en même temps, d'être entouré de ténèbres. Je ressentis alors profondément l'incertitude de toutes mes anciennes conceptions et théories ainsi que le besoin de tout repenser et remettre en cause. Je profitai du calme de la campagne pour lire intégralement les classiques de Marx, Engels, Lénine et Staline. Ceux qui m'inspiraient le plus de confiance étaient Marx et Engels. Leurs théories me semblaient posséder un caractère scientifique beaucoup plus élevé que celles des autres. De Lénine, je n'aimais que L'État et la Révolution, et surtout le passage sur la démocratie prolétarienne.
A cette époque, je fus profondément frappé par les «traces du Grand Bond en avant » visibles dans notre village, et par les « souvenirs du vent communiste » que l'on me rapporta. Les paysans parlaient souvent du Grand Bond et ils en parlaient comme d'une apocalypse à laquelle ils étaient heureux d'avoir survécu. Je ne pouvais m'empêcher d'éprouver un grand intérêt pour ce sujet, et je m'enquérais fréquemment de détails précis, si bien que peu à peu j'en vins à penser, moi aussi, que les « trois années de catastrophes naturelles » avaient été en fait le résultat d'une politique erronée.
Les paysans racontaient, par exemple, qu'à l'époque du « vent communiste » de 1959-1960 on ne récoltait pas le riz mûr car les gens, en état d'inanition, n'en avaient pas la force. Beaucoup étaient morts de faim en regardant les grains de riz tomber dans les champs au gré du vent.
Une fois, j'avais été invité avec un parent à quelques" li " de chez nous, et, en chemin, nous passâmes près d'un village désert dont toutes les maisons avaient perdu leur toit. Seuls restaient les murs de terre. Je pensai que c'était un village abandonné pendant le Grand Bond, à l'époque des regroupements, et je demandai à mon parent: « Pourquoi est-ce qu'on n'abat pas les murs pour faire des champs? » Il me répondit : « Mais toutes ces maisons ont des propriétaires. Comment pourrait-on les abattre sans leur demander leur avis? » Je ne pouvais croire que ces maisons fussent habitées. « Bien sûr qu'elles ne sont pas habitées! Tous les gens de ce village sont morts de faim pendant le " vent communiste "! En tout cas, aucun n'est revenu depuis. C'est pourquoi on a partagé leurs terres entre les équipes de production voisines, mais à l'époque on a pensé que certains reviendraient peut-être, si bien qu'on n'a pas partagé les terrains d'habitation. Maintenant, après tant d'années, j'ai bien peur qu'aucun ne revienne jamais. »
Juste à ce moment, nous longions le village désert. Les rayons lumineux du soleil éclairaient l'herbe vert de jade qui poussait entre les murs de terre et, en accentuant le contraste avec les champs bien ordonnés alentour, rendaient le paysage encore plus désolé. J'eus alors l'impression de voir surgir de ces herbes folles une scène évoquée devant moi au cours d'un banquet: celle de familles échangeant leurs enfants pour les manger. Je voyais le visage affligé de ces pères et de ces mères qui avaient mâché la chair d'enfants troqués contre leur propres fils et leurs propres filles, et ce fut comme si les gamins qui faisaient la chasse aux papillons dans les champs de riz étaient la réincarnation de ces gosses dévorés par leurs parents. J'avais pitié des seconds plus encore que des premiers. Qui les avait obligés à offrir a d'autres des enfants que, de toute façon, ils n'avaient aucune chance de sauver? Qui les avait forcés à avaler, dans les larmes et la douleur de tous. cette chair humaine qu'ils n'auraient jamais imaginé devoir un jour goûter? C'est alors que je compris qui était ce bourreau. « tel que le monde en plusieurs siècles et la Chine en plusieurs millénaires n'en ont produit qu'un seul»:
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Song Binbin princesse rouge a participé le 5 aout 1966 au lynchage et meurtre de sa directrice d’école Bian Zhongyun membre du parti et première victime des « séances de lutte »publiques.
Mao Zedong. C'est lui et ses adeptes qui, par leur système et leur politique criminels. ont contraint ces parents abrutis par la faim à échanger la chair de leur chair pour apaiser les cris de leurs entrailles. C'est Mao Zedong qui, pour racheter le crime qu'il venait d'accomplir en assassinant la démocratie a lancé le « Grand Bond en avant » et obligé d'innombrables paysans au cerveau brouillé par la faim à abattre à coups de pioche leurs anciens compagnons et à se repaître de leur chair et de leur sang pour sauver leur propre vie. Ce n'étaient pas eux les bourreaux, mais bien Mao Zedong et ses partisans.
Je compris alors seulement d'où Peng Dehuai* avait tiré la force de s'opposer au Comité central dirigé par Mao, et aussi pourquoi les paysans détestent tant le « communisme» et pourquoi ils n'ont pas admis que l'on attaque les « trois libertés et une garantie » de Liu Shaogi.
Tout simplement parce qu'ils ne veulent plus avoir à assassiner leurs compagnons pour les manger, parce qu'ils veulent vivre. Voilà des raisons plus décisives que n'importe quelle idéologie.
Certains croient que dans les circonstances sociales de l'époque, celui qui osait penser : « Mao Zedong est un bourreau » devait soit trembler de peur, soit devenir fou de joie. Pour moi, j'ai accepté cette idée avec beaucoup de naturel et de calme. En effet, tout ce que j'avais vu m'enseignait que les choses étaient ainsi et qu'elles ne pouvaient être qu'ainsi. Ce que je ne comprenais pas. c'est pourquoi l'on continuait à chanter les louanges du bourreau et à lui jurer protection jusqu'à la mort.
L'armée et la police n'étaient-elles pas composées de paysans. d'ouvriers et de leurs enfants?
En plus d'un an passé à la campagne, j'ai vu de mes yeux comment la théorie maoïste de la lutte des classes était appliquée dans la pratique; pendant mon service militaire, j'ai compris pourquoi cette théorie devait imprégner jusqu'au plus petit recoin de la vie des gens. C'est que Mao Zedong s'appuyait justement sur cette division du peuple en groupes d'intérêt « imaginaires », pour empêcher les masses de voir où étaient leurs véritables intérêts et les pousser à s'entre-tuer au nom d'objectifs qui non seulement ne leur étaient pas profitables, mais leur étaient même néfastes. C'est par cette méthode qu'il a obtenu le soutien du peuple innombrable qu'il opprimait et trompait, qu'il a pu cacher sous le masque d'un dirigeant populaire son vrai visage de bourreau.
* En 1959, au plénum de Lushan, le maréchal Peng Dehuai fut un des rares dirigeants chinois à oser dénoncer les excès meurtriers du Grand Bond en avant. Cela lui valut d'être démis de ses fonctions et traîné dans la boue par un parti dont le dirigeant suprême Mao Zedong avait été son compagnon de lutte depuis trois décennies.
Après le Grand Bond en avant, en 1962, la désorganisation de la production était telle que le Parti fut obligé de faire marche arrière et d'accorder certaines concessions aux paysans. les « trois libertés et une garantie » (Sanzivibao). Pendant la Révolution culturelle, cette politique. dont le principal artisan avait été Liu Shaoqi fut très violemment dénoncée et critiquée.
De nouveau à l'honneur aujourd'hui, elle consistait à « étendre les parcelles individuelles et les marchés libres. multiplier les petites entreprises assumant l'entière responsabilité de leurs profits et de leurs pertes, et fixer les normes de production sur la base de la famille ».
- Extrait de : "Mon développement intellectuel de seize à vingt neuf ans » 1ère partie de W. Jingsheng, publié en 1980 dans le mensuel de Hong Kong « Zhongbao » Le Centre.
- Repris in « Procès politiques à Pékin de V.Sidane et W.Zanafoli. PCM/Maspero 1981.
Véritable guerre civile en 1967, les mouvements de Garde Rouge taxés de "gauchisme" furent éradiqués par l'armée de Lin Biao en 1968.
Décimés, arrêtés, ce fut le début des envois de "jeunes urbains" à la campagne pour la rééducation par le travail agricole. Wei Jingsheng y échappa en s'engageant dans l'armée populaire. Il quitte l'armée peu après en 1973 et occupe le poste d'ouvrier électricien au zoo de Pékin. Il bénéficie des sessions de rattrapage organisées par le gouvernement pour entrer à l'université. Il postule pour un poste de chercheur à l'Institut des minorités section Tibet. Sa fiancé Ping Li étant thibétaine.
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Wei Jingsheng en 1978 écrit sur le « Mur de la démocratie » de Pékin en réponse aux « Quatre Modernisation » mouvement initié par Deng xiaoping et Chou Enlaï.
Il rédigea un dazibao célèbre appelé la « Cinquième modernisation » où il réclamait l’ouverture politique et la démocratie.
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Dazibao
Par sa position de chercheur à l’institut des Minorités, il fut à même de divulguer et de dénoncer les conditions inhumaines d’incarcération du 10eme Panchem Lama à la prison de Qincheng. Il s’engagea très tôt contre la sinisation du Tibet et l’éradication des cultures périphériques.
Condamné à plusieurs reprises: en 1979 à quinze ans de prison; relâché puis de nouveau arrêté en 1994 pour son travail sur le massacre de Tienammen et condamné à 14 ans de prison supplémentaire.
Depuis sa prison, il écrivit de nombreuses fois à Deng Xiaoping. En 1994 ces lettres furent clandestinement exfiltrées au Japon puis traduites en anglais et publiées dans la presse américaine.
Le 6 octobre 1983, à l’isolement dans le quartier n°1 de la Prison de Pékin, il est malade et perd ses dents ..il lui est interdit de parler à ses gardes.
Il écrit:
Dear Deng Xiaoping,
Unless I write a letter admitting that I'm in the wrong, kowtowing before you, there's no way I'll be let out of this prison until I'm at death's door. I won't even be allowed to go to the hospital. . . . I'm always told: "First solve the problems in your political thinking, then solve other problems."
So it looks as if you're really saying that I've got to change my way of thinking to get medical care. But anyway, I'll set aside for now the question of whether that's really what you mean.
I hear that if I can just change my way of thinking, Your Lordship might even stoop to grant me mercy. Now, of course people's thinking is always subject to change, but if you're asking me to change my basic values, well, my ideas are the fruit of long-term hardship and reflection, and you're asking too much. . . .
You think I can lie so lightly? If you want to be irresponsible, that's your problem. But I refuse to be that way. For the sake of the nation, I will follow my conscience.
Cher Deng Xiaoping,
Si je n'écris pas une lettre reconnaissant mon tort et ne m'inclinant pas devant vous, je ne pourrai pas sortir de prison avant d'être à l'article de la mort. Je n'aurai même pas le droit d'aller à l'hôpital… On me dit toujours : « Résolvez d'abord vos problèmes de pensée politique, puis les autres. »On dirait donc que vous voulez dire que je dois changer ma façon de penser pour obtenir des soins médicaux. Mais bon, je laisse de côté pour l'instant la question de savoir si c'est bien ce que vous voulez dire.J'ai entendu dire que si je pouvais simplement changer ma façon de penser, Votre Seigneurie pourrait même s'abaisser à m'accorder sa clémence. Bien sûr, la pensée des gens est toujours sujette à changement, mais si vous me demandez de changer mes valeurs fondamentales, eh bien, mes idées sont le fruit d'une longue réflexion et d'épreuves, et vous en demandez trop…Vous pensez que je peux mentir aussi facilement ? Si vous voulez être irresponsable, c'est votre problème. Mais je refuse d'être ainsi. Pour le bien de la nation, je suivrai ma conscience.
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Le 6 juillet 1987:
Dear Deng Xiaoping,
. . . Your problem is that you have too much ambition, too little talent, and you're narrow-minded. Mixing these elements together in a person with as much power as yourself can have only bad results -- for you and for China. My problem is that I have little ambition and no particular talent, but at least I'm wide open to different ideas.
Cher Deng Xiaoping,
… Votre problème, c’est que vous avez trop d’ambition, pas assez de talent et que vous êtes borné. Mélanger ces éléments chez une personne aussi puissante que vous ne peut avoir que des conséquences néfastes – pour vous comme pour la Chine. Mon problème, c’est que je n’ai pas beaucoup d’ambition et pas de talent particulier, mais au moins, je suis très ouvert à d’autres idées.
Célèbre et malade, Wei Jingsheng est libéré en 1997 puis expulsé aux États Unis grâce à la pression internationale et l'intervention personnelle de Bill Clinton auprès des dirigeants chinois.
La dissidence chinoise en générale, les luttes des étudiants de 1979 et de 1989, le mouvement de la Charte 08 ( manifeste du 10 décembre 2008) de Liu Xiabo† (prix Nobel de la Paix) même la révolte des parapluies de Hong Kong ont une filiation certaine avec le dazibao de la cinquième modernisation écrit par Wei Jingsheng.
鬥爭仍在繼續